Quelles alternatives pour les retraites ?

POUR UNE AUTRE RÉFORME DE PROGRÈS SOCIAL

RAPPEL DES FAITS L’élargissement du mouvement social est au cœur du bras de fer engagé. Quatre signataires de l’appel « Retraites : pour une réforme de progrès social et de civilisation » ont participé à une table ronde dans les locaux de l’Humanité : Frédéric Boccara, initiateur de l’appel, économiste, membre de l’exécutif du PCF et du Conseil économique, social et environnemental (Cese), Anaïs Henneguelle, membre des Économistes atterrés et maîtresse de conférences en économie, Benoît Teste, secrétaire général de la FSU, et Jean-Marc Canon, secrétaire général de la CGT fonction publique.

Vous êtes tous les quatre signataires de l’appel « Retraites : pour une réforme de progrès social et de civilisation », publié dans l’Humanité du 17 décembre dernier. Quel est l’objectif de cette initiative ?

FRÉDÉRIC BOCCARA. L’idée est d’agir fondamentalement sur le rapport de forces. De ce point de vue, nous présentons une réforme et des alternatives en avançant des pistes précises et en dénonçant le statu quo qu’on nous prête. Notre appel insiste sur deux points. D’abord, le capital est aux abois avec la crise financière. On le voit avec BlackRock, c’est le pouvoir du capital qu’il faut affronter. De ce fait, nous nous inscrivons dans un autre système, un dépassement du capitalisme. Et cela parle à tous les signataires : une autre société. Dans sa composition, notre appel cherche à relier idées, mouvement social, politique et citoyen. En plus de cette quadruple dimension, viennent s’ajouter des associations, donc la dimension sociétale. Cet appel est une interpellation du politique. Le besoin d’un véritable débouché politique ne doit pas faire le silence sur les contenus au nom des alliances. On doit mener des débats de fond pour avancer, sinon la gauche va être une sorte de rafistolage qui ne mènera nulle part. L’interpellation porte sur les moyens financiers et sur la cohérence. Avec les centaines de signataires de cet appel, nous allons prolonger ce travail le mercredi 15 janvier, à Paris.

ANAÏS HENNEGUELLE. Je partage ce que dit Frédéric Boccara. Nous voulons une proposition et pas seulement une réponse en défense. Quand on est de gauche, on est souvent en défense par rapport aux politiques proposées. Là, nous avançons des propositions d’attaque, des alternatives pour ne pas seulement contrer les nombreux coups. Quand on parle de la réforme des retraites, on est sans arrêt face à des idées reçues. Il y a très peu de médias, à l’image de l’Humanité, qui combattent ces idées rabâchées sans cesse. Nous voulons faire à la fois des propositions constructives possibles et présenter un vrai projet de société. Dans les politiques d’Emmanuel Macron, il y a beaucoup d’ajustements à la marge, budgétaires. C’est toujours faire plus avec moins d’argent, dans l’enseignement, dans la recherche, à l’hôpital, etc. On passe beaucoup de temps à discuter des ajustements budgétaires et très peu de temps à réfléchir à ce qu’on veut faire ensemble comme société. Le projet d’Ambroise Croizat et de Pierre Laroque, c’était bien de construire ensemble en tant que collectif et pas simplement d’ajuster à la hausse ou à la baisse de petites variables. C’est le sens, pour moi, de cet appel.


BENOÎT TESTE. Sur le plan syndical, il est très important d’être porteur d’alternatives parce qu’on a vite fait de nous renvoyer dans le camp du refus, de ceux qui rejettent toute nouveauté par principe et qui ne voudraient réfléchir à rien, finalement. Au contraire, nous sommes porteurs d’alternatives et de propositions d’évolution. C’est le sens de ce mouvement pour les retraites. L’existant ne doit pas être défendu par principe, mais il faut améliorer et prendre en compte les réalités nouvelles. Nous voulons conquérir des droits nouveaux. Cet appel est clair : cela passe par des financements nouveaux. Cela pose la question de la répartition des richesses. L’alternative passe par un financement des retraites à la hauteur des besoins et de ce que l’on veut pour les retraités, tout simplement. C’est un choix de société. Dans cet appel, il y a aussi la recherche d’un élargissement du mouvement : ensemble, syndicalistes, chercheurs, universitaires, personnalités, militants, etc. Ce mouvement a besoin d’être porté par un spectre très large et d’interpeller le politique. Il existe un enjeu de débouchés politiques dans la lutte qu’on est en train de mener.

JEAN-MARC CANON. Deux pièges nous sont tendus. Le premier, c’est de nous montrer comme arc-boutés sur des privilèges, sur des prés carrés, sur un système de retraite défini il y a soixante ans et qui ne devrait jamais bouger. Par nature, on serait réactionnaires, etc. A contrario, nous voulons montrer que nous sommes porteurs d’alternatives. Le système que je défends d’une retraite solidaire et dont le socle a été posé à la Libération a besoin de s’améliorer, de s’adapter à des réalités contemporaines. Même si je considère que ce qui a été posé globalement est encore quelque chose qui fait sens et progrès social. Ce système a été victime d’attaques de différents gouvernements qui ont fait reculer les droits. On est dans un combat idéologique énorme. Il y a des doutes. Cet appel est une des initiatives qui doivent démontrer que des moyens alternatifs de financement existent et sont par ailleurs porteurs d’une équité, d’une véritable justice sociale, contrairement à la contre-réforme que cherche à nous imposer le pouvoir exécutif. Nous avons besoin d’un « nous », d’un « tous ensemble », comme celui qui a fleuri en 1995. La retraite est un sujet universel qui nous concerne tous. Ce n’est pas comme dans le système que nous propose Macron. Nous travaillons à partager un bien commun. Chacun est dans son rôle, mais, évidemment, on a besoin d’interpeller le politique. La gauche doit s’interroger sur la façon dont elle porte les choses et sur la façon dont elle est perçue par l’opinion… Avec les gouvernements actuels, la traduction politique des luttes est compliquée, mais elle doit être posée.

Quelles sont alors les alternatives ? Comment faire autrement ?

BENOÎT TESTE. Nous devons enclencher une interpellation sur le fond. Face à ce que dit Emmanuel Macron, toujours frappé au coin du bon sens qui était déjà le bon sens de la droite, il y a aussi une petite musique qui se voudrait de gauche, finalement. « C’est universel, c’est plus juste etc’est plus équitable. » Il faut démonter ces éléments de langage. Cela se réalise sur le fond parce que ce n’est pas simple. C’est une affaire de répartition des richesses, mais aussi de droit : le droit à la retraite. Pourquoi défendons-nous, par exemple, les six derniers mois dans le public et les meilleures années dans le privé ? Ce n’est pas parce que c’est l’existant et ce n’est pas uniquement parce que cela permet un meilleur taux de pension. La référence à un meilleur salaire interroge d’abord la place du retraité dans la société. Ce dernier doit être rémunéré au niveau de son meilleur niveau de qualification atteint pendant sa vie active, parce qu’il a acquis ce droit. On se situe dans cette perspective d’acquérir des droits et de les améliorer. Le retraité a une fonction citoyenne. C’est un autre projet de société qu’il faut développer face à Macron, qui, lui, défend un vrai projet de société. Derrière son discours et ses éléments de langage sur l’universalité, il y a de vraies régressions.

La question du déficit est un argument qui pèse dans le débat. Qu’y répondez-vous ?

ANAÏS HENNEGUELLE. L’urgence n’est pas le déficit. C’est un argument classique de chantage par la dette pour réformer l’État en général. En ce qui concerne les retraites particulièrement, c’est un argument faux. D’après le rapport du Conseil d’orientation sur les retraites (COR), le déficit ne serait un problème qu’à moyen terme, à l’horizon 2025-2030, et le système serait même viable encore longtemps. Le système des retraites n’est pas un système en faillite. Et quand bien même un déficit apparaîtrait, il est plutôt dû à une baisse des recettes et non pas à une hausse incontrôlée des dépenses comme on voudrait nous le faire croire. La baisse des recettes est la conséquence de l’exonération des cotisations sociales pour les grandes entreprises qui pratiquent en outre des salaires faibles.

FRÉDÉRIC BOCCARA. En France, il s’est produit une forme de révolution avec l’instauration des retraites et de la protection sociale. Ce ne sont pas les salaires qui contribuent. On calcule en prenant pour base les salaires, mais c’est une prise sur les profits pour des dépenses socialisées. C’est une socialisation utile à la société. Il faut avoir un débat sur cette dynamique. Le débat sur le déficit est piégé. Il dépend des hypothèses. Mais si on prend les choses à l’envers en s’interrogeant : qu’est-ce qui empoisonne la dynamique ? Qu’est-ce qui fait qu’il n’y a pas assez de ressources et de dépenses socialisées ? C’est la répartition du gâteau, mais c’est aussi la taille du gâteau, mais c’est aussi son contenu qui sont empoisonnés. À ce moment-là, on regarde les choses autrement. Et il ne suffit pas de dire : « Il faudra augmenter les salaires », mais trouver aussi comment le système des retraites peut pousser vers l’augmentation des salaires et à la désintoxication de la finance.

Comment y parvenir ?

FRÉDÉRIC BOCCARA. Se désintoxiquer de la finance, c’est dégonfler la part, évaluée à plus de 320 milliards d’euros, des produits financiers des entreprises. En la taxant au même taux que les salaires, cela rapporterait tout de suite plus de 30 milliards d’euros. Le grand enjeu est celui des entreprises. Nous ne voulons pas d’une politique de compétitivité, mais d’une politique qui établit une autre relation avec les entreprises pour les tirer vers le choix du progrès, pour qu’elles contribuent vraiment. Nous voulons les arracher de cette logique en mettant en place une modulation des cotisations. L’entreprise qui supprime des emplois, taille dans la masse salariale et délocalise, ou qui n’applique pas l’égalité salariale, aurait un taux de cotisation employeur plus élevé. De l’autre côté, l’entreprise qui augmente les salaires paierait un taux normal de cotisation. Dans les deux cas, cela élargit la base de cotisation. C’est important car l’assiette, c’est la masse des femmes et des hommes qui travaillent et qui créent des richesses. En cinq ans, cela pourrait dégager entre 70 et 90 milliards d’euros, et cela permettrait d’avoir un système des retraites qui favorise les salaires.

JEAN-MARC CANON. Dans le rapport du COR, les hypothèses imposées par le gouvernement s’inscrivent jusqu’en 2022 dans une suppression de 50 000 emplois dans la fonction publique d’État et de 60 000 dans la fonction territoriale et sur un gel du point d’indice. Cela a conduit le COR à publier des hypothèses chiffrant à entre 7,2 et 17,9 milliards d’euros de déficit à l’horizon 2025. En tant que syndicaliste de la fonction publique, on peut refuser ces hypothèses et montrer qu’il y a des pistes de financement via la satisfaction des revendications légitimes. Prenons l’hypothèse de la création de 200 000 emplois stables. On résoudrait des situations criantes pour les services publics et on répondrait à des besoins vitaux pour les citoyens. Cela entraînerait en plus une baisse du chômage de 1 %. Au lieu de geler la valeur du point, prenons l’hypothèse de l’augmenter de 1,5 % par an d’ici à 2025, soit une hausse équivalente aux prévisions de l’inflation. Et enfin, troisièmement, faisons respecter l’égalité femmes-hommes, décrétée cause nationale par ce gouvernement. En réunissant ces trois hypothèses dans la fonction publique, on générerait entre 15 et 16,5 milliards d’euros de recettes supplémentaires. En répondant à trois revendications qui participent du progrès social, de l’égalité, de la solidarité et du bien-être des citoyens, on résout le pseudo-problème majeur du déficit, dont on nous rebat les oreilles.

BENOÎT TESTE. Ce pseudo-déficit est la traduction d’une règle purement comptable. En revanche, il faut souligner les effets induits par les politiques de régression sociale menées. Quand il n’y a pas de politique de l’emploi, cela constitue un manque à gagner pour les recettes. Et si on recule le départ à la retraite à 64 ans, de nombreuses personnes vont se retrouver dans une période plus longue de chômage, d’arrêt maladie et dans divers dispositifs qui pèsent sur les déficits publics et sur les financements du système de protection sociale. C’est pour cela qu’il faut avoir une vision d’ensemble. Avec le nouveau système par points qui ouvrirait des droits individualisés, on ne disposerait plus de cette possibilité de jouer sur le niveau des cotisations.

Cette semaine constitue un tournant décisif. Face à la réforme des retraites proposée, comment imposer la négociation d’une autre réforme ?

ANAÏS HENNEGUELLE. Les régimes spéciaux ne représentent que 1,5 % de la population active et 3 % des retraités, je suis effarée de voir comment le gouvernement tape sur les cheminots. À tel point que l’objectif pour tous serait d’accepter des sacrifices, du moment que les cheminots perdraient leur régime spécial. Dans cette opération de communication, il cherche, non sans effet, à diviser pour mieux régner. Face à cette offensive, nous pensons qu’il faut rassembler à terme les régimes par un processus d’unification vers le haut dans un régime universel qui accepte les différences. Au moment où nous en sommes, il faut ouvrir de véritables négociations avec le retrait du projet Philippe. Le gouvernement a toujours refusé de négocier son projet de réforme et a voulu profiter d’un rapport de forces défavorable aux syndicats, à l’instar de ce qui s’est passé pour l’assurance-chômage. Face à cela, il faut reprendre la main. Cela pourrait se faire lors d’assises économiques et sociales largement ouvertes.

JEAN-MARC CANON. De mon point de vue de syndicaliste, ce conflit des retraites peut permettre de réinventer une forme de citoyenneté. Sans retomber dans les errements historiques du rapport entre syndicats et partis politiques, et dans le respect de l’indépendance syndicale, il est temps de retravailler ensemble et d’inventer un nouveau combat citoyen afin de porter un certain nombre d’enjeux fondamentaux. À l’occasion de ce conflit et au-delà des retraites, tous ceux qui ont intérêt à la transformation sociale, chacun en fonction de ses prérogatives, les citoyens, les syndicats et la gauche de transformation, ont besoin de se parler à nouveau, même si c’est de manière différente. On ne gagnera pas des avancées sociales, on ne transformera pas la société et, accessoirement, on ne dépassera pas le capitalisme si on ne crée pas les jalons pour porter ensemble des projets de société.

BENOÎT TESTE. À l’occasion de ce mouvement, nous assistons en effet à une repolitisation plus grande, même si elle n’est pas généralisée. Il y a une manière nouvelle d’aborder un mouvement social avec des collègues extrêmement attentifs aux contenus et une conscience des enjeux qui est montée au fur et à mesure du mouvement. Ce n’est pas une grève presse-bouton, mais les gens cherchent à connaître dans le détail un système par points et à le comparer avec le système actuel. Il y a une grande capacité à vouloir comprendre les grands enjeux de société. En décembre, cela a été très fort. C’est la raison pour laquelle nous pensons que cela va continuer, cela peut s’élargir et aboutir. Ce travail sera déterminant pour servir de graines pour semer pour la suite. Il est important de réfléchir sur le fond aux alternatives afin de rendre crédibles les propositions que l’on porte.

FRÉDÉRIC BOCCARA. On vit des choses nouvelles en matière de citoyenneté à la hauteur de périodes historiques comme celle de Mai 68 ou de l’hiver 1995. Ce n’est pas seulement sur la durée du mouvement social, cela concerne aussi la relation au politique et sa responsabilisation. Cet appel acte des avancées. Le fait que l’Humanité lui donne un écho pour mesurer son originalité et ses contenus est très important. À mon avis, se cherche dans la société une grande alliance de progrès contre le capital financier et sa domination. Pour avancer, il faut aller dans les contenus et désigner concrètement cette domination du capital financier. Une nouvelle relation entre les luttes et les institutions est en train de se construire. La politique doit être pensée comme un pont entre lutte et institution, ce n’est pas l’une sans l’autre. Il y a donc une responsabilité d’idée à travailler ensemble pour voir en transparence les termes du débat. Les gens veulent s’emparer de cette nouvelle relation. La lutte contre le projet de réforme et le débat pour des propositions alternatives se renforcent : on est d’autant mieux contre une mauvaise chose qu’on voit ce qu’on pourrait faire à la place… Sinon, on ne pense qu’en termes de moindre mal. Je suis donc d’accord : il faut tenir des assises pour les retraites qui portent la transformation économique et sociale. La réforme proposée par Macron-Philippe veut créer un système de répartition individualisé et non solidaire. Dans ce contexte, une « conférence financière », si on décide en parallèle le basculement vers le système à points, sera bidon, car on ne pourra pas y parler des recettes mais seulement des dépenses. Un des objectifs de la réforme est de retirer aux partenaires sociaux la discussion sur les recettes (renvoyée au Parlement), en leur laissant seulement les dépenses (valeur du point), sous contrainte de « trajectoire d’équilibre ». Il faut donc immédiatement une conférence sur le financement pour améliorer le système de répartition solidaire par annuité, tenir compte des aspects nouveaux… et discuter des droits.

Article publié sur le journal L’Humanité : http://www.humanite.fr/pour-une-autre-reforme-de-progres-social-quelles-alternatives-pour-les-retraites-682820