Jean-Claude Delaunay
Dans un livre que j’ai publié l’an passé aux Editions Delga[1], je me suis efforcé de faire reposer ma conviction de la nécessité contemporaine du socialisme pour la France sur une analyse historique du capitalisme industriel. Dans ce but, j’ai utilisé les concepts de suraccumulation-dévalorisation ainsi que de suraccumulation durable du capital dont Paul Boccara fut l’introducteur en France, au sein du PCF. Je crois que ces concepts sont très importants, de même que la périodisation qu’ils permettent. Cela dit, je n’ai pas conçu le présent texte comme une illustration de la pensée de cet économiste marxiste éminent. Je ne sais pas s’il aurait été d’accord avec ce que je vais écrire, mais j’ai cru pouvoir m’autoriser de faire l’exposé de cette théorie et de ses conséquences pour la périodisation du capitalisme sans me référer précisément à ses écrits. Il me semble d’ailleurs que nous devrions tendre, si cela n’était déjà acquis, à fonctionner en tant que marxistes selon des règles scientifiques (collecte des observations, théorisation, confrontation avec les faits, reformulation et développement) et non à coups de références et des citations.
J’ai pris connaissance des travaux de Paul Boccara au début des années 1960 et plus particulièrement à l’occasion de ce que l’on a appelé La Conférence Choisy, tenue en 1966. Au cours de cette conférence, il exposa, devant plusieurs hauts dirigeants politiques français, son interprétation de l’évolution du capitalisme d’après la seconde guerre mondiale, pour la différencier de celle de Lénine. Par la suite, il publia divers articles et livres, par exemple en 1973 : Etudes sur le Capitalisme Monopoliste d’État, sa Crise et son Issue (Editions Sociales, Paris). Je ne crois pas, cependant, qu’il ait jamais publié une analyse élaborée de la théorie de la suraccumulation-dévalorisation macroéconomiques du capital dans le temps long. Peut-être en avait-il l’intention ? Il faudrait avoir accès aux documents qu’il a laissés derrière lui pour répondre à cette question. Ce que je crois, cependant, est qu’il a entrepris son gros travail sur les théories des crises dans la pensée économique avec l’idée de contribuer et de préparer une telle théorisation, à la manière de Marx, écrivant Les Théories sur la Plus-value, en même temps qu’il concevait Le Capital[2].
Paul Boccara ne fut cependant pas le seul à travailler sur la périodisation du capitalisme au cours des années 1960. Dans la branche de l’économie marxiste, la composante trotskiste animée par Ernest Mandel, bien qu’appartenant à une famille politiquement très hostile à la sienne et à la culture des communistes français, a contribué, par le biais de sa référence à la théorie des ondes longues de Kondratieff, à une telle élaboration[3]. Les écrits d’Ernest Mandel sur les ondes longues sont nombreux. Il inaugura la liste de ses travaux sur ce sujet en 1972, avec la publication de sa thèse, rédigée en langue allemande. Elle fut publiée en français sous le titre Le Troisième Âge du Capitalisme et fut l’objet de plusieurs révisions. Cette branche de la théorie est toujours active.
Ce court article vise à indiquer, dans une première partie, les raisons justifiant, selon moi, l’usage de la théorie de la suraccumulation du capital par rapport à celle de la tendance à la baisse du taux moyen du profit. J’indiquerai, dans une deuxième partie, la périodisation qui s’en déduit.
Théorie de la suraccumulation du capital : importance théorique
Dans le début des années 1960, le concept de baisse tendancielle du taux de profit était, sous l’influence de Henri Claude, le concept dominant au sein de la section économique du PCF. Ce qui était d’ailleurs, à première vue, conforme aux écrits de Marx[4]. Je crois cependant que ceux des économistes communistes qui, à cette époque, collaboraient à la Section économique du PCF, ont, sans procédures formelles mais avec raison, opté pour la théorie de la suraccumulation du capital et que l’on doit poursuivre dans cette voie. La théorie de la suraccumulation ne vise pas à rejeter la loi de la baisse tendancielle du taux de profit. Elle vise au contraire, pour lui donner consistance et force, à l’intégrer au sein d’un processus théorique plus large. Je présente ci-après ces raisons sans les rattacher précisément, je le répète, aux écrits de Boccara et j’en assume pleinement la responsabilité intellectuelle et scientifique. Cela dit, pour éviter de faire supporter à qui que ce soit le poids de mes turpitudes, je suis conduit à m’exprimer de manière très personnelle.
Comme on le sait, ce qui fut publié dans le Capital de Marx comme loi de la baisse tendancielle du taux de profit est un texte présentant un défaut majeur. En effet, cette loi peut être modifiée par des interventions diverses, ayant des effets contraires, régénérateurs, sur le taux moyen de profit, en sorte qu’elle ne s’affirme comme loi que de manière tendancielle. Mais qu’est-ce qu’une loi qui peut, à tout instant, être modifiée par une tendance contraire ? Cela risque d’être un résultat statistique, mais non une loi au sens de la théorie. Or, dans le texte de Marx, ce résultat tendanciel ne s’affirme finalement comme loi que par l’intermédiaire de l’accumulation du capital. Cela veut dire que cette évolution essentielle du capitalisme qu’est la baisse durable du taux moyen de profit résulterait de l’évolution d’un ratio (Profit/Capital) dont l’élément actif serait le capital. C’est parce que le capital, c’est-à-dire une quantité de valeur, augmenterait sans cesse, et malgré toutes les contre-tendances, que le capitalisme serait durablement en difficulté ?
Le concept central de l’œuvre de Marx, celui qui résume tous les autres, est celui de Travail. Par conséquent, dans l’étude du capitalisme, qui est l’étude de la contradiction antagonique entre Capital et Travail, c’est fondamentalement, dans les profondeurs de la réalité et donc dans celle de la théorie, parce que l’exploitation du Travail atteint des limites insupportables, et que les travailleurs luttent pour les repousser, et le font victorieusement, que la rentabilité du capital baisse durablement. La tendance à la baisse durable du taux moyen de profit ne s’affirme pas comme loi parce que le capital croîtrait plus vite que le profit mais que parce que la résistance des travailleurs à l’exploitation deviendrait de plus en plus forte.
Que, dans le cours de ce processus, la valeur du capital engagé augmente ou diminue au plan macroéconomique constitue, un élément important, mais néanmoins secondaire au plan de la théorie. J’insiste de manière peut-être exagérée sur ce point dans la mesure où certains chercheurs (je pense à Nobuo Oshikio) ont cru pouvoir démontrer que la baisse tendancielle du taux de profit exposée par Marx n’était vraisemblablement pas une tendance et certainement pas une loi. Je crois qu’il a manqué à ce chercheur, qui appartenait à l’Ecole du marxisme japonais profondément marqué par une tradition mathématique, de comprendre que le capitalisme n’est pas uniquement une dialectique entre des quantités de valeur mais que c’est aussi et peut-être surtout une dialectique entre des quantités de valeur et des individus ou des groupes. Produire de la valeur n’implique pas de faire travailler des concepts mais de faire travailler des hommes. Il faut certainement analyser les quantités de valeur, leurs rapports, leur dynamique. Mais cette dialectique des quantités est en réalité une dialectique entre des quantités et des travailleurs. Quand bien même la valeur totale du capital baisserait, il y aurait baisse de la rentabilité moyenne parce que, à un moment donné, les travailleurs n’en peuvent plus et refusent d’aller plus avant dans la direction qui leur est imposée.
Tel fut, me semble-t-il, l’arrière fond inconscient de la théorisation des années 1960 au sein de la section économique du PCF. Quoiqu’il en soit, la théorie de la suraccumulation du capital m’apparait aujurd’hui comme la théorisation d’un processus complexe, entre des classes sociales antagonistes, entre des quantités abstraites et des individus concrets, et non comme celle du mouvement d’un simple ratio. C’est la théorie d’un processus exprimant la liaison existant entre les différents niveaux de l’économie et d’abord celui des actions de chaque capitaliste en direction de « ses » travailleurs, c’est-à-dire celui de l’accumulation du capital, ou microéconomie, puis celui de l’économie tout entière, ou macroéconomie, cette liaison, cette fois perçue entre classes sociales, aboutissant, à plus ou moins long terme, par suite de ces accumulations décentralisées, et par suite de la surexploitation du travail, puis des luttes en résultant, à un état général de suraccumulation.
Mais à travers la liaison entre microéconomie et macroéconomie, c’est à l’observation fine d’autres liaisons qu’invite la théorie de la suraccumulation, et notamment celle entre production de la valeur (la production) et réalisation de la valeur (le marché) et donc celle entre prix en valeur et prix en monnaie. Par delà l’observation de cette liaison et de ses différents aspects, cette théorie conduit vers l’analyse de ses contradictions et de leur origine, la contradiction entre Capital et Travail, tant au plan des entreprises (le processus d’exploitation du travail proprement dit) qu’à celui du marché (la réalisation du produit associée à la distribution des revenus induite par le processus d’exploitation).
Par suite, la théorie de la suraccumulation macroéconomique du capital débouche nécessairement sur l’analyse des crises du capitalisme industriel et de leur solution économique. Elle introduit le concept de dévalorisation macroéconomique dans l’analyse. Cet aspect de la théorie est me semble-t-il, l’un des points importants des idées de Boccara sur ce sujet, l’autre aspect étant celui de la liaison entre niveau de la production et niveau du marché. Il n’existe pas de tendance à la suraccumulation du capital sans mouvement contraire de dévalorisation, totale ou partielle, de ce même capital. Le concept théorique réellement global sur ce point de théorie est, donc celui de suraccumulation-dévalorisation macroéconomique du capital. C’est lui qui permet de rendre compte de la périodisation des mouvements du Capital industriel du 18ème siècle à aujourd’hui.
Périodisation
En effet, la suraccumulation macroéconomique du capital peut être plus ou moins facile à corriger par le système. Si elle est difficile, voire très difficile, à corriger, on dit que la suraccumulation du capital est durable. A ce moment-là, la tendance à la baisse du taux moyen de profit n’est plus seulement une tendance. C’est une caractéristique lourde et permanente de l’économie considérée. On a parlé à ce propos de « grande crise ». L’idée est à peu près la même bien que le langage soit différent. Depuis les débuts du capitalisme industriel, on a observé deux périodes de suraccumulation macroéconomique durable, l’une à la fin du 19ème siècle et l’autre à partir de la fin du 20ème siècle (années 1965-1970). L’histoire du capitalisme industriel, de la fin du 18ème siècle à aujourd’hui, peut être découpée en trois intervalles de temps, ou stades du capitalisme industriel.
A chacun de ces stades correspond une forme de combinaison entre un mode d’exploitation du travail, un mode de rémunération des travailleurs, et une dominante technique. Les historiens du capitalisme appelle cela un « ordre productif ». La succession de deux ordres productifs (ou encore le passage d’un stade à un autre) a jusqu’à présent visé à surmonter, conformément aux exigences de la structure capitaliste et dans son cadre, la forme durable de la contradiction caractéristique de la fin de l’ordre productif précédent.
Si l’on désigne ces 3 ordres productifs à l’aide du mode d’exploitation de la main-d’œuvre qui y a prévalu ou qui y prévaut, on peut dire qu’ils ont été successivement, au 19ème siècle, celui de la production de plus-value absolue (obtention de valeur par le biais du temps total travaillé), au 20ème siècle, celui de la production de plus-value relative (obtention de valeur par la biais de l’intensité du travail de chacun dans un temps donné et de la masse des marchandises en résultant), depuis les années 1980, celui, simultané 1) de la production de plus-value relative dans les pays en développement et 2) de la production conjuguée de plus-value absolue et relative dans les pays développés eux-mêmes (des journées de travail les plus longues possibles, continues et densifiées au maximum).
Si l’on désigne ces 3 ordres productifs à l’aide du mode de rémunération de la force de travail, on dira que le premier fut caractérisé par le salaire direct au temps sans salaire indirect, que le deuxième a été caractérisé par le salaire direct au rendement et par la mise en forme d’un salaire indirect public, que le troisième est caractérisé, dans les pays développés, par le salaire direct à la tâche et la destruction-privatisation du salaire indirect public, et pour le salariat expatrié, par des conditions salariales assurant son attachement aux capital.
Si l’on désigne ces 3 ordres productifs à l’aide de la technologie dominante, on dira que le premier a été caractérisé par la machine-outil individuelle au sein de manufactures, que le deuxième a été caractérisé par des systèmes de machines-outils au sein de grandes entreprises ou usines, que le troisième est complètement éclaté mais qu’il est néanmoins principalement caractérisé par des systèmes d’informations, gérés à l’aide de machines universelles (les ordinateurs), de tailles et de puissances diverses. On y observe une double tendance à la déterritorialisation des activités. La première fait suite à l’exportation des activités productives vers les pays en développement. Elle engendre un salariat expatrié de type nouveau et un salariat nombreux de transporteurs, mais aussi d’un grand nombre de chômeurs. La deuxième fait suite, dans les pays développés, à la réorganisation, par les capitalistes et grâce à ce que l’on appelle les nouvelles technologies, du rapport entre Travail et Capital. C’est une technologie favorisant des formes d’exploitation de masse, et développant pour chaque individu, la tendance à la flexibilisation et à la précarisation de son travail.
Si l’on donne un nom à ces 3 ordres productifs, ou stades, on peut dire que se sont succédé depuis la fin du 18ème siècle : 1) le stade du capitalisme de libre concurrence et de l’industrialisation nationale, 2) le stade du capitalisme monopoliste d’État et de la production nationale de masse avec exportation internationale des marchandises, 3) le stade du capitalisme monopoliste financier mondialisé et de la production nationale éclatée et désarticulée.
On est entré, à la fin du 19ème siècle, dans une époque nouvelle, que, depuis Lénine, les communistes français, et d’autres, appellent l’impérialisme. Les guerres sont devenues mondiales. Elles ont plongé dans la guerre les peuples et les économies du monde entier. Nous sommes toujours dans cette phase. Depuis Lénine, l’impérialisme a évolué. Après 1945, et surtout avec la mondialisation capitaliste des années 1970, l’impérialisme est désormais placé sous la direction d’un pays leader, les États-Unis. L’impérialisme a pour limite l’existence et l’influence des pays socialistes, qui représentent 22 % de la population mondiale.
Est-il équivalent de combattre l’impérialisme et de combattre le capitalisme ? Si l’on estime que ces deux combats sont identiques, l’abolition de l’impérialisme suppose que la révolution socialiste soit mondiale. Fin de l’impérialisme et fin du capitalisme sont confondus dans un seul moment. Si l’on estime qu’ils sont seulement liés, alors le combat national pour le socialisme est un moyen de faire reculer l’impérialisme, mais ce n’est pas un moyen d’abolir le capitalisme au plan mondial. Il y a dissociation et relation dialectique entre ces deux niveaux de luttes. On peut même penser (et observer) que certains pays sont hostiles à l’impérialisme sans avoir une claire perception de leur avenir, capitaliste ou communiste. Un certain nombre de communistes français ont ajouté un échelon à ce puzzle, en estimant que le combat pour le socialisme devait être prioritairement mené au plan européen. Mais il n’y a pas consensus sur ce point. Il faudra bien trancher.
Comment conclure ce texte et quel peut en être l’intérêt pratique ? Je me propose, s’il apparaît utile de la faire, de creuser, dans la revue Économie et Politique, seul ou si possible avec d’autres observateurs de l’économie, le sillon dont je viens d’indiquer le tracé. Je vois à cet exposé 3 intérêts majeurs.
Le premier est de mettre à la portée de chaque communiste la théorie de la suraccumulation dévalorisation du capital en désamorçant certains contresens à l’égard de cette théorie. Cette dernière vise à recentrer l’attention sur l’exploitation et sur les travailleurs. C’est contribuer à l’élaboration de cette théorie que de décrire l’exploitation du travail telle qu’on peut l’observer autour de soi. Le centre économique de la contradiction entre Capital et Travail, c’est l’exploitation et non de seul rapport entre des quantités de valeur.
Le deuxième est d’inciter à théoriser la phase du capitalisme dans laquelle nous sommes. Je pense que les communistes peuvent rendre encore plus pertinentes les analyses déjà produites sur ce point.
Le troisième avantage est de conduire à soulever des questions nouvelles. En voici une. S’il est vrai que le capitalisme est traversé en permanence par un état de suraccumulation du capital, est-ce que le socialisme est en mesure d’y faire face ? Est-ce que la socialisation de l’investissement est en mesure, à elle seule, de résoudre le problème dont le concept de suraccumulation dévalorisation du capital est l’expression ?
[1] Jean-Claude Delaunay, 2020, Rompre avec le Capitalisme, Construire le Socialisme, Delga, Paris.
[2] Paul Boccara, 2013 et 2015, Théories sur les Crises, la Suraccumulation et la Dévalorisation du Capital, Editions Delga, Paris. On trouvera un compte-rendu du premier volume de ces Théories dans Gilles Rasselet, 2014, «Une histoire de la Pensée Economique pour Comprendre les Crises», Revue de la Régulation (on line), 15, 1er semestre, Spring 2014.
[3] Ernest Mandel, 2014, Les ondes longues du développement capitaliste, une interprétation marxiste, Syllepse, Paris.
[4] Karl Marx, Le Capital, Volume III, chapitre 13.