La gestion des caisses de retraites et du système de Sécurité sociale : raviver l’idéal d’auto-gestion par les intéressé.es

Pour sortir des débats purement techniques dans lesquels le gouvernement ne manquera pas de tenter de nous enfermer, il convient de mettre en avant l’enjeu démocratique et de classe du système de retraites et de Sécurité sociale. L’idéal de gestion par les intéressé. es que porte le PCF depuis la création de la Sécurité sociale est à l’opposé de la vision technocratique promue par Emmanuel Macron. Pour autant, il ne s’agit ni de défendre une vision conservatrice du système actuel (paritarisme), ni simplement de revenir aux compromis de 1945.

Gouvernance technocratique ou gestion souveraine par les intéressé.es ?

Dans un contexte où l’exigence de participation démocratique s’exprime avec force dans la population, le modèle de gestion du système de retraites et de Sécurité sociale représente un enjeu de classe crucial qui se trouve au cœur du projet communiste de gestion socialisée des richesses socialement produites par celles et ceux qui les produisent. L’histoire ayant lié le système de gestion des retraites à celui des autres branches de la Sécurité sociale, cet article, quoique présent dans le dossier sur les retraites, parlera en général de la gestion de la Sécurité sociale, sauf précision sur des éléments propres au système de retraites. Le même travail de spécification serait à faire pour les autres branches de la Sécurité sociale.

Cet article s’attache d’abord à caractériser la gestion du système actuel (I.). Quoiqu’il soit formellement paritaire, il est en fait déjà largement étatisé. La forme en cours d’étatisation emprunte la voie insidieuse de la contractualisation et se traduit déjà par une emprise de l’État sur les aspects les plus fins de la gestion du système.

Sur la base du constat des contradictions présentes dans le système mis en place à la Libération, la seconde partie de cet article cherche à dessiner quelques lignes autour desquelles pourrait s’articuler un système de retraites géré par les intéressé. es (II.). Sur un grand nombre de questions, cela reste au stade de l’esquisse, mais il s’agit au moins de poser un certain nombre d’enjeux qui appellent à une réflexion plus approfondie.

Une remarque terminologique sur le terme de « gestion », déjà fréquemment employé. Le terme est ambigu puisqu’il peut renvoyer à la mise en œuvre par les caisses de décisions prises par l’État en amont. Dans ce sens restreint, la gestion s’oppose à la décision ou plus exactement à la détermination des grands principes du systèmes à commencer par le taux de cotisation. Sauf précision, il est ici mobilisé dans un sens très général. Il a en outre l’avantage de figurer dans le terme d’autogestion qui a le mérite d’être assez clair du fait d’un long usage. Néanmoins, une expression plus appropriée serait sans doute le « gouvernement et la gestion du système par les intéressé.es ».

L’usage des deux termes n’est pas neutre. L’idéal d’un gouvernement du système de retraites et plus largement de Sécurité sociale par les intéressé. es, hors ou du moins à côté de l’État, s’oppose à une gouvernance technocratique, telle que celle impliquée par le projet d’Emmanuel Macron. Surtout, poser la question en termes de gouvernement par les intéressé.es conteste la réduction du gouvernement (au sens de l’action de gouverner) à l’État. C’est aussi là l’une des dimensions révolutionnaire du projet originel de Sécurité sociale : irrigué par l’idéal autogestionnaire, il représente une tentative de dépassement (partiel et limité) de l’État.

D’une autogestion limitée à une étatisation rampante mais omniprésente

Revenir sur l’histoire de la gestion du système de retraites n’est pas une coquetterie. Ce détour rappelle en effet qu’il convient de ne pas se tromper sur ce que nous défendons politiquement. Le système paritaire que nous connaissons actuellement n’a cours que depuis 1967 et est un recul par rapport au système mis en place à la Libération qui repose sur le principe de gestion « par les intéressés », selon la formule du programme du Conseil national de la Résistance.

En fait, le système actuel, quoiqu’on le qualifie de « paritaire », est lui-même un dévoiement de ce qu’il fut. Schématiquement, il est possible de diviser l’histoire de la gestion du système de retraites et de Sécurité sociale en trois époques : de 1945 à 1967, le système est largement autogéré, quoique ni l’État ni le patronat ne soient tout à fait absents (I.1.) ; de 1967 à 1996, le système peut être qualifié de paritaire ; et depuis 1996, une très forte étatisation est en cours (I.2.).

Le legs de la Libération : une autogestion limitée et pleine de contradictions

En 1945, le choix est fait de confier la représentation des intéressé. es aux organisations syndicales représentatives. La capacité de décision des caisses s’enraye rapidement, notamment avec la multiplication des organisations syndicales et les alliances qui se nouent contre la CGT entre la CFTC et FO, nouvellement créée ; alliance qui permet de bloquer les décisions, mais qui ne repose sur rien de suffisamment concret pour pouvoir gouverner le système de Sécurité sociale.

Ces tensions qui paralysent le gouvernement du système à son sommet n’empêche pas les caisses locales d’être gérées par des militants. es syndicales et syndicaux qui s’y investissent fortement. Les organisations syndicales fournissent alors la direction politique des caisses, mais aussi, dans une large partie les gestionnaires du quotidien de ces caisses à côté de leurs salarié. es. Localement, « il existe alors une communauté d’action entre les décideurs, les exécutants et les bénéficiaires des politiques sociales mises en œuvre »1.

Peu à peu, l’étoffement des effectifs des caisses de Sécurité sociale, leur institutionnalisation et le poids croissant des caisses nationales vont cependant briser ces communautés d’actions. Les organisations syndicales restent décideuses, du moins nominalement, mais la gestion concrète est de plus en plus confiée à des professionnel.les. Même la gestion politique (le gouvernement) devient de plus en plus dépendante du travail préparatoire des salariées des caisses, et notamment de haut. es fonctionnaires issu. es du Centre d’études supérieures de la Sécurité sociale (devenu l’EN3S depuis)2.

Si le système est principalement autogéré, l’État et le patronat ne sont cependant pas absents du gouvernement du système. L’État conserve un certain nombre de prérogatives réglementaires et législatives dont la clef de voûte de tout le système : la fixation des taux de cotisation. Quant au patronat, un quart des sièges lui est réservé. Pour être exact, le système est donc mixte entre étatisme et autogestion paritaire à dominante salariale.

Du paritarisme à l’étatisation

La mise en place de la Ve République en 1958 se traduit par une montée des tensions entre les caisses et leur ministère de tutelle (le ministère du Travail) tout au long des années 1960. Dès 1959, un rapport remis par Jacques Rueff, l’un des pères du néolibéralisme en France3, dresse (déjà !) un panorama apocalyptique des évolutions démographiques pour les finances publiques, lié à la liquidation des premières pensions. Son rapport, comme celui remis par Dobler, un inspecteur des finances en 1963, préconise une forte maîtrise des dépenses. Dans ce contexte, le ministère du Travail multiplie les annulations de décision prise par les caisses.

Face au refus de la CGT et de la CFDT de concourir à une logique de maîtrise des dépenses, la loi Jeanneney de 1967 met en place une gestion paritaire4. Cette loi sépare aussi les différents risques jusque-là gérés par une caisse unique et supprime les élections aux conseils d’administration des caisses5. Les administrateurs et administratrices sont désormais nommé. es par les organisations syndicales et patronales et les directeurs des caisses par le gouvernement.

Dans un contexte d’augmentation rapide des dépenses de Sécurité sociale et de moindres rentrées des cotisations, on assiste à une étatisation rampante de la Sécurité sociale dès les années 1970, qui commence par l’assurance chômage (hors champs de la Sécurité sociale) du fait de la forte augmentation du nombre de chômeurs et de chômeuses, mais touche avec la même logique l’ensemble des branches de la Sécurité sociale. Le poids de la détermination étatique du taux de cotisation apparaît alors clairement. Le besoin d’accroître les rentrées met l’État au cœur du jeu et l’amène à multiplier les réformes visant à diminuer les dépenses des diverses branches de la Sécurité sociale6.

Cette étatisation est entérinée en 1996 par les ordonnances Juppé du 24  janvier et 24  avril qui consacrent la mainmise du Parlement sur les ressources de la Sécurité sociale7. Désormais le Parlement vote chaque année la loi de financement de la Sécurité sociale qui limite encore la gestion paritaire. Ces ordonnances introduisent surtout deux instruments qui permettent à l’État de s’immiscer dans le fonctionnement des caisses : les conventions d’objectifs de gestion (COG), signées entre l’État et les quatre branches de la Sécurité sociale, et les contrats pluriannuels de gestion (CPG) qui les déclinent auprès des caisses et fixent des objectifs précis, y compris en termes de management qui peuvent aller jusqu’à des consigne sur la réduction du temps passé par appels téléphoniques d’un usager8.

On est donc aujourd’hui dans un système largement étatisé, reposant sur la contractualisation. Le management par objectifs qu’instaurent ces conventions et contrats limitent encore l’autonomie de gestion des organisations syndicales et patronales, pour ne rien dire des « intéressé.es ».

Apprendre des ambiguïtés de « l’auto-gestion réelle » pour redéfinir un projet autogestionnaire

Quoique le paritarisme, pour ne rien dire de l’étatisme rampant, soit un recul par rapport au système principalement autogéré mis en place à la Libération, celui-ci n’était pas exempt d’ambiguïtés. On peut au moins en distinguer cinq :

  1. Qui sont les intéressé.es et qui les représente ? Et, question subsidiaire, comment s’assure-t-on que les représentant. es ne sont pas rattrapé. es par un phénomène de bureaucratisation ? (II.1.)
  2. Quelle est la place de l’État dans le gouvernement de ce système ? (II.2.)
  3. Quelle place pour le patronat et donc pour des formes de paritarisme ? (II.3.)

La gestion par les intéressé.es  : qui sont-ils/elles et qui les représente ?

La formule de « gestion par les intéressés » est belle, mais elle est cependant ambigüe. L’intérêt se définit-il par le fait de bénéficier du système de retraite et plus largement de Sécurité sociale ou par le fait d’y contribuer financièrement ?

Historiquement le choix est fait d’assurer le financement du système de retraites et plus largement de la Sécurité sociale par la cotisation salariale et d’en confier la gestion aux organisations syndicales ouvrières. Face à une demande de plus de participation démocratique, réserver les sièges dans les conseils d’administration aux organisations syndicales répond-il à cet idéal de participation ? Dans ce contexte, et sans exclure les listes syndicales, ne convient-il pas de ne pas réserver ces élections aux seules organisations syndicales ?

En outre, même si les organisations syndicales comprennent des fédérations ou en tout cas des structures de retraité. es, elles apparaissent surtout comme les organisations représentatives des salarié. es et des fonctionnaires. Que faire alors pour les futurs usagers non-cotisants (les « inactifs et inactives ») ? Pour les indépendant.es ? Voire pour les futurs usagers futurs cotisants (les étudiant.es) ? Un système gouverné par les intéressé. es devait alors comporter des collèges différents pour ces différents groupes « d’intéressé.es ». Au sein du collège des cotisant. es comprenant aussi les indépendant. es, les salarié.es seraient majoritaires pour refléter leurs poids.

Au-delà de cette question des représentant. es se pose celle de leurs liens avec les salarié.es de la Sécurité sociale. Comme exposé précédemment, la technicité des questions de Sécurité sociale a en effet rapidement conduit à une professionnalisation de la gestion de la Sécurité sociale et un dessaisissement des administrateurs et administratrices élu.es.

Il est largement hors de la portée de cet article d’aller au-delà d’une évocation de cette question. Cette question d’un gouvernement mais aussi d’une gestion qui se fasse véritablement par les intéressé. es et ne s’abîme pas une nouvelle fois dans une tendance à la technicisation et à la bureaucratisation invite à une réflexion urgente.

Quelle place pour l’État ? – À côté ?

Quant au rôle de l’État, la partie précédente illustre à quel point celui-ci peut être ambigu. Le choix de laisser à l’État le pouvoir de fixer les taux de cotisation a considérablement affaibli la capacité des caisses à s’autogérer. Face à cette expérience, la capacité pour les caisses de fixer le taux de cotisation apparaît cruciale et diamétralement opposée à la logique de la réforme qui se dessine actuellement où le taux de cotisation global est fixé technocratiquement à 14 % du PIB. Une réaffirmation des principes autogestionnaires confierait aux caisses le pouvoir de fixer librement les taux de cotisation.

Cela peut se faire à l’issue d’un dialogue avec l’État et le Parlement, mais si les administrateurs et administratrices des caisses sont élu. es, en quoi leur légitimité serait-elle inférieure à celle des parlementaires ?

L’enjeu démocratique du système de retraites et plus largement de Sécurité sociale est crucial car il porte en lui une dimension révolutionnaire. La gestion et même le gouvernement de la Sécurité sociale par les intéressé. es constitue un élément déjà présent du dépassement de l’État. Cela repose en des termes propres à la France du xxie siècle, le problème du double pouvoir qu’avait posé Lénine9, et amène à repenser l’articulation entre le pouvoir des conseils (d’administration) et celui de l’État.

Quelle place pour le patronat ? – Aucune !

Si la place de l’État et l’articulation d’un système gouverné par les intéressé. es avec celui-ci restent des questions complexes, en va-t-il de même pour le patronat ? En 1945, une décision de compromis a été prise et 25 % des sièges ont été réservés au patronat. Doit-on revenir à cette proportion ? Doit-on considérer que le principe de gestion par les intéressé. es ne justifie pas une présence du patronat ?

Au premier abord, le droit pour les intéressé. es de fixer directement le taux de cotisation pourrait justifier une présence des entreprises dans la gestion, afin d’éviter qu’une augmentation nécessaire des taux de cotisation ne mette en danger certains secteurs ou types d’entreprises. Ce souci justifie la présence de représentant. es des entreprises.

Ces représentant. es doivent-ils cependant être élu. es par le patronat ? Nous contestons le monopole de gestion du patronat sur l’entreprise et défendons par ailleurs l’idée que les cotisations dites « patronales » sont davantage des cotisations « de l’entreprise ». La liberté de fixer les taux de cotisation rend nécessaire de prendre en compte les contraintes réelles des entreprises et non les intérêts de leurs actionnaires. Les représentant. es des entreprises pourraient alors être élu. es par les conseils sociaux et économiques (CSE, ex-Comités d’entreprise). Quant aux représentant. es du patronat, un rôle consultatif pourrait leur être réservé.


La gestion du système de retraites et, plus largement, de Sécurité sociale représente un enjeu de classe fondamental. Dans le contexte actuel où les demandes de participation démocratique s’accroissent, un projet ambitieux constitue un point d’appui dans les luttes face au projet technocratique d’Emmanuel Macron. L’autogestion par les intéressé. es du système de retraites et de Sécurité sociale répond au désir de participation d’une manière autrement plus stimulante que le référendum d’initiative citoyenne (RIC) qui a émergé ces derniers mois.

Pour être effective, l’autogestion doit contenir deux dimensions, également importantes : le gouvernement par des représentant.es élu.es des intéressé.es mais aussi une participation des intéressé. es dans la gestion quotidienne, au côté des salarié.es de la Sécurité sociale. Pris en ce sens, la bataille contre la dérive technocratique dont Emmanuel Macron constitue l’aboutissement et pour un retour à une autogestion débarrassée des contradictions initiales qui l’ont affaiblie, est une bataille révolutionnaire de première importance.

  1. Cf. G. Nezosi (2017), « Quelle gouvernance au sein de la Sécurité sociale », Regards, n° 52, p. 41.
  2. Sur ce point, cf. L. Duclos (1 988), « Le paritarisme au quotidien. La médiation du conseil d’administration dans la production du service public », Recherches et Prévisions, n° 54.
  3. Sur le rôle de Jacques Rueff dans le développement d’un néolibéralisme à la française et dans le développement d’un dogme de l’équilibre budgétaire, on se référera utilement à S. Audier (2012), Néo-libéralisme (s) : une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset ou B. Lemoine (2016), L’ordre de la dette, Paris, La Découverte.
  4. Cf. B. Valat (2001), Histoire de la Sécurité sociale (1945-1967), Paris, Economica.
  5. Les élections sont rétablies par la loi du 17 décembre 1982 relative à la composition des conseils d’administration des organismes du régime général. De même, la prédominance des « bénéficiaires », c’est-à-dire des organisations syndicales, est rétablie puisque 3/5 des sièges leur sont réservés. Ces élections ne sont pas renouvelées en 1989 et sont de nouveau supprimées en 1996.
  6. Cf. A. Catrice-Lorey (1997), « La Sécurité sociale en France, une institution anti-paritaire ? », Revue de l’Ires, n° 24.
  7. Respectivement, les ordonnances n° 96-51 relatives aux mesures urgentes tendant au rétablissement de l’équilibre financier de la Sécurité sociale et n° 96-344 portant sur les mesures relatives à l’organisation de la Sécurité sociale.
  8. Cf. G. Nezosi (2017), op. cit.
  9. V. Lénine (1917), « Sur la dualité du pouvoir », in Œuvres complètes, tome 24, Paris-Moscou, p. 28-31.