Pouvoir salarié intégral ou tyrannie du capital. Des limites de la codétermination à l’allemande dans le capitalisme mondialisé

Même en Allemagne où elle est plus développée qu’en France, la présence de salariés dans les conseils d’administration n’a pas eu pour objet, ni pour effet, de remettre en cause la logique capitaliste, même si elle a eu des effets économiques et sociaux positifs tant qu’elle a accompagné une phase dynamique de l’accumulation du capital. 

Il est devenu d’usage d’affirmer que l’Allemagne serait la championne d’un modèle alternatif au capitalisme anglo-saxon, le paradigme d’un capitalisme à visage humain (ou en tout cas moins inhumain) où les « parties prenantes », actionnaires et salarié·es, ont voix au chapitre. 

En France, le livre de Michel Albert, Capitalisme contre capitalisme1a fait date et joue un rôle important dans un certain courant social-démocrate qui voit dans la République fédérale un modèle à suivre, alliant efficacité économique et justice sociale2. Ce livre s’inscrit dans un riche courant, dit « de la diversité des capitalismes » qui a pu constituer une arme intellectuelle contre les processus de dérèglementation, de flexibilisation et de financiarisation en offrant l’exemple d’un pays dont les performances macro-économiques dépassaient celles des pays États-Unis reaganiens ou du Royaume-Uni thatcherien3

La Mitbestimmung, que l’on traduit alternativement par « cogestion » ou « codétermination », est l’une des caractéristiques de ce « modèle » allemand. La présence de salarié·es au Conseil d’administration (CA) des entreprises est parée de si nombreuses vertus qu’il est nécessaire de s’arrêter et de réfléchir. 

D’autant que loin d’être aujourd’hui une arme au service de la lutte contre le renforcement de la dictature du capital que l’on qualifie de « néolibéralisme », le thème d’une « cogestion à la française » refleurit à chaque réforme régressive, comme une compensation, sans cesse repoussée, à l’intensification de l’exploitation et de la précarité. La Loi de sécurisation de l’emploi de 2013 s’avère ainsi bien moins ambitieuse que le rapport Gallois, permettant à un ou une salariée de siéger dans les CA des entreprises employant plus de 5 000 personnes quand le rapport préconisait une proportion d’un tiers. De la même manière, la loi Pacte du 22 mai 2019 qui devait refonder l’entreprise dans le sens d’une participation accrue des salarié·es4 accouche finalement d’une souris et le nombre de salarié·es dans les CA passe de 1 à 2 pour ceux comportant plus de 8 membres… 

  1. La codétermination allemande : un pouvoir salarial limité mais réel 

Venons-en à cette codétermination à l’allemande, visiblement suffisamment gênante pour le patronat pour qu’elle ne soit jamais mise en place de ce côté-ci du Rhin malgré les promesses répétées. 

La codétermination allemande a été mise en place en 1952 et constitue l’un des trois piliers de la démocratie économique avec l’autonomie de la négociation collective par rapport à la loi (Tarifautonomie), l’autogestion des caisses de sécurité sociale (Selbstverwaltung)5. Elle est constituée de deux niveaux distincts : l’entreprise et l’établissement, tous deux définis par la Loi relative à la constitution des entreprise (Betriebsverfassungsgesetz) mis à jour en 1972 puis en 2001, complétée en 2004 par le règlement de participation d’un tiers (Drittelbeteiligungsgesetz). 

Au niveau de l’établissement, un Betriebsrat (Conseil d’établissement, CE) peut être mis en place à la demande des salarié·es dans toutes les entreprises employant plus de cinq personnes. Il dispose d’un droit de codécision sur les « principes de la rémunération » (c’est-à-dire les primes et les modalités de paiement pour l’essentiel), les embauches (et leur forme), les licenciements hors licenciements économiques. Dans ces cas, le CE dispose d’un droit de véto sur les décisions de la direction. Outre ce droit de codécision, il dispose d’un droit de codétermination proprement dit, c’est-à-dire un droit à conclure des accords d’entreprise sur l’organisation du temps de travail, les horaires journaliers, les pauses, la répartition du volume hebdomadaire, les principes généraux en matière de congés, ce qui exclut le temps de travail en lui-même qui reste une prérogative des organisations syndicales de branche. 

Signe de la puissance persistance des CE et du caractère gênant pour le patronat, celui-ci déploie des stratégies antisyndicales particulièrement violentes pour empêcher leurs mises en place6. Seule une minorité des salarié·es employé·es dans des entreprises de plus de 5 personnes est couverte par un CE : 40 % sur le territoire de l’ex-Allemagne de l’Ouest et 33 % dans l’ex-RDA7

Au niveau de l’entreprise, dans sa forme actuelle, une représentation paritaire des actionnaires et du personnel existe dans les entreprises employant plus de 2 000 personnes. Les représentantes et représentants du personnel se composent d’une part élue par les salarié·es de l’entreprise et d’une part nommée par les organisations syndicales et extérieure à l’entreprise8. En cas de blocage, la directrice ou le directeur général a une voix prépondérante. L’Assemblée des actionnaires qui l’élit conserve donc le dernier mot. Par contre, la directrice ou le directeur du travail (l’équivalent du DRH) est nommé·e par le Conseil de surveillance et ne peut l’être contre les voix de la majorité des représentantes et représentants des salarié·es. 

Pour les entreprises employant entre 500 et 2 000 personnes, le règlement de 2004 prévoit une représentation du personnel à hauteur d’un tiers du Conseil de surveillance. Les entreprises minières et sidérurgiques sont soumises à un règlement particulier, prévoyant une représentation paritaire, sans voix prépondérante pour la direction, de sorte que la représentation du personnel possède effectivement un droit de véto sur les décisions économiques et stratégiques de l’entreprise9

Ainsi, la codétermination peut être vue comme un projet éminemment social-démocrate. Inscrite dans un projet réformiste, elle était appelée à être étendue progressivement, sur le modèle des grandes entreprises. Quoiqu’elle comporte une dimension socialiste indubitable, elle ne remet cependant pas en cause la domination du capital, vu comme complémentaire du travail et dont il s’agit de limiter les pouvoirs plus que de les remettre en cause. Résultat de la dérive libérale de la sociale-démocratie, l’ambition de dépasser les 50 % de voix salariales a été abandonnée, de même que l’idée de hisser l’ensemble des entreprises au niveau des entreprises minières et sidérurgiques dont la spécificité faillit être abolie en 2004 par le second gouvernement Schröder. 

Concilier efficacité économique et justice sociale ou renforcer l’exploitation des salarié·es ? 

Le rapport Favereau remis à l’Organisation internationale du travail appelle à une extension de la codétermination en Europe, considérant que celle-ci est « le mode le plus rationnel de gouvernement d’entreprise », à même de lutter contre « l’actuelle précarisation de l’emploi salarié » et des « rendre possible la transition écologique en mettant en avant d’autres critères de rationalité »10

Ce jugement extrêmement positif s’appuie sur tout un travail effectué au sein du Collège des Bernardins autour d’Olivier Favereau. Pour une analyse des effets économiques de la codétermination, on renverra alors au travail d’Ariane Ghirardello, Amélie Seignour et Corinne Vercher-Chaptal effectué dans ce cadre11. Sans cacher l’existence d’études contradictoires, le consensus qui semble se dégager de la riche revue de littérature mobilisée montre que la codétermination est positivement corrélée à la fois à une productivité plus importante et à un partage de la valeur ajoutée moins défavorable au travail dans son ensemble mais aussi moins inégalitaire au sein du personnel, avec, notamment une forte limitation des hauts salaires. Le turn-over serait aussi moindre et les entreprises auraient davantage tendance à embaucher. 

Du point de vue des capitalistes cependant, l’accroissement de la productivité entraîne une augmentation de la masse de profits, mais pas nécessairement du taux de profit si cette hausse de la productivité a impliqué plus d’investissements en machines et en formation. Le schéma suivant expose cette possibilité. 

C’est d’ailleurs ce que rapportent les études empiriques mobilisées par Favereau : la rentabilité financière des entreprises allemandes tend à être inférieure à la moyenne. Si Favereau s’en félicite, estimant, à raison que cela limite les méfaits de la financiarisation, il tait cependant une chose que met pourtant en avant Wolfgang Streeck dans Re-forming capitalism12Dans un capitalisme financiarisé et internationalisé, caractérisé par la mobilité des capitaux, il n’est pas possible d’avoir un taux de profit durablement inférieur à la moyenne car les capitaux fuient alors le pays et ses entreprises finissent rachetées, démembrées, délocalisées. 

Dans un contexte de pressions concurrentielles internationales (et de fort chômage pendant les années 1990 et le début des années 2000), la représentation des salarié·es a été soumises à une forme de chantage : « Acceptez des plans d’économie ou nous partirons et les emplois seront détruits ». Les instances de la codétermination se font alors davantage les relais que des contrepouvoirs de la volonté des actionnaires. Si elles permettent, dans le meilleur des cas, que les décisions prises afin de nourrir la création de plus-value pour les actionnaires soient moins brutales pour les salarié·es, en tout cas pour l’emploi permanent (et souvent qualifié), elles ne les empêchent pas pour autant et accentuent la dualisation du marché du travail allemand entre travailleurs et travailleuses qualifiées et emplois précaires. 

Conclusion 

Malgré son intérêt politique, ses indiscutables bienfaits économiques et ses bienfaits sociaux plus discutables (mais réellement existants), la codétermination n’est ni capable de lutter contre la précarisation de l’emploi salarié, ni de rendre possible la transition écologique justement car elle est incapable de mettre en avant d’autres critères de rationalité que le profit. 

On se rappellera ici utilement la critique de Rosa Luxemburg à l’encontre des coopératives, vouées, tôt ou tard, à la « dégénérescence » dans un marché capitaliste13. En concurrence avec des entreprises capitalistes, elles doivent être au moins aussi rentables pour survivre. Si les premières augmentent l’exploitation, les salariés doivent s’auto-exploiter davantage aussi. 

De même, la codétermination n’a les effets positifs qu’on lui prête que dans la mesure où elle s’applique à toutes les entreprises. Dans un système internationalisé où la mobilité des capitaux est complète, elle est vouée à une forme de dégénérescence. Dit autrement, la codétermination n’est viable que dans le cadre d’un capitalisme national où elle est un progrès relatif, ou à se débarrasser du taux de profit comme seul régulateur du capitalisme… mais c’est alors sortir du capitalisme et se débarrasser de la tyrannie des actionnaires. La codétermination devient alors superflue. Sans actionnaire, le « co- » n’a plus de raison d’être. Pour paraphraser de nouveau Rosa Luxemburg, le choix qui se pose à nous est celui-là « pouvoir salarial intégral ou tyrannie du capital » ; il n’y a pas de demi-mesure viable dans le capitalisme internationalisé.