Les effets sociaux de la crise actuelle sur le marché du travail chinois : un choc considérable, une réponse vertigineuse

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Ce texte est, pour l’essentiel, une revue de l’enquête publiée en de nombreux articles dans le Global Times. Il tente de remettre en perspective les éléments contenus dans ces articles que ce soit en explicitant des concepts considérés comme connus par la presse chinoise ou en replaçant les données dans leur contexte en les comparant à d’autres grands agrégats macro-économiques pour mieux visualiser ce qu’elles représentent. L’enquête ici synthétisée montre l’ampleur du choc que connait la Chine (plus de 70 millions de personnes qui ont perdu leur emploi). Si les industries exportatrices apparaissent relativement peu touchées, les travailleurs migrants et les indépendants (les deux catégories pouvant se confondre et se renforcer) apparaissent particulièrement touchés. La réponse du gouvernement chinois est considérable puisque 3 700 milliards de dollars ont été débloqués pour l’assurance-chômage et les minima sociaux, soit 27 % du PIB.

 

Le recul du PIB chinois au premier trimestre 2020 est inédit (-6,8 %). Les commentateurs occidentaux s’inquiètent et se réjouissent à la fois du ralentissement chinois. L’inquiétude première des autorités chinoises ne porte cependant pas sur le ralentissement voire le recul du PIB, mais sur ses effets sur l’emploi. Les aides aux chômeurs et aux chômeuses concentrent l’essentiel des efforts du gouvernement, bien plus que les entreprises en elles-mêmes. Il s’agit en effet pour la République populaire de Chine moins de soutenir les entreprises qui sont jugées globalement saines et capables d’absorber la crise, que de soutenir leur réorientation vers le marché intérieur et notamment vers l’Ouest du pays. Faisant de nécessité vertu, le gouvernement de la République populaire entend mettre à profit la crise pour stopper l’hémorragie démographique des provinces de l’Ouest en (re)fixant la main-d’œuvre dans ces provinces. Il s’agit alors de permettre aux travailleurs et travailleuses d’absorber la crise le temps de cette réorientation.

Le marché du travail chinois avant la crise : un système social résilient pour absorber la crise mais insuffisamment développé pour certaines catégories de travailleurs et de travailleuses

Taux de chômage restreint ou taux de chômage élargi : d’une difficulté statistique aux conséquences politiques

Depuis le début de la crise sanitaire du covid-19, les experts chinois estiment que le nombre de personnes ayant perdu leur emploi a augmenté de plus de 70 millions (entre 70 et 80 millions selon les estimations officielles)[1], ce qui représente entre 9 % et 10 % de la population active du pays (807 millions de personnes[2]). Ce nombre est bien supérieur aux statistiques du chômage qui font état d’un nombre de chômeurs et chômeuses enregistrées supplémentaires qui s’élève à 30 millions de personnes (soit 3,8 % de la population active). Ces nouveaux et ces nouvelles inscrites viennent s’ajouter au stock de 12 millions de chômeurs et de chômeuses enregistrées dans le pays avant la crise sanitaire. En d’autres termes, le taux de chômage réel du pays s’élève désormais à 5,4 % (42 millions de personnes)[3] et le nombre de personnes sans emploi ou ayant perdu leur emploi est compris entre 12 % et 13 % (voir Tableau 1).

L’écart entre le taux de chômage au sens restreint et le taux de chômage élargi souligne à la fois le caractère inachevé de l’assurance-chômage, les difficultés statistiques à saisir une part du chômage et la capacité de l’économie chinoise à absorber une part des destructions d’emplois. Une grande partie de l’écart provient du fait qu’une partie des personnes ayant perdu leur emploi ne se retrouve pas au chômage, mais bénéficie des solidarités familiales et villageoises qui leur permettent de conserver une activité, notamment en retournant à la terre. Ces personnes subissent néanmoins un recul (souvent substantiel) de leur revenu. De ce fait, il convient de les intégrer au taux de chômage. Cet écart à une incidence politique immédiate pour le gouvernement de la République populaire : si un renforcement de l’assurance-chômage apparaît nécessaire, les minima sociaux visant à faire face à la baisse des revenus d’une partie des actifs en emploi l’est encore plus.

Tableau 1 – Taux de chômage restreint et élargi de la République populaire de Chine

 Stock de chômeurs et de chômeuses en décembre 2019Nouveaux chômeurs et chômeuses enregistréesPersonnes ayant perdu leur emploi non-enregistrées auprès de l’assurance chômage
Nombre (en mio)123040 à 50
Part de la population active (%)1,5(1)3,85,1 à 6,4
Part cumulée (%)1,5(1)5,410,5 à 11,8

Source : Bureau national des statistiques, données annuelles pour le stock, mensuelles pour le flux ; Collectif de reporters du GT, « Is China’s job market facing risk of social instability », Global Times, 27 avril 2020, pp. 1-2, pour l’estimation du nombre de personnes ayant perdu leur emploi.

1) Le taux de chômage a été recalculé par rapport à la population active chinoise (807 millions). Le taux de chômage officiellement fourni par le Bureau national des statistiques s’élevait à 3,1 % de la population active salariée (395 millions) qui exclue donc la population active paysanne (209 millions), les indépendant∙es (142 millions) et les fonctionnaires du gouvernent central et des gouvernements provinciaux, les enseignant∙es et le personnel médical (61  millions). Les chiffres fournit entre parenthèses datent de 2017, dernière année disponible.

L’assurance-chômage chinoise : une construction encore incomplète et modeste

Même en ne considérant que les chômeurs et chômeuses au sens de l’assurance-chômage chinoise, cela représente une élévation considérable de leur nombre. En 2008-2009, leur nombre n’avait ainsi augmenté « que » de 20 millions La population urbaine au chômage aurait ainsi bondi de 3,62 % en décembre 2019 à 5,9 % à la fin mars 2020, soit une augmentation de plus de 11 millions.[4]. L’assurance-chômage apparaît cependant bien mieux armée qu’en 2008-2009 pour faire face à cette augmentation, puisque le montant des cotisations a triplé au cours de ces dernières années, atteignant la somme de 582 milliards de yuans (soit 82 milliards de dollars)[5].

Malgré cet effort conséquent, l’assurance-chômage demeure largement incomplète. En 2019, sur les 12 millions de chômeurs et de chômeuses enregistrées par l’assurance-chômage, seuls 2,2 millions bénéficiaient d’indemnité, soit 18 % du total. Ce chiffre reflète le fait que plus de la moitié de la population active salariée est employée dans des entreprises qui ne cotisent pas à l’assurance-chômage (207 millions sur les 395 millions de salarié∙es) Si l’on y ajoute la paysannerie, les fonctionnaires, les indépendantes et indépendants, mais aussi les salarié∙es de TPE, l’assurance-chômage ne couvrent que 23 % de la population active chinoise. En outre, le montant moyen des allocations-chômage demeure limité. Elles ne s’élèvent en effet qu’à 1 815 yuans (257 $ ou 909 $ en parité de pouvoir d’achat), une somme à comparer aux 6 868 yuans du salaire moyen chinois.

À ces allocations qui dépendent de cotisations, s’ajoutent les minima sociaux qui sont versés à l’ensemble des ménages les plus pauvres. Les niveaux de revenus qui ouvrent droit à ces minima sont cependant extrêmement modestes et varient très fortement d’une province à l’autre (de 337 yuans dans le Ningxia à 1 160 yuans à Shanghai).

Une crise qui touche largement les catégories non-couvertes par l’assurance-chômage.

Quatre catégories de travailleurs et de travailleuses sont particulièrement touchées par la crise actuelle : (1) les « travailleurs et travailleuses migrantes », c’est-à-dire dont la résidence principale est enregistrée dans une zone rurale mais qui travaillent en ville, souvent dans une autre province ; (2) les travailleurs et travailleuses indépendantes, ou des très petites entreprises ; (3) les salarié∙es des secteurs exportateurs, particulièrement touchés par le ralentissement de l’ensemble de l’économie mondiale ; et (4), quoique ce groupe soit numériquement bien plus petit, les jeunes diplômé∙es.

Parmi ces quatre catégories, trois ne sont pas couvertes par l’assurance-chômage : les jeunes diplômé∙es, par définition car ils n’ont pas cotisé, les « indépendants » et les salarié∙es des TPE, ainsi que l’immense majorité des travailleurs et travailleuses migrantes. Ce terme de travailleurs et travailleuses migrantes (民工, míngōng) est cependant trompeur pour un lecteur ou une lectrice occidentale si on le rapproche de des migrants internationaux arrivant en Europe, a fortiori sans papier, travaillant au noir et exploités hors de toute mesure. Il est tout à fait légal en Chine de se déplacer d’une province à l’autre et d’y trouver du travail : néanmoins, le système social dépend de la province de résidence déclarée, or il n’est pas possible de changer sa déclaration de résidence de manière automatique : le droit de déclarer sa résidence dans une zone urbaine dépend de l’obtention d’un permis de résidence (户口, hùkǒu) qui jusqu’à récemment était accordé de manière restreinte.

En attendant cette suppression définitive, les « travailleurs et travailleuses migrantes » qui persistent ne bénéficient pas de l’intégralité du système social quand ils travaillent dans une autre province. Ainsi, s’ils y résident avec l’ensemble de leur famille sans être enregistrés, leurs enfants ne bénéficient pas de l’éducation gratuite. La majorité d’entre eux effectuent cependant des aller-retours entre la ville où ils travaillent et la campagne où se trouvent leur famille[6]. Pour les entreprises, cela permet de payer moins de cotisations sociales à ces travailleurs et travailleuses qui ne sont pas enregistrées auprès de la Sécurité sociale de la province où ils travaillent. Comme le résume Jean-Claude Delaunay, « avec la politique de réforme et d’ouverture [décidé par Deng Xiaoping en 1978 et dans laquelle se trouve encore la République populaire], l’accumulation primitive fut réalisée « sur le dos des ouvriers », qui sont des paysans de très fraiches dates »[7]. Cette phase semble cependant désormais achevée et le système du hùkǒu est actuellement en cours d’assouplissement progressif. 100 millions de travailleurs et de travailleuses migrantes ont ainsi reçu un permis de résidence urbain en 2019[8] avant sa suppression de facto prévue pour 2020[9].

Les trois parties de cette note examinent successivement la situation des trois premières catégories, les migrantes et les migrants ruraux, les indépendants et les salarié∙es des TPE, puis les salarié∙es des secteurs exportateurs. La catégorie des jeunes diplômé∙es n’est pas analysée, faute d’un nombre suffisant de statistiques disponibles à ce sujet. Elle est néanmoins cruciale pour comprendre l’état du marché du travail chinois et que ses difficultés étaient antérieures à la crise du covid-19 qui agit comme un révélateur.

Dans la période précédente, le taux de chômage diminuait constamment. Entre fin 2018 et fin 2019, il avait ainsi diminué de 0,2 points de pourcentage (soit quand même près de 4 millions de personnes sur un total de 16 millions en 2018 !). Ainsi, on pourrait en conclure que le retournement du marché du travail chinois est entièrement conjoncturel et lié à la crise sanitaire. Néanmoins, des signes de retournement se faisaient jour depuis 2 ans. Les difficultés d’insertion des jeunes diplômé∙es du supérieur croissent ainsi depuis 2017 : leur taux d’emploi un an après leur entrée sur le marché du travail passant de 91,9 % à 90,5 %, lié au ralentissement de la croissance chinoise[10]. Après un léger rebond en 2017, la croissance est repartie à la baisse, tout en demeurant élevée (voir graphique 1). De ce fait, on observe un allongement rapide de la durée d’étude, les étudiantes et les étudiant retardant leur entrée sur le marché du travail[11].

Figure 1 – Taux de croissance du PIB de la République populaire de Chine (199-2020)

Source : Banque mondiale, données provisoires pour 2019, estimation pour 2020.

Les travailleurs et travailleuses migrantes

70 % des 70 à 80 millions des emplois détruits (soit entre 49 et 56 millions) étaient occupés par des travailleurs et des travailleuses rurales (a contrario, cela signifie qu’entre 21 et 24 millions ont leur lieu de résidence principal enregistré en ville). Cette augmentation est nettement supérieure au nombre de chômeurs et de chômeuses enregistrées officiellement dans les statistiques (et donc ayant droit aux allocations chômage) car quand ces travailleurs et travailleuses migrantes se retrouvent au chômage, ne bénéficiant pas du système d’allocation chômage, ceux-ci ne sont donc pas comptés, ce qui correspond aussi à un état de fait : ces travailleurs migrants disposent souvent d’un lopin de terre à la campagne. Quand ils ne retrouvent pas d’emploi en ville, ils retournent donc participer à la production agricole à la campagne, d’ordinaire pris en charge par le reste de la famille, souvent l’épouse restée à la campagne pendant que le mari part s’embaucher à la ville, parfois les parents.

Les travailleurs et travailleuses rurales représentent 351 millions des 781 millions d’actifs que compte la République populaire de Chine. Parmi ces 351 millions, 150 millions sont des travailleurs et travailleuses migrantes, dont 10 millions travaillent dans les services (hôpitaux et commerce notamment, dont 3 millions pour les plateformes de livraison), 60 millions dans la construction et 80 millions dans l’industrie[12]. Ces 150 millions de travailleurs ruraux, soit près de la moitié du total, travaillent généralement dans les centres urbains, loin de leur lieu de résidence déclaré, souvent dans une autre province.

Des travailleurs et des travailleuses migrantes particulièrement précaires et menacées de paupérisation

Le revenu moyen des travailleurs et travailleuses rurales s’élève à 3 962 yuans par mois (560 $ ou 1 982 $ en parité de pouvoir d’achat [PPA]), mais cache des disparités importantes. Le revenu moyen des travailleurs et travailleuses rurales migrantes travaillant en ville sont estimés à 5 000 yuans par mois (700 $ ou 2 477 $ en PPA), ce qui donne un revenu moyen de 2 275 yuans (321 $, 1 136 $ PPA) pour les travailleurs ruraux employés dans leur zone de résidence. Même à 5 000 yuans par mois, cela demeure bien inférieur au moyen national qui s’élève à 6 868 yuans (970 $ ou 3 432 $ en PPA)[13], mais bien supérieur au taux de pauvreté absolue, fixé à 192 yuans (27 $ ou96 $ en PPA). Ce seuil peut paraître ridiculement bas en l’on pourrait croire que le chiffre n’a pas été réévalué depuis des années de sorte qu’il ne concerne personne, mais 17 millions de ruraux, soit 6 % des travailleurs et travailleuses rurales, vivent encore sous ce seuil et, il n’y a pas si longtemps, en 2012, c’était encore 99 millions, soit 28 % de la population rurale d’alors[14]. Cela illustre la pertinence persistante de ce seuil, même s’il devrait être prochainement réévaluer du fait de la quasi-extinction de la pauvreté la plus absolue.

L’effet de la fermeture des entreprises a particulièrement touché ces travailleurs et travailleuses rurales travaillant en ville, car ces dernier∙es se sont retrouvés bloqués en ville, attendant de savoir si l’activité reprendrait ou non. Sans revenu mais devant faire face à des frais de logement et d’alimentation, ces travailleurs ont accumuler des dettes dans la période. La presse reporte ainsi des cas de migrant∙es qui non seulement n’ont rien gagné, mais ont accumulé des dettes s’élevant à près de 8 000 yuans (1130 $ ou 3 999 $ en PPA) au cours des trois derniers mois[15].

Les réponses du gouvernement : renforcement de la lutte contre la pauvreté et du développement industriel des zones et provinces rurales

Face à la situation, le ministère des Affaires sociales a annoncé le 10 avril 2020 le déblocage de 18 800 milliards de yuans d’aides extraordinaires (2 600 milliards de dollars) pour les ménages dont le revenu a diminué sur la période. Les droits aux allocations chômage ont aussi été étendus, représentant un coût supplémentaire de 9 300 milliards de yuans (1 113 milliards de dollars).

5,9 millions de travailleurs et travailleuses rurales n’ayant pas retrouvé de travail en ville ont en outre pu bénéficier de la gratuité des transports pour rentrer sur leur lieu de résidence. L’espoir du gouvernement réside dans l’accélération des politiques de rééquilibrage régional (entre l’Est développé et l’Ouest), mais aussi entre les centres urbains et les zones rurales pour permettre à ces travailleurs et travailleuses rurales de trouver un emploi correctement rémunéré sur leur zone de résidence.

Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, le gouvernement chinois entend profiter de ce grand retour des travailleurs et travailleuses rurales dans leur province et village d’origine, pour accélérer les efforts enclenchés pour permettre à ces travailleurs et travailleuses de gagner un revenu décent dans leur province d’origine.

Le ministère de l’Agriculture et des Affaires rurales a ainsi annoncé jeudi 30 avril que les investissements du gouvernement allaient augmenter pour permettre à ces travailleurs et travailleuses de retrouver un emploi dans les projets d’infrastructures en zone rurale ou dans la modernisation de l’agriculture et de l’industrie agro-alimentaire[16]. L’arrivée au pouvoir de Xi Jinping a en effet marqué un tournant dans la lutte contre la pauvreté. Prenant acte de la disparition prochaine de la pauvreté la plus absolue, le gouvernement concentre désormais ses efforts essentiellement sur les zones rurales et zones urbaines, voire entre les provinces encore majoritairement rurales de l’Ouest et les provinces urbanisées de l’Est. Au niveau national, cela repose sur la mise en place de projets industriels spéciaux et d’aides financières à l’industrie, mais aussi par l’envoi de fonctionnaires centraux dans les zones concentrant la pauvreté. Les plans ciblés mis en place par l’administration de Xi Jinping s’inscrivent dans la planification écologique nationale et reposent notamment sur l’emploi de la main-d’œuvre locale dans la préservation et le développement de l’environnement. Institutionnellement, cela repose sur la création de coopératives.

Les travailleurs et travailleuses indépendants

Les travailleurs et travailleuses indépendantes, au sens de propriétaire de leur affaire (ce qui exclut les travailleurs et travailleuses de plateforme dans les statistiques chinoises) représentent 80 millions de personnes (voir Tableau 2). Les statistiques chinoises intègrent dans cette catégorie, les chef∙fes d’entreprises qui travaillent et ont moins de 5 employés. À ces 80 millions de travailleurs et travailleuses indépendantes s’ajoutent alors 200 millions de salarié∙es. Ceux-ci sont d’ordinaire comptés parmi les salarié∙es d’entreprises privées (et couverts par la sécurité sociale). De ce fait la précision apportée par l’enquête du Global Times est riche d’enseignements et permet de préciser quelle part des près de 400 millions de salarié∙es des entreprises privées est pleinement prise dans des rapports de production de type capitaliste (203 millions) et quelle part est employée dans des TPE (200 millions)[17].

Tableau 2 – Répartition de l’emploi dans les différents types d’entreprise

 Emploi (mio)Part dans la population active (%)Part cumulée (%)
Fonctionnaires (1)9011,1511,15
Entreprises d’État202,4713,63
Entreprises collectives40,5014,13
Coopératives10,1214,25
Paysans20925,9040,15
Indépendants809,9150,06
Salariés des indépendants20024,7874,84
Entreprises capitalistes(2)20325,15100
Total807100100

Source : Bureau national des statistiques pour les catégories « fonctionnaires », « entreprises d’État », « entreprises collectives », « coopérative » et « paysans » ; Ma Jingjing & Chu Daye, « Self-employed seek lifeline », Global Time, 30 avril 2020, pp. 12-13 pour la catégorie « indépendants » et « salariés des indépendants » ; calcul de l’auteur pour la part résiduelle des entreprises capitalistes.

(1) La catégorie « fonctionnaires » est entendue au sens large comme l’intégralité des agents rémunérés par l’état hors secteur marchand. Elle comprend donc les fonctionnaires du gouvernement central (2 millions), des gouvernements provinciaux (8 millions), les militaires (2,5 millions), le personnel médical (12 millions) et les agent∙es de l’éducation (42,5 millions dont 16 millions d’enseignant∙es).

(2) On retrouve au sein de cette catégorie des entreprises de droit privé où l’État est actionnaire majoritaire voire seul actionnaire. En l’absence d’information précise sur la part de l’État, nous incluons ces entreprises de droit privé sous contrôle de l’État dans les entreprises capitalistes.

Un taux de faillites colossal

Ces millions de petits commerces sont particulièrement touchés par le confinement, mais aussi l’effondrement de la demande des travailleurs et travailleuses migrantes qui ont quitté les villes. La crise actuelle a vu une diminution du nombre de ces petits commerces de 40,4 %[18], reflétant une baisse du chiffre d’affaire de 52,4 %. Dans le Hubei, épicentre de la crise sanitaire, le taux de faillites de ces commerces atteint même le taux vertigineux de 60 % du fait d’une baisse du chiffre d’affaires de 70 %[19]. La multiplication des faillites des indépendantes et des indépendants n’est cependant pas nouvelle : si les experts gouvernementaux contactés par le Global Times parlent d’un nombre d’indépendant∙es proche de 80 millions, les dernières statistiques disponibles publiquement (celles de 2017) font état d’un nombre largement supérieur : 142 millions.

Pour l’heure, il n’est pas possible de dire si la baisse du nombre d’indépendant∙es entre 2017 et 2019 était liée à la bonne santé de l’économie chinoise qui aurait amené ces travailleurs et ces travailleuses à rechercher un emploi salarié plus rémunérateur ou si la crise couvait déjà et avait commencé dans ce segment de l’activité. De même, il n’est pas possible pour l’heure d’estimer où étaient passés les 60 millions d’indépendantes et d’indépendants perdus entre 2017 et 2019. Étaient-ils venus grossir le nombre de salarié∙es des entreprises capitalistes ou, dans un mouvement de concentration balbutiante, avaient-ils été embauchés par d’autres indépendant∙es, expliquant le nombre élevé de salarié∙es de ceux-ci (200 millions de salarié∙es pour 80 millions « d’indépendant∙es ») ? En l’absence de données récentes et de la décomposition précise des « entreprises privées », il est impossible de répondre à cette question.

Si la baisse du nombre d’indépendant∙es dans la période précédant la crise peut éventuellement s’expliquer par la bonne santé de l’économie chinoise, la baisse récente du nombre d’indépendant∙es en période de crise constitue en outre une nouveauté dans l’histoire économique chinoise et souligne l’importance de la crise. En effet, jusqu’ici, le nombre d’indépendant∙es était largement contracyclique, augmentant fortement dans les périodes de ralentissement économique, ce qui a d’ordinaire pour effet de conduire à sous-estimer le chômage urbain : une partie des salarié∙es licencié∙e s tend d’habitude en effet à créer leur micro-entreprise pour s’assurer un revenu, certes (bien) plus faible qu’un salaire, mais néanmoins supérieur aux allocations chômage qui demeurent faibles[20].

Ce nombre de faillites, déjà considérable puisque l’on parle de plus de 32 millions de personnes se retrouvant au chômage, cache sans doute une baisse sensiblement supérieure de l’emploi puisque les travailleurs et travailleuses indépendantes avec salarié∙es tendent à licencier avant de mettre leur commerce en faillite. En outre, comme le souligne Zhou Dewen, de directeur adjoint de l’association des petites et moyennes entreprises de Chine, nombre de ces petits commerces indépendants ne sont pas enregistrés et on n’a aucune idée du taux de faillites réel. En outre, ces travailleurs et travailleuses indépendantes non-enregistrés n’auront de ce fait pas le droit aux aides directes ouvertes pour ces petits commerces, et sans doute pas non plus aux aides exceptionnelles pour les familles appauvries car ils ne peuvent prouver la baisse de leur revenu[21].

Les réponses du gouvernement : des mesures limitées reposant sur un assouplissement des conditions de crédit et, localement, des exonérations de loyer

Pour les entreprises enregistrées, le gouvernement a annoncé avoir demandé aux institutions financières d’ouvrir l’équivalent de 300 milliards de yuans (42 milliards de dollars) de nouvelles lignes de crédit à très faible taux d’intérêt. Appliqué aux 80 millions de petits commerces, cela représente une somme relativement modeste de 400 yuans. Le gouvernement a aussi annoncé des exonérations de TVA et des exonérations de cotisations sociales pour celles qui ont des salarié∙es.

Certaines autorités provinciales, comme celles de Shanghai, ont aussi pris la décision d’exonérer de loyers les petits commerces installés dans des locaux ayant bénéficié de capitaux publics. L’exemple de la province de Shanghai montre cependant le caractère limité de ces mesures d’exemption des loyers[22].

Les salarié∙es des secteurs exportateurs

Les entreprises exportatrices emploient près de 180 millions de personnes. Dans le cas d’un recul des exportations de 12 %, on estime que 10 millions d’emplois, soit 5,5 % du total, pourraient être détruits

Si la Chine semble avoir su juguler l’épidémie rapidement et devrait réussi à limiter les effets économiques de la crise grâce au rebond de son marché intérieur au second semestre, l’impact de l’arrêt économique du reste de la planète touche particulièrement le secteur exportateur. Un recul de 12 % des exportations est attendu pour l’année 2020 du seul fait de la crise du covid-19. Le rebond attendu au second semestre ne devrait pas suffire pour compenser la chute de 20 % au premier semestre[23]. En outre, l’effet pourrait être encore supérieur du fait de la guerre économique enclenchée par les États-Unis contre la Chine. Les barrières aux importations pourraient en effet conduire à une baisse allant jusqu’à 32 % pour l’année 2020 selon l’OMC.

Les mesures du gouvernement : accompagner le recentrage sur le marché intérieur

Face à cette situation, le gouvernement chinois a mis en place deux types de mesures.

À court terme, pour faire à la crise conjoncturelle, le gouvernement a offert d’exempter les entreprises exportatrices de loyers pendant 2 mois, mais aussi de prendre en charge une partie de leurs dépenses de Sécurité sociale. À travers sa mainmise sur le système bancaire, le gouvernement distribue à ces entreprises des crédits à faible taux d’intérêt[24].

À plus long terme et face aux menaces de guerre commerciale, le gouvernement encourage ces entreprises à se recentrer sur le marché intérieur chinois. À cette fin et considérant que les entreprises exportatrices manquent de réseaux de vente nationaux, le géant du commerce en ligne Alibaba a été mis à contribution pour mettre en place une nouvelle plateforme Alibaba 1688, destinée aux entreprises exportatrices. Cela doit permettre à ces entreprises de trouver plus aisément leurs clients en interne en les regroupant sur une seule et même plateforme. Plutôt que d’avoir à chercher des clients et réseaux de distribution, les acheteurs sont encouragés à découvrir ces entreprises. Cette nouvelle plateforme mise en place au début de la crise sanitaire connait une croissance fulgurante. 500 000 entreprises exportatrices vendent désormais en interne à travers cette plateforme. Entre février et mars, le volume de ventes passant par elle a ainsi cru de 295 % et devrait atteindre les 200 milliards de yuans d’ici à la fin de l’année (28 milliards de dollars). Néanmoins, si cela doit permettre à ces entreprises de compenser partiellement la chute des exportations, cela ne suffira pas. 200 milliards de yuans ne représentent en effet que 7,5 % des 2 656 milliards d’exportation de la Chine. Dit autrement, cette bascule vers le marché intérieur ne devrait permettre d’absorber que les deux tiers de la baisse des exportations prévues dans le meilleur des cas. Dans le pire, si le recul des exportations devait atteindre les 32 % qui constituent le scénario pessimiste de l’OMC, cela ne permettrait d’absorber qu’un quart de la baisse.

Quelques éléments de conclusion

Les mesures de soutien aux entreprises les plus touchées (entreprises exportatrices et petits commerces) sont pour l’heure limitée à faciliter l’accès au crédit. Les montants dont il est question demeurent cependant modestes. Le gouvernement concentre pour l’heure ses efforts sur le renforcement de son filet de Sécurité sociale générale, c’est-à-dire sur les travailleurs et les travailleuses se retrouvant au chômage ou qui voient leurs revenus diminuer. De ce point de vue, l’effort est considérable avec le déblocage de 28 100 milliards de yuans (3 700 milliards de dollars) pour les allocations-chômage et les minima sociaux, auxquels viennent en outre s’ajouter les mesures prises par les gouvernements provinciaux et municipaux.

Plutôt que d’aider les entreprises, il s’agit d’enclencher un nouveau chemin de développement davantage autocentré (ou d’accélérer le tournant qui était déjà en cours). Pour cela, il s’agit de permettre aux entreprises exportatrices de se tourner vers l’intérieur et de servir les investissements massifs dans les infrastructures de l’Ouest rural du pays. Cette réorientation par le développement des infrastructures et des industries de l’Ouest doit à la fois permettre et s’appuyer sur le retour d’une part des travailleurs et travailleuses migrants dans leur province d’origine.


[1] Cf. Collectif de reporters du GT, « Is China’s job market facing risk of social instability », Global Times, 27 avril 2020, pp. 1-2.

[2] Sauf précision contraire, l’ensemble des chiffres contenu dans cette note provient du Bureau national des statistique de la République populaire de Chine.

[3] Ce pourcentage est cohérent avec les statistiques de « l’enquête mensuelle sur le taux de chômage urbain » du Bureau national des statistiques qui l’estime être de 5,9 % au 31 mars 2020.

[4] Ibidem.

[5] Cf. Crossley Gabriel & Cheng Leng, « Coronavirus pandemic to test China’s unemployment safety net », Reuter, 13 avril 2020.

[6] L’objectif est d’éviter que les provinces rurales ne se dépeuplent et que les villes ne croissent de manière incontrôlée dans un contexte où, en quelques décennies, s’est enclenché un immense exode rural, souvent qualifié de plus « grande migration de l’histoire de l’humanité ». Ainsi, en 1980 et 2020, la population urbaine est passée de 190 millions à 823 millions, croissant à un rythme quasiment continu.

[7] Delaunay Jean-Claude (2018), Les trajectoires chinoises de modernisation et de développement. De l’empire agro-militaire à l’État-Nation et au socialisme, Paris, Éditions Delga, p. 164.

[8] Xinhua, « La Chine simplifie l’obtention du hukou », 9 avril 2019.

[9] Quotidien du Peuple, « Objectif 2020 pour la réforme du Hukou », Le Quotidien du peuple, 18 décembre 2013, édition française.

[10] Collectif de reporters du GT, « Is China’s job market facing risk of social instability », Global Times, 27 avril 2020, pp. 1-2.

[11] Ibidem.

[12] Collectif de reporters du GT, « All I can say is things are getting better », Global Times, 28 avril 2020, pp. 1-2.

[13] En outre, ce salaire moyen des travailleurs et travailleuses rurales travaillant en fait en ville devrait être comparé au salaire moyen de ces zones plus développés. À titre d’exemple, le salaire moyen à Beijing, proche de la moyenne des provinces côtières atteint ainsi 8 033 yuans, soit 1 135 dollars ou 4 017 en parité de pouvoir d’achat.

[14] Li Ju (2019), « Poverty alleviation: a 70-year miracle in China », Qiushi, n° 41 ; calcul de l’auteur pour les conversions en dollars et en parité de pouvoir d’achat, à partir des parités de l’OCDE.

[15] Collectif de reporters du GT, « All I can say is things are getting better », Global Times, 28 avril 2020, pp. 1-2.

[16] Ma Jingjing & Chu Daye, « Self-employed seek lifeline », Global Time, 30 avril 2020, pp. 12-13.

[17] Cela rappelle la nécessité de considérer les « entreprises » capitalistes comme résiduelles dans statistiques chinoises. Contrairement aux statistiques occidentales qui se sont construites autour de l’entreprise privée avant d’y ajouter d’autres statuts, les statistiques chinoises se sont construites autour de l’entreprise publiques à laquelle sont venue s’ajouter de nouvelles formes d’entreprises, à commencer par les indépendants, puis les TPE et enfin les entreprises capitalistes. Le léger écart dans le nombre de salarié∙es des entreprises privées entre ceux présentés dans le tableau 1 (395 millions) et ceux présentés ici (403 millions) provient du fait que les sources les plus récentes sur la répartition de la main-d’œuvre par type d’entreprises datent de 2017 alors que les chiffres fournit par le Global Times portent sur 2019.

[18] Ma Jingjing & Chu Daye, « Self-employed seek lifeline », Global Time, 30 avril 2020, pp. 12-13.

[19] Ibidem.

[20] Delaunay Jean-Claude, Les trajectoires chinoises de modernisation et de développement. De l’empire agro-militaire à l’État Nation et au socialisme, Paris, Éditions Delga, p. 71.

[21] Ibidem.

[22] Dans la province, elles concernent 14 000 personnes soit 2,4 % des travailleurs et travailleuses indépendantes et représentent 1 milliards de yuans de loyers, soit une mesure représentant 0,03 % du PIB régional 

[23] Collectif de reporters du GT, « A battle to save export job», Global Times, 29 avril 2020, pp. 1-2.

[24] Collectif de reporters du GT, « A battle to save export job», Global Times, 29 avril 2020, pp. 1-2.