Engie : une entreprise à nationaliser

Alec Desbordes
activité du Parti en entreprise, - Fédération de Paris – PCF

Un tableau complet de ce qu’est devenu Engie au fil des restructurations financières de ces dernières années, et un plaidoyer pour un autre rôle de l’État au sein de ce groupe industriel et financier.

La renationalisation totale d’Engie est une revendication populaire depuis sa privatisation partielle et sa mise en concurrence du début des années 2000. Elle fait partie du programme des communistes, comme du Plan progressiste de l’énergie de la CGT, premier syndicat du personnel des industries électriques et gazières.

Engie et EDF sont les deux héritières directes du service public de l’énergie fondé au sortir de la Seconde Guerre mondiale, et leur maîtrise sociale est un fondement non-négociable de la reconstruction de ce service. Dans un précédent numéro d’Économie et Politique, nous avons d’ailleurs mis en lumière les limites qu’il y aurait à se cantonner à ce modèle historique, lui-même fruit d’un certain nombre de compromis, pour construire notre vision planificatrice de l’énergie[1]. Nous voulons désormais démontrer qu’il nous faut aussi approfondir notre analyse et notre vision des entreprises historiques, et notamment Engie, dont les mutations internes ont été profondes depuis son passage du statut d’Établissement à caractère public et commercial (EPIC) à société anonyme en 2004. Cette réflexion est la condition de la crédibilité et de la popularité de nos propositions concernant une industrie des plus stratégique.

Vers une socialisation d’Engie

En 2008, les assemblées générales respectives actent la fusion de Gaz de France (GDF), entreprise publique historique, et Suez, acteur industriel de la scène franco-belge. De cette fusion naît l’entité que l’on connaît aujourd’hui sous le nom d’Engie, souvent qualifié d’ex-GDF. Cette dénomination, utile outil de communication, n’en cache pas moins une transformation profonde de l’entreprise. Gaz De France et ce qu’il en reste a profondément changé de nature. L’acquisition des activités de Suez, le triage de ces dernières, l’insertion dans de nouveaux marchés industriel ou géographique, et la libéralisation de l’énergie, n’en sont que les phénomènes les plus importants. Dans un projet de service public de l’énergie clair, il nous faut analyser l’entité Engie et comprendre ce qu’elle est devenue, pour comprendre ce que nous pouvons et devons en faire au sein du nouveau service public de l’énergie du XXIe siècle. Nous présenterons le poids actuel de l’activité historique de Gaz de France, la plus rentable de l’entreprise mais qui n’en constitue aujourd’hui qu’une partie. Comme les autres énergéticiens français, l’empreinte d’Engie est dorénavant mondiale, et la gestion d’actifs comme l’emploi industriel à l’étranger ne peut rester hors du débat de planification et de l’internationalisme nécessaire à la transition énergétique. L’entreprise se promeut aujourd’hui par une politique assumée du renouvelable pour devenir une grande entreprise du segment. Ceci étant, in fine, la condition de la transformation et de la survie de la multinationale. L’analyse de ces éléments doit nous permettre de répondre de manière autant économique que politique aux perspectives d’une renationalisation à caractère social de l’entité Engie.

Une entreprise de l’énergie intégrée

Engie s’est récemment restructurée autour de quatre Global Business Units (GBU) qui définissent les quatre segments de prédilection pour le développement du groupe. Les GBU sont les infrastructures, qui comportent les réseaux de transport et de distribution de gaz et d’électricité en France et dans le monde ; le renouvelable, qui recouvre la production électrique éolienne et solaire ; la production thermique qui englobe les centrales à flamme qui produisent de l’électricité à partir de la chaleur dégagé par combustion, et qui comprend donc les centrale au gaz, au fioul, et au charbon ; et les solutions énergétiques, qui regroupent les réseaux locaux de chaud et de froid et Tractebel, bijoux du conseil en ingénierie. Ces quatre unités sont complétées par la production nucléaire belge, héritage historique de la fusion GDF-Suez, ainsi que d’autres activités diffuses. Cette reconfiguration est apparue en même temps que la vente de Suez/Equans, comprenant les activités de service technique du groupe, activités intensives en main d’œuvre mais peu rentables. Engie opère donc au sein d’une grande partie du secteur de l’énergie, de la production, au transport, à la fourniture en passant par le service et l’ingénierie, ce qui en fait une entreprise intégrée.

Une présence internationale impulsée par l’État, confirmée par le marché

Engie, à l’instar des autres monopoles énergétiques nationaux de part et d’autre de l’Europe, n’a eu qu’une réaction possible après l’ouverture de leur propre marché, aller en conquérir d’autres.Pour illustrer l’évolution de l’empreinte géographique d’Engie, nous avons mis en perspective historique le chiffre d’affaires (CA) de l’entreprise depuis 1999 en utilisant Gaz de France pour la période pré-fusion. Cette approche expose deux tendances très intéressantes. D’une part, l’internationalisation des activités de Gaz de France s’est faite avant la fusion de 2008, la part du CA international augmentant à marche forcée jusqu’à atteindre plus de 40 % de la totalité. D’autre part, la fusion a permis un bond important et une stabilisation autour de 65 % pour l’international. Cette internationalisation n’était donc pas juste le fait d’une impulsion privée de la gestion d’entreprise mais une condition de la survie sous la libéralisation des marchés sous la propriété totale de l’État. Cela constitue une leçon à retenir quant aux enjeux de l’entreprise publique de demain, et du débat qui doit devenir central concernant la forme modernisée de l’EPIC, au-delà du secteur de l’énergie. Quoi qu’il en soit, cette histoire définit l’activité géographique d’Engie encore aujourd’hui.

Engie s’est récemment donné l’objectif de sortir d’un certain nombre de pays pour mener vers une concentration de son activité dans moins de 30 pays. Cette réduction de son empreinte géographique ne doit pas nous amener à penser qu’Engie poursuit un recentrage français. C’est plutôt une multipolarité autour d’un certain nombre de pays qui est en train de se constituer, avec une jambe franco-européenne et une jambe sud-américaine comme cela deviendra évident dans la suite de notre analyse.

Ce qui reste de Gaz de France, l’infrastructure et la plus-value

Nous nous penchons dans un premier temps sur ce qui peut être considéré comme les activités historiques de Gaz de France au sein de l’entreprise contemporaine. Cela correspond aux filiales françaises de transport (GRTgaz), de distribution (GRDF), de stockage (Storengy) et de regazéification (Elengy), qui recouvrent à peu près l’ensemble des activités d’infrastructures de l’entreprise en France. À elles seules, ces activités représentent plus d’un tiers de l’EBITDA (le bénéfice brut) total de l’entreprise, alors qu’elles représentent à peine 10 % de l’activité. Cela en fait de loin la plus grosse contribution au profit de l’entreprise, même en comparant à des GBU sans limite géographique. Cette plus-value peut seulement exister grâce aux plus de 17 000 salariés français de l’infrastructure gazière qui mènent pourtant des luttes très rudes pour obtenir des augmentations de salaires et l’amélioration de leurs conditions de travail.[2]

Une part importante de ce bénéfice est redistribuée en investissements de croissance sur d’autres unités, comme le renouvelable. Ces choix de croissance peuvent constituer une nécessité objective, mais ils doivent être motivés par les besoins sociaux définis collectivement et non soumis à la régulation du taux de profit. Notamment car ces transferts de segment à segment impliquent de facto des conséquences sur la planification globale de la transition énergétique, bien au-delà du gaz.

Les réseaux doivent être socialisés en tant qu’actif stratégique et garant de la souveraineté, ce n’est pas pour rien que même les directives européennes se sont abstenues de les soumettre à la concurrence. C’est d’autant plus le cas que le réseau français est géré par deux acteurs distincts, le développement de ce type d’infrastructure doit pourtant suivre une logique de développement industriel globale et prête à s’adapter aux nouveaux enjeux. Ainsi, le réseau du quart sud-ouest français est opéré de manière distincte du reste du pays pour des raisons historiques liées au gisement de gaz de Lacq. Il est aujourd’hui opéré par Teréga, une entreprise détenue par la gazière italienne, SNAM, et par le fonds souverain de Singapour, GIC. Cette fracture industrielle et de gestion doit être colmatée, la reprise en main d’Engie devra se faire avec celle de Teréga.

Les réseaux d’Engie en Amérique du Sud

Nous avons fait mention d’une jambe sud-américaine d’Engie. Celle-ci est notamment composée d’actifs de type infrastructures. L’entreprise française possède presque 3 000 kilomètres de lignes de transport d’électricité au Brésil. Cependant, c’est surtout dans le gaz qu’Engie s’impose, notamment avec l’acquisition en 2019 de TAG qui lui a donné le contrôle de presque 50 % de toutes les infrastructures de transport de gaz de ce pays de plus de 200 millions d’habitants. Ce type de contrôle stratégique du secteur énergétique s’étend au-delà de son bastion brésilien, avec la propriété d’un terminal de regazéification au Chili, des réseaux locaux de distributions de gaz en France et en Argentine, des lignes de transport d’électricité au Pérou, etc. Cette présence, articulée avec l’empreinte d’Engie dans les renouvelables et le thermique en Amérique du Sud, font de l’entreprise une actrice centrale du développement énergétique du continent. Notre proposition de maîtrise publique et sociale doit s’articuler avec une vision internationaliste de la planification énergétique, en coopération avec les peuples souverains d’Amérique du Sud. Au contraire d’un délaissement ou d’un rejet des actifs internationaux de l’entreprise, leur gestion et leur développement doit être le fruit d’une coopération de premier rang et effective, car articulée autour de moyens de productions concrets. La question du transfert de la propriété doit aussi rester ouverte.

Un développement fort des renouvelables

Le premier secteur de croissance potentielle d’Engie est celui des renouvelables. L’entreprise a 34 GW de production électrique renouvelable installée dans le monde dont une part importante en France. Pour comparaison, la France avait à ce moment-là un parc de production d’énergie renouvelable, toutes filières confondues, de moins de 60 GW. La stratégie actuelle de l’entreprise repose sur le développement à marche forcée de ce segment, avec 4 à 6 GW mis en service par an d’ici 2030, notamment dans les Amériques. La stratégie publique actuelle du développement des renouvelables est composée d’appels d’offres, de mise en concurrence, et de subventions généreuses au secteur censé aider les acteurs privés à se développer. Pour remplacer la course à la subvention publique la plus offrante, la question de la planification des renouvelables doit se poser. Celle-ci pourrait partir de l’entreprise, en réponse à une vraie coopération des peuples et l’évaluation des besoins prioritaires qui en découlerait. Il va de soi qu’Engie détient une certaine expertise dans le secteur des renouvelables, dont l’hydroélectricité et que celle-ci doit être mise au service des peuples et non du taux de profit.

Un désinvestissement inquiétant dans le thermique

La troisième unité industrielle d’Engie concerne la production d’électricité thermique et la fourniture d’énergie, dans laquelle Engie reste implanté de manière significative avec 60 GW installés. En effet, Engie est en partie ou en totalité propriétaire de 66 centrales thermiques d’une capacité de plus de 400 MW dans plus de 20 pays dans le monde. Par exemple, l’entreprise détient une centrale au gaz naturel au Pakistan ou encore 3 centrales au gaz naturel ou au fioul au Pérou pour une capacité totale de plus de 2 GW. Nous pouvons développer les mêmes arguments que pour le renouvelable dans cette section, tout en appuyant sur le fait que les centrales à gaz sont une des clés pour compenser l’intermittence des énergies renouvelables. De plus, dans de nombreux pays du Sud, les centrales au gaz sont un premier pas efficace dans la nécessaire transition d’une dépendance au charbon ou au fioul, bien plus polluants. Malheureusement, Engie n’investit pas dans ce secteur qui lui sert de coussin financier et d’actif sûr qui permet « d’équilibrer l’exposition financière du groupe ». Le thermique n’est pas réellement considéré comme une option de développement, la preuve en étant que ses dépenses d’investissement (Capex) de croissance y étaient négatives en 2021. C’est encore une fois le critère financier qui vient effacer les besoins d’une transition énergétique, la planification sociale et énergétique se fait désirer.

Cette unité industrielle « thermique » est aussi responsable de la coordination des activités hydrogène du groupe. Les acteurs français font de premiers pas importants dans ce domaine, comme par exemple la coopération entre Engie et TotalEnergies pour le projet d’électrolyseur de la Mède[3]. Ces avancées sont cependant bien en-deçà des besoins. Il constitue donc une évidence que l’hydrogène, un type de gaz qui permet entre autres de stocker de l’électricité, soit autant sous maîtrise publique que ces énergies.

Les solutions énergétiques au service des collectivités et des entreprises

La dernière unité, les solutions énergétiques, regroupent les métiers concernés après la vente des services multi-techniques d’Equans. Son but est notamment d’accélérer l’implantation de l’entreprise dans les infrastructures d’énergies décentralisées et des services d’efficacité énergétique. Cela fait notamment référence aux réseaux de chaud et de froid, au solaire décentralisé (détenu par des particuliers ou entreprises), à la mobilité bas carbone, ou encore au pilotage d’installations. Ces activités ont d’abord comme clients les villes et les entreprises, Engie assurera par exemple la gestion et l’expansion notable du réseau de froid de la Ville de Paris pour les 20 prochaines années. Comme toute industrie de réseau, local ou global, ses nouveaux secteurs en développement (réseau de froid et de chaud, réseau de mobilité bas-carbone…) ne peuvent être efficacement développés que sous une impulsion de politique publique globale et ambitieuse. Une politique au sein de laquelle l’objectif social doit pouvoir autant contrôler la demande et que l’offre, opérer sans contraintes lié au coût du capital, et profiter des économies d’échelle et du partage technologique. Autant de facteurs qui expliquent le développement long et inégal de la transition énergétique. Sur ce dernier point, rappelons qu’Engie opère au sein de son unité des services énergétiques, les activités de Tractebel, une société d’ingénierie reconnue mondialement, dont l’importance dans la recherche et le développement ne doit pas être sous-estimée.

De l’État actionnaire à l’entreprise sociale de demain

Le premier actionnaire d’Engie, et cela depuis la fusion, reste l’État, et de loin, avec plus de 23 %. Vient après Capital Group Companies, une financière américaine, et la CDC, l’institution financière publique française, toutes deux avec 4 %. Elles sont suivies de Blackrock avec 3,5 %. Théoriquement, l’État garde donc la main sur les grandes décisions du groupe en assemblée générale ainsi que la nomination des administrateurs. Il est possible que cela ait des effets sur la gestion de la compagnie, avec comme exemple le choix de ne pas distribuer de dividendes en 2020 en guise de prudence vis-à-vis du Covid-19. Cependant, cette présence d’un État actionnaire et qui se comporte comme tel ne change pas fondamentalement les critères de gestion de l’entreprise, régie au final par le taux de profit. C’est pour cela qu’il faut envisager les critères précis d’une vraie nationalisation sociale de l’entreprise.

Une démarche qui protégerait les salariés en renforçant et en étendant le statut de salarié des industries électrique et gazières, tout en associant les salariés aux choix opérationnels à chaque niveau de l’entreprise comme il en fut d’antan pour Gaz de France. Au niveau central, c’est à l’État planificateur, informé et contrôlé par les représentants des salariés et des usagers, de décider de l’orientation stratégique de l’entreprise. Ce mouvement doit s’articuler en coordination avec les dizaines de milliers de travailleurs et les peuples concernés au-delà nos frontières. Une telle approche pourra démontrer que la planification, quand elle s’articule à partir des moyens de production, et sous l’impulsion des premiers concernés, c’est-à-dire la classe travailleuse dans son ensemble, qu’elle soit productrice ou usagère, peut avoir des effets directs et considérables sur la transition énergétique. Un chemin à rebours des grands discours et promesses creuses des conférences internationales.


[1] Voir A. Desbordes et K. Guillas-Cavan, « TotalEnergies, la pièce manquante de la planification énergétique », Économie et Politique, 2022, n° 816-817, dont cet article peut être considéré comme le second volet.

[2] Voir « GRDF. Fin d’une grève de 6 semaines, après un accord entre la direction et la CGT », Ouest France, 20/12/2022. https://www.ouest-france.fr/economie/entreprises/grdf/grdf-fin-d-une-greve-de-6-semaines-apres-un-accord-entre-la-direction-et-la-cgt-e7433abe-8099-11ed-9952-2b90a03a1be7

[3] Voir « Hydrogène vert : TotalEnergies et Engie voient les choses en grand pour le site de la Mède », BFM Business, 10/03/2023 https://www.bfmtv.com/economie/entreprises/energie/hydrogene-vert-total-energies-et-engie-voient-les-choses-en-grand-pour-le-site-de-la-mede_AD-202303100538.html