L’abandon de la recherche sur le nucléaire du futur : une catastrophe industrielle et écologique

L’arrêt par le CEA du programme de recherche-développement dans le domaine des réacteurs à neutrons rapides, appelé aussi réacteur de « quatrième génération », témoigne d’une absence de vision de long terme concernant les grands défis qui nous font face : l’épuisement des ressources énergétiques et le réchauffement climatique.

En effet l’humanité manquera bientôt de pétrole et de gaz, et si le charbon est beaucoup plus abondant – plusieurs siècles de réserve – la sagesse voudrait qu’on ne brûle pas complètement cette ressource au risque d’une pollution majeure de notre milieu avec un rejet massif des métaux lourds qu’il contient et pour la quantité de CO2que cela produirait par combustion. Il reste les énergies renouvelables, qui auront une part dans le mix énergétique mondial, mais ne pourront pas à elles seules répondre à toute la demande (voir les problèmes spécifiques lié aux énergies intermittentes et le cas allemand), et l’énergie nucléaire. Cette dernière, que le GIEC recommande de développer – étant une énergie bas carbone – fonctionne grâce à une ressource qui est elle aussi limitée : l’uranium. Nous avons, avec la consommation actuelle mondiale, un siècle de réserve avec le cours actuel de l’uranium, mais bien plus s’il venait à doubler : de nombreuses mines pourraient à nouveau être exploitées et viables économiquement. Quoi qu’il en soit, si on assiste à un fort développement du nucléaire dans les années à venir, et on peut faire cette hypothèse car l’humanité se retrouvant sans pétrole et sans gaz se tournera vers cette énergie de plus en plus, ces réserves d’uranium passeront d’un siècle à quelques décennies seulement. On comprend alors toute la pertinence de la mise au point des réacteurs de quatrième génération, dont les réacteurs à neutrons rapides font partie, qui permettent de multiplier par cent le rendement des technologies actuelles et repousser cette échéance.

Ces nouveaux réacteurs permettent ainsi d’utiliser la totalité des ressources d’uranium et non plus une toute petite fraction. Ainsi en est-il de l’uranium appauvri issu de la production électronucléaire de ces dernières décennies qui peut donc être perçu comme un déchet avec les réacteurs actuels, incapable de les « brûler »… ou alors un combustible dans un proche futur ! Ce qui va dans le sens d’une économie circulaire puisqu’on recycle ces « déchets » pour en faire des combustibles. Pour donner un ordre de grandeur, en France, ce stock d’uranium appauvri représente la bagatelle de 3 000 ans de production d’électricité à l’échelle nationale… à l’échelle mondiale, autant dire que l’épuisement de l’uranium est repoussé à une échéance d’au moins mille ans, ce qui donne largement le temps de développer d’autres technologies bas carbone : maîtriser la fusion nucléaire, résoudre les limites des énergies renouvelables, etc.

La Russie, la Chine, l’Inde sont dans la course, et développent des prototypes. Insistons sur un point, il s’agit ici de recherche-développement, cela veut dire qu’on en est à l’étude de la meilleure solution possible, d’un point de vue économique et technique. Ces réacteurs verront donc le jour d’ici 20 ans, il n’y a pas de doute, et seront produits en série et commercialisés. Il ne s’agit donc pas de recherche fondamentale ou d’hypothèses de long terme comme c’est le cas avec le réacteur recherche de fusion ITER à Cadarache (qui est une toute autre technologie, qui verra le jour au mieux au xxiie siècle pour une production de masse d’électricité).

La France va-t-elle être actrice, avec son industrie et sa recherche, de ce bouleversement énergétique ? Ou devra-t-elle dans vingt ans demander à la Russie ou à la Chine de construire ces nouveaux réacteurs après avoir abandonné toute recherche-développement dans ce domaine ?

C’est la deuxième option qu’ont choisie nos gouvernants. Le CEA en est réduit à faire de la modélisation numérique et renonce à construire le prototype ASTRID de réacteur à neutron rapide. Or tout le monde sait que sans prototype, sans confrontation avec le réel, on ne fait pas vraiment de développement industriel.

Au fond, c’est une vision à court terme, motivée aussi par le cours de l’uranium très bas depuis plusieurs années et qui n’incite pas vraiment à développer cette nouvelle technologie de réacteurs au rendement cent fois meilleur : le statu quoest tellement plus confortable. Pourtant cela permettrait un pas vers un nouveau nucléaire, avançant vers l’utilisation des « déchets », la réduction de leur volume et de leur toxicité. On voit une fois de plus comment le capitalisme avide de rendement financier élevé et assuré n’a pas de vision de long terme et est incapable d’investir, même des sommes limitées, sur des enjeux d’avenir aussi colossaux pour l’avenir de l’humanité et de la planète. La filière nucléaire française ne doit pas être soumise à la logique du capital et de la rentabilité financière de court terme dans l’esprit d’un service public de l’énergie digne de ce nom, réellement démocratisé et sous maîtrise publique et sociale.