Une filière industrielle indispensable pour assurer la maîtrise et l’évolution des moyens de production de l’énergie électrique

États généraux de l’énergie – Samedi 13 février 2021

Intervention de Bernard Devert, responsable CGT métallurgie, ancien membre du Conseil national de l’industrie

La crise sanitaire a mis en évidence que notre pays n’était plus en capacité de produire du matériel essentiel à la lutte contre le virus et soigner la population : masques, respirateurs, tests, vaccins, tout comme les 2 450 médicaments en situation de rupture de stock. Dans un domaine aussi stratégique que la santé, nous sommes devenu dépendants des choix politiques d’autres pays et des stratégies des multinationales.

L’exemple de la pénurie des masques en est révélateur avec une entreprise en Bretagne qui avait une capacité de production de masques pouvant aller jusqu’à 200 millions d’unité par an : elle fut fermée en 2018 par le groupe américain Honeywell, qui l’avait rachetée huit ans plus tôt.

Après avoir supprimé 1 700 chercheurs et fermé plusieurs laboratoires, Sanofi veut supprimer encore 400 emplois dans la recherche, alors que le groupe se trouve en difficulté pour élaborer un vaccin contre le Covid 19. Cette situation a créé de fortes interrogations parmi la population sur l’état de l’industrie et service public dans notre pays.

 Le Coonseil économique, social et environnemental (CESE), dans son dernier avis, a mis en évidence que : « la crise sanitaire a montré l’importance pour notre pays de recouvrer son indépendance, sa souveraineté et sa maîtrise de filières stratégiques face aux bouleversements économique, sociaux et environnementaux ».

De ce point de vue, comme la santé ou l’eau par exemple, l’énergie doit être considérée comme stratégique, nécessaire à la vie, au bien commun de la nation. Ne devrons-nous pas exiger qu’elle ne soit pas mise dans les mains des marchés financiers et investisseurs privés, mais au sein d’un pôle public ?

L’industrie a besoin d’énergie, entre autres électrique pour produire les biens et services. Le fait de disposer d’une énergie de qualité, fortement décarbonée, à un prix bon marché, délivrée de manière continue, c’est aussi un levier potentiel pour réindustrialiser l’économie du pays. L’énergie et l’activité économique forment un système couplé.

Mais l’industrie est aussi un facteur déterminant pour maîtriser et innover les technologies nécessaires au développement des capacités de production électrique. Cela implique de remettre sur pied une véritable filière industrielle, cohérente entre les entreprises et en lien avec le secteur public, avec le levier incontournable de la commande publique.

Cette filière industrielle française est la troisième en France avec plus de 300 000 travailleurs, dont près de 80 000 dans l’industrie manufacturière, 2 800 entreprises avec 80 % de PME et TPE. Avec des emplois très qualifiés et un niveau de recherche et de laboratoires important. Avec une proportion d’ingénieurs importante surtout dans les grandes entreprises. On y trouve des multinationales comme General Electric, Framatome, Arcelor-Mittal , Vallourec, Auber-Duval, Schneider Electric, Rolls-Royce, Man, Jeumont Electric, etc.…

La France a une situation atypique en Europe avec un mix énergétique adossé au nucléaire et associé aux énergies hydraulique et renouvelables, permettant d’avoir une électricité à 84 % bas carbone et des capacités d’ingénierie, de production dans l’ensemble des domaines que comprend le mix énergétique.

Mais aujourd’hui cette filière est fragilisée. Dans le nucléaire, depuis 15 ans, pas un seul chantier n’a été lancé, sauf le prototype de l’EPR qui a rencontré des difficultés du fait de pertes de compétences et capacités industrielles après plusieurs années de moratoire sur les commandes et de suppressions d’emplois, déstructurant les collectifs de travail. Le gouvernement semble vouloir lancer 6 ERP 2 tout en recherchant des économies et la réduction des couts.

Dans l’hydraulique, alors que la France était reconnue dans le monde, les capacités sont limitées à deux sites.

Egalement, malgré les 150 milliards d’euros d’aides au développement de l’éolien, quelques établissements d’assemblage essentiellement ont vu le jour. Sans oublier le solaire qui s’est soldé par un échec là aussi.

Cette situation montre qu’il ne suffit pas de financer des activités à coup de milliards d’aides publiques pour gagner sur le long terme une maitrise technologique, des compétences et des savoir faire. Résultat, on a financé plutôt des entreprises privées, qui ont fait plutôt le choix d’importer que d’enraciner des activités sur les territoires. C’est malheureusement le résultat d’une absence de politique industrielle depuis des années, issue du concept « entreprises sans usine », et d’un État sans vision et sans aucune planification à long terme.

D’un point de vue global, l’industrie, en France comme en Europe, se vassalise aux stratégies des multinationales qui construisent et pilotent des chaines de production dans le monde, accentuant un dumping social et une financiarisation accentuée, et plongeant les collectifs de travail dans une réorganisation permanente. Aujourd’hui, la filière énergie est de plus en plus confrontée avec des entreprises qui sont fragilisées financièrement.

Les critères financiers imposés par les groupes sur leur entreprise et réseau de PME conduisent à déstabiliser l’ensemble de la filière, tuent de nombreuses entreprises sous-traitantes, suppriment des savoirs, des savoir-faire, des compétences collectives pourtant nécessaires dans bien des domaines dans le futur.

En fait, ce dysfonctionnement de l’entreprise industrielle engendre des couts élevés issus de la non-qualité des produits, du développement des pénalités pour retard de livraison ou non respect des contrats.

Le travail est malade, mettant la plupart des salariés en situation d’incertitudes face a la multiplication des restructurations, à la mise en vente de leur entreprise, aux délocalisations, et à l’absence de reconnaissance de leur travail et qualification. Démotivation, démission, sensation d’être dans une machine à broyer, émiettant les tâches. Il y a un malaise profond, avec un véritable danger de dégradation des collectifs de travail qui risque de faire défaut pour développer des projets.

Malgré cela, bon nombre de salariés sont attachés a leur travail, à leur savoir-faire, à leur activité, à leur entreprise, au regard des mobilisations qui se font sur l’emploi, la pérennité de l’activité, les salaires, les garanties collectives.

L’industrie de l’énergie est à moment charnière. Financièrement fragilisée, confrontée à une Europe qui cherche à se désengager de la recherche et de nouveaux types de réacteurs à la fission nucléaire, alors que 16 pays européens ont des capacités et des compétences dans l’énergie nucléaire. L’Europe comme la France risque de rater un rendez-vous technologique, au risque de se voir marginaliser en termes d’indépendance, alors que la Chine, la Russie et les USA investissent massivement.

La ré-industrialisation de la filière énergétique pour une réelle ambition écologique et souveraineté énergétique, pose l’urgence de stopper cette casse de l’emploi et des qualifications. Le temps presse certes, mais il s’agit de réaliser un ensemble de projets industriels interdépendants. Cela nécessite du temps et des moyens humains, dans le domaine de la recherche, de la maîtrise des technologies, de l’élévation du niveau des compétences des collectifs de travail, du renouvellement des infrastructures et parcs machines. Des investissements sous contrôle des salariés et des usagers pour qu’ils soient effectivement au service de ce nouveau développement. La question de la formation, qu’elle soit continue ou initiale, doit devenir un vecteur dynamique. Sachant que l’expérience acquise demande là aussi du temps pour bâtir des collectifs de travail. Le besoin d’un autre modèle de développement nécessite de s’attaquer à la manière dont se créent les richesses et donc la place et la finalité et les pouvoirs du travail.

Dans le contexte de la diversité de la filière industrielle et du secteur public, la question de la souveraineté du pays en termes d’énergie doit être mise en débat. Souveraineté ne veut pas dire vivre en autarcie, car l’indépendance économique n’empêche pas coopération entre les pays.

Aujourd’hui, les chaînes de valeur sont largement internationalisées sous l’impulsion des multinationales et des politiques des gouvernements qui ont favorisé compétitivité, concurrence et dumping social à l’échelle européenne et mondiale. Ne faut-il pas s’atteler à la reconstruction de la filière industrielle complète, sociale et écologique, en réduisant les chaînes de valeur à l’occasion de nouveaux projets donnant lieu à des commandes publiques réalisées dans le pays?

Malgré tout, la France possède des compétences précieuses, un niveau technologique et de recherche important, elle a une place non négligeable en Europe et avec d’autres pays dans le monde. Sa situation de premier exportateur d’électricité en Europe lui donne la responsabilité pour gagner une cohérence et des coopérations. Son mix énergique peut être considéré comme un modèle avec une entreprise comme EDF qui doit restée intégrée et publique.

La question de la propriété pour reprendre la main sur les actionnaires et les multinationales, afin d’extraire les salariés et les stratégies de la financiarisation et de la bourse, se pose parmi les travailleurs et les syndicats.

Permettre une réappropriation publique et démocratique, avec des doits nouveaux pour les représentants des salariés et des élus locaux dans les entreprises. Mise en place d’un pôle public de la filière industrielle au niveau national, composé des principales entreprises.

S’appuyer sur les atouts existant dans les territoires, gagner un réseau de coopération entre les entreprises, définir les besoins, investir, contrôler l’investissement, développer les formations en lien avec l’éducation nationale.

Mais l’essentiel sera la mise en mouvement de l’ensemble des travailleurs et des forces politiques en France et en Europe.