Faire vivre et prolonger la Sécurité sociale

Chers amis, chers camarades (comme nous aimons à dire avec ce joli nom…),

C’est une grande responsabilité qui s’impose à nous que de relever le véritable défi des 75 ans de la création de la Sécurité sociale – 75 ans de création… et de vie. Car c’est vraiment un défi, la Sécurité sociale aujourd’hui, face à la domination du capital, ses coûts, ses pouvoirs, sa logique. Un défi pour être à la hauteur de ce qui s’est fait hier, et qu’il s’agit de faire vivre et de prolonger.

Faire vivre et prolonger la Sécu. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Certainement pas une commémoration passéiste en tout cas.

Cela demande

  1. De saisir l’ampleur de ce qui a été fait, son sens, sa portée
  2. De saisir ce qui est à faire
    1. Face aux attaques et mises en cause régressives
    1. Face aux défis nouveaux, de ce nouveau monde qui cherche à advenir mais qui est refoulé par l’ancien, celui du capital, où comme le dit le vieil adage que Marx aimait citer : « le mort saisit le vif ».
    1. Et ceci dans une conjoncture immédiate bien particulière, inédite du point de vue sanitaire, mais aussi social et économique
  3.   De poser l’enjeu d’oser aller plus loin, pour être fidèle à l’esprit qui a animé celles et ceux qui nous ont précédés.

J’ai en vue l’énorme enjeu mobilisateur nouveau autour des deux grandes questions que sont l’emploi et la relation aux entreprises. Elles taraudent à la fois notre société et la Sécu ! Il s’agit d’un grand projet politique et social que nous désignons sous le nom de « Sécurité d’emploi ou de formation » (SEF) Mais d’autres cherchent en ce sens, comme je viens de l’entendre de la part de la CGT et de Sud-Solidaires

Je voudrais dire en effet le besoin, l’exigence des gens et de la situation objective, d’un projet mobilisateur, nouveau, à la hauteur des défis du 21è siècle. Avec tout ce que cela implique de luttes, de rapport de forces, d’idées et de créativité.

Comme l’a pu être en son temps la Sécu.

Un projet qui tienne compte à la fois de la maturation de la société et des expériences historiques, des réussites comme des échecs.

Un projet qui, comme celui de la Sécu en son temps, peut constituer à notre sens, au sens du PCF, que je représente ici, le ferment fondamental d’une recomposition idéologique de la gauche voire, au-delà, des progressistes.

Une recomposition sur un contenu ! Un ferment qui donne une orientation positive, un cap et sert de boussole pour rompre vraiment avec cette conciliation avec le capital, avec la logique du marché, qui s’est ouverte à gauche à partir de 1983-85 et s’est développée ensuite.

Il s’agit à la fois des principes de contre-offensive pour une réforme de progrès de la protection sociale, mais surtout du nouveau projet de Sécurité d’emploi ou de formation dont je dirai quelques mots.

Le sens de ce qui a été fait avec la création de la Sécurité sociale

Tout d’abord, le sens ce qui a été fait avec la création de la Sécurité sociale. Je me concentrerais sur quelques éléments.

Un principe fondamental est instauré :

On reçoit selon ses besoins, on contribue selon ses moyens. Du moins en principe, car bien sûr dès le début ce principe a été attaqué, et continue de l’être, avec par exemple la montée d’une vision « assurantielle » de la protection maladie…

Mais voyons bien que ce principe, c’est une avancée énorme, considérable. C’est, je dirais, du communisme en actes !

Début ou éléments de dépassement du marché

Allons un petit peu plus au fond. Dans le fonctionnement de la sécurité  sociale, on utilise certes de la monnaie, mais fondamentalement il ne repose par un échange. Car (1) il n’y a pas de notion d’équivalent, en contrepartie du service, (2) il y a un engagement et des obligations de réciprocité, mais pas dans une contractualisation individuelle d’un offreur et d’un demandeur (3) il y a une obligation sans dépendance individuelle de type dominant/dominé

– (1) Pas d’équivalent : On ne se pose pas la question de l’équivalent quantitatif en contrepartie de la circulation monétaire (qui est donc un transfert, et non un échange)

– (2) Il y a des engagements et une réciprocité, mais contrairement à un contrat entre deux individus tel que le conçoit l’idéologie du libéralisme, les engagements et la réciprocité est « sociale », avec des tiers, elle ne s’effectue pas dans une réciprocité contractuelle entre deux individus. Elle construit société.

– (3) Obligation. Il y a une obligation de cotiser, de « donner », si on veut. Ce qui est fondamental (par rapport par exemple à une assurance privée), mais cette obligation ne crée pas, en principe, de dépendance individuelle, de lien de pouvoir des un.e.s sur les autres. Au contraire, il y a une sorte de principe de rotation des rôles : un jour on est en bonne santé, demain, on ne l’est pas, mais d’autres le seront, qui financeront les moyens nécessaires pour soigner les malades, etc. Et ceci, est vrai pour les pauvres … mais aussi pour les riches !

La Sécurité sociale ce n’est donc pas le marché. C’est un début de dépassement radical du marché, d’une part, mais sans retour à la dépendance personnelle féodale, de la charité, d’autre part.

C’est du moins le cas pour les  principes car il faut y mettre beaucoup de bémols, compte-tenu de « l’encadrement » de la Sécurité sociale dans une société très marchande…

Dans le même temps, ces principes sont contrecarrés par le marché, car la Sécurité sociale n’est pas un ilot. J’ai parlé des assurances privées, mais le marché, c’est aussi le marché du médicament. Ces principes sont aussi contrecarrés par une forme de domination administrative autoritaire et impersonnelle, technocratique, qui va de pair avec le recul de la démocratie et des formes d’étatisation. Même s’il y a eu d’autres reculs depuis, les ordonnances de 1967 marquent un moment très important de ce recul démocratique, avec tout particulièrement la suppression des élections et la notion de « parité » 50/50 salariés/employeurs, alors qu’auparavant le rapport était 75/25. Permettez-moi de remarquer que le rapport salaires/profits est autour de 66/33…. ! La démocratie était pourtant au cœur du système initial. Et la Sécurité sociale peut être vécue comme un appareil extérieur, alors qu’elle devrait être le bien de ses ayant-droit.

Mais au fond, retenons le nouveau, instauré avec ces grandes décisions de 1944-45 : un début de dépassement du marché, sans revenir en arrière vers des dépendances féodales, avec un fonctionnement basé des dons et contre-dons, obligatoires et non individuels, au lieu de l’échange. Mais aussi le principe de développement de l’autre et de la santé de chacun inscrit dans le fonctionnement même de la société. Bref, une contribution majeure à un mixte de transition, dépassant la société capitaliste marchande. C’est dire la modernité de ce qui a été engagé alors. Et le besoin de le poursuivre !

Rôle économique de la Sécurité sociale et issue à la crise de l’entre-deux guerre

Le troisième point important que je voudrais souligner, c’est le rôle économique de la Sécurité sociale.

D’une part elle va impulser une demande solvable nouvelle, importante. Elle rend solvable une consommation de santé. Elle participe donc de la reprise économique de longue période après la seconde guerre mondiale. C’est la vision dite « keynésienne » la plus connue sur laquelle insistent souvent les économistes. Mais il y a deux autres choses importantes qui expliquent au fond son rôle fondamental non pas pour la reprise mais dans la résolution de la crise profonde de longue période de l’entre-deux guerres[1]. C’est la dimension qualitative de cette nouvelle demande, et c’est son action sur « l’offre ».

En effet, la Sécurité sociale impulse non seulement plus de demande, mais une demande de nature nouvelle, de santé moins matérielle, plus servicielle (même si elle exige beaucoup plus d’industrie et de matériel qu’on ne le croit souvent comme le montrent les défaillances de notre système de santé face à la pandémie de la Covid19).

Et surtout, la Sécurité sociale va développer les travailleurs et les travailleuses, leur santé mais aussi, avec la prévention, une forme de bien-être, etc. Toutes choses qui vont participer de la sortie de crise et permettre de redémarrer sur la base d’une efficacité nouvelle, face à la crise de rentabilité, avec des éléments nouveaux dans la régulation économique. En effet, une partie des avances pour l’activité économique n’est pas traitée comme du capital à rentabiliser. On n’exige pas d’elles un profit. Ce sont des avances pour le développement des êtres humains, à travers le financement monétaire d’un déficit de la Sécurité sociale, à sa création. Et cela permet un développement d’ensemble qui n’aurait pas été possible, y compris une meilleure efficacité productive, qui participe de la sortie de la période de longues difficultés. De même, et j’y viens dans un instant, une partie des richesses créées n’est ni du salaire, ni du profit, mais va servir au développement des êtres humains, qu’ils soient travailleurs.ses ou pas.

C’est la réponse progressiste de ce qui a été théorisé par Paul Boccara comme CME-S (capitalisme monopoliste d’Etat social), système qui s’est mis en place (avec des différences) dans l’ensemble des pays capitalistes développés après 1944-45.

La cotisation

On pourrait insister sur beaucoup d’autres choses. Je veux insister sur la cotisation sociale qui est une création fondamentale.

Qu’est-ce que c’est fondamentalement ?

Partons du fond des choses. Dans toutes sociétés, il y a il y a des gens qui travaillent et d’autres qui ne travaillent pas. Aucune société ne comprend que des travailleurs, c’est impossible.

Celles et ceux qui travaillent produisent donc plus que pour eux seuls. Dans notre société capitaliste, les salariés produisent leur salaire et au-delà.

Le salaire, c’est le moyen de subsistance directe et la contrepartie d’un travail quantifié, émanant d’un contrat dans un rapport marchand. L’au-delà du salaire, c’est ce que Marx appelle la plus-value, qui correspond au « sur-travail » effectué par les travailleurs au-delà du travail nécessaire à leurs seuls besoins.

Dans le capitalisme classique, la plus-value est transformée en profit : elle est appropriée par le capital et on la fait entrer dans la logique de rentabilité du capital.

Avec l’instauration de la Sécurité sociale, cet au-delà du salaire, est utilisé en partie pour la Sécurité sociale, c’est-à-dire pour le développement de toutes et tous. C’est ce que permet la cotisation sociale. C’est à dire une prise sur les richesses créées, au-delà du salaire, qui ne diminue pas, au détriment du profit.

La cotisation sociale, si l’on veut c’est une prise sur le produit social du travail au détriment des profits mais pas au détriment du salaire. Elle est calculée sur la base du salaire, mais elle n’est pas prise sur le salaire, elle est prise sur le reste de la richesse créée par les travailleurs. C’est une prise, au détriment des profits !

C’est une innovation très profonde. On ne la mesure peut-être pas totalement, par exemple quand on parle de « salaire socialisé ». Il faut avoir la hardiesse de voir qu’on a créé quelque chose de très nouveau qui n’est ni salaire, ni profit. Comme souvent dans l’histoire, ainsi qu’aimait à le souligner le grand historien médiéviste Marc Bloch fondateur de l’école des Annales, on nomme avec des mots du passé une chose très nouvelle dans lesquels la nouvelle réalité rentre pourtant mal…

On comprend pourquoi le grand patronat et le grand capital n’ont de cesse de réduire les cotisations sociales : c’est une prise au détriment profits, pas sur une prise les salaires même si elle va au monde du travail pour une part majoritaire ! Une prise pour développer les êtres humains, pas pour développer les moyens de production matériels.

Enfin, la cotisation est directement liée à l’entreprise et à la production de richesse. C’est-à-dire que la gestion de l’entreprise et sa capacité à développer l’emploi est la base même de développement du système et de la protection sociale. Le système est solidarisé par l’emploi et par la production. Le développement de la base emploi est décisif.

Un mot de plus là-dessus. Quand la cotisation est prélevée directement dans l’entreprise, d’une part elle fait donc partie intégrante de ses coûts : le développement des êtres humains (pas seulement des salariés employés par elle) doit être intégré dans les gestions. Elle doit en tenir compte, ou plutôt « pré-compte » si j’ose dire.

D’autre part, ce prélèvement s’effectue avant même que le revenu soit séparé en salaires et profit : ce n’est pas une fiscalité du travail, ni du capital ! La cotisation intervient avant la répartition des revenus. C’est bien un prélèvement sur le produit social du travail, qui n’ampute pas le salaire, loin de là !

C’est une très grande différence avec la fiscalité classique ou avec la CSG.

**

Malgré toutes les attaques, les dépenses de la Sécurité sociale n’ont quasiment pas cessé de progresser depuis la création de la Sécurité sociale, tirant l’ensemble des dépenses de protection sociale (c’est-à-dire en incluant en outre le chômage, le minimum vieillesse, le RSA, les APL, …) dont elles continent à représenter l’essentiel.

Dépenses de protection sociale

En % du PIB                                      

Ce qui reste à faire

Tout cela m’amène à ce qui est à faire…

Le système de Sécurité sociale a été transformé sous l’effet des attaques qu’il a subies, mais pas seulement. Il s’est aussi transformé sous de la crise d’efficacité ouverte au tournant des années 1967-73.

J’en brosse quelques aspects rapidement.

C’est d’abord la financiarisation, la montée de la logique du capital et de l’appui aux profits contre les cotisations : montée des exonérations de cotisations sociales, mise en place de la CSG, montée de la logique assurantielle, marchande, et éléments anti-universalité avec le cloisonnement entre différents « publics » et la montée d’aides sociales d’Etat au détriment d’une réflexion sur l’apport de la Sécurité sociale, puis le détricotage des allocations familiales.

C’est aussi la mondialisation capitaliste, qui est pour une part une réaction aux luttes elles-mêmes. Elle pose, me semble-t-il au moins deux défis : le défi d’une protection sociale « internationale », qui se pose avec le Sud (pensons par exemple aux pensions de retraites entre nord et sud) ; le défi de la concurrence internationale sur la protection sociale par rapport à d’autres système, le capital ayant entre ses mains le chantage à la délocalisation.

Sur la dimension « mondialisation », il s’agit de chercher dans le sens de mutualisations et dans une perspective internationaliste de développer la perspective de protections internationales sociales, plutôt que de protectionnisme national qui confondrait  de façon perverse capital et travail. Cela implique à la fois des règles, des financements et des pouvoirs.

Il s’agit aussi de tenir compte du rapport de forces nouveau que le capital a créé par cette mondialisation capitaliste. J’y viens dans un instant.

Mais, plus profondément, les forces productives sociales ont commencé à connaître quatre révolutions. De véritables révolutions « objectives » — sans bien sûr une transformation révolutionnaire correspondante des rapports sociaux capitalistes !

C’est d’abord la révolution informationnelle qui, mettant au cœur de l’économie le développement de l’information, de son utilisation et de son partage, rend décisif le développement des capacités humaines.

C’est aussi la révolution anthroponomique qui, en lien avec la révolution démographique, voit monter de nouvelles exigences émancipatrices et d’autonomie.

C’est enfin la révolution monétaire, de libération progressive de la monnaie par rapport à l’or et à sa quantité. Cela donne un rôle très nouveau et considérable aux avances financières sous forme de création monétaire.

On pourrait citer aussi la révolution écologique, qui amène les êtres humains à menacer leur propre niche écologique par leur activité, et qui interroge profondément notre système productif, ainsi que notre type de consommation et sa culture marchande.

Notons que les luttes sociales et politiques ont aussi leur part dans ces transformations. Car il y a eu maintien, et même croissance, du niveau de dépenses et de leur part dans le PIB. Ceci malgré tous les efforts réactionnaires. Parce que la vie et le corps social ont jusqu’ici été plus forts. Citons notamment les progrès de l’universalité ou l’instauration de la retraite à 60 ans, cette dernière ayant eu des effets longs sur les dépenses de la Sécurité sociale, même au-delà des réformes qui sont revenues sur la retraite à 60 ans. Mais, dans la mesure où ce maintien s’est fait de façon comprimée, à reculons, ou sans affronter la logique du capital dans les enjeux de financement ou dans les enjeux démocratiques, la réponse a été une certaine montée du déficit, puis une certaine dégradation du système de santé et de la situation sanitaire. L’hôpital en est un exemple archétypal !

Les quatre révolutions que j’ai citées rendent bien plus décisives encore la bataille multiforme pour développer la cotisation sociale et sa base – salaire et emploi – base de développement des capacités humaines.

Combinées à la financiarisation et à la mondialisation, elles rendent indispensable de se préoccuper tout particulièrement du lien entre Sécurité sociale et entreprises. Le développement des entreprises doit moins en moins se faire « à côté de » ou « malgré » la Sécurité sociale. Une nouvelle articulation devient nécessaire. Il faut entrer dans une autre relation aux entreprises et au contenu de leur activité.

Cela renvoie aux quatre revendications fondamentales que nous portons, ainsi que le mouvement social, comme on a pu le voir durant le mouvement contre la réforme régressive des retraites, pour une réforme de progrès, mais aussi durant le mouvement de 1995 :

  • En finir avec les exonérations de cotisations sociales
  • Faire contribuer les produits financiers des entreprises, avec une cotisation spécifiques (dividendes et produits des intérêts de prêts représentent 300 Md€ par an, soit un à court terme un potentiel autour de 30 Md€ pour les retraites et de 40 Md€ pour la santé, et  moyen terme une réorientation de leur activité)
  • Agir sur la politique d’emploi des entreprises, avec un taux plus élevé pour les entreprises et groupes qui dépriment l’emploi et la masse salariale, voire délocalisent, le taux des autres entreprises devenant incitatif (et comme il porte sur une masse salariale plus élevée, le produit de cotisation s’accroît)
  • Une démocratisation profonde du système, avec la question de faire reculer d’une part le pouvoir du patronat et de l’Etat, en commençant par sortir du prétendu « paritarisme » instauré depuis 1967, d’autre part la dimension technocratique. Cette démocratisation devrait concerner aussi des pouvoirs nouveaux sur les relations avec les entreprises et sur leur politique d’emploi.

On pourrait y ajouter le grand enjeu de l’internationalisation de la protection sociale – qui renvoie à l’UE, à la mise au point de règles d’une autre nature et à des mutualisations financière – et l’enjeu de la création monétaire, le financement de la Sécurité sociale par création monétaire, totalement présent au démarrage du système et qui va commencer à se poser avec une force considérable compte-tenu des évolutions accélérées par la Covid19. Cela met en cause la Banque centrale européenne (BCE) qui devrait, et peut, financer ce déficit alors qu’actuellement la perspective proposée est celle de son financement par le marché, et à titre onéreux au lieu du taux négatif pratiqué par la BCE.

Or il faut bien voir que se creuse un cercle vicieux. Le financement du déficit par les marchés financiers renforce ces mêmes marchés. Ceux-ci peuvent alors agir encore plus durement contre l’emploi, ce qui creuse à son tour le déficit.

Ce qui m’amène à trois sujets majeurs posés dans la conjoncture actuelle : la dette, l’autonomie, l’hôpital.

Pour la dette, le gouvernement avance son financement par la CADES. Il faut, pensons-nous, récuser son financement par les marchés financiers à travers la CADES et récuser le principe de compression des dépenses qui se cache derrière le mot « maîtrise »… Nous proposons un financement à taux zéro, voire négatif, par la création monétaire de la BCE à travers un Fonds européen pour les services publics et la protection sociale, géré démocratiquement, une restructuration de la dette passée qui doit être refinancée elle aussi à taux zéro et des annulations de dette.

Concernant l’autonomie. Nous sommes opposés au principe d’une nouvelle branche, comme plusieurs ici l’ont aussi déclaré, d’autant plus que l’autonomie concerne au moins deux aspects : la maladie et la vieillesse avec l’enjeu d’un service public du 4è âge avec les questions de l’accompagnement.

Pour l’hôpital, créer massivement des emplois et former est décisif, comme l’a posé fortement la pétition intitulée « De l’argent pour l’hôpital pas pour le capital », portée par des syndicalistes et de  nombreux responsables du PCF, que j’ai lancée, signée par plus 100.000 personnes sur change.org. Tout ou presque est à revoir à l’hôpital : la dette qui doit être renégociée et financée à 0% ― car la reprise par l’Etat ne suffit pas si c’est pour payer la même chose en intérêts, soit au moins 1 Md€ ! ― les embauches doivent être massives et s’accompagner d’une formation tout aussi massive, avec des pré-recrutements de jeunes payés durant leur formation en Institut de formation en soins infirmiers (les ISFI), il faut instaurer une démocratie sanitaire et les ARS doivent être profondément refondues ou supprimées, il faut enfin se donner les moyens – organisationnels, juridiques et humains – d’une véritable coordination des différents acteurs (y compris les entreprises concernées).

Un quatrième sujet est celui des retraites, mais on peine à savoir si le gouvernement va le mettre dans l’actualité. En tout cas, une réforme de progrès est nécessaire, avec les lignes générales tracées ci-dessus (autre financement étendant la cotisation sociale et tapant sur la finance, relation nouvelle avec les entreprises, démocratie, service public).

Une nouvelle frontière, un nouveau projet pour la gauche : un système de Sécurité d’emploi ou de formation (SEF)

Etre fidèles à celles et ceux qui nous ont précédé, c’est oser innover ! Comme eux, en leur temps. C’est être fidèle à leur esprit.

Ce n’est pas la même chose que de dire « on sait ce qu’il faut faire », « on a les propositions, les réponses »… et proposer surtout la poursuite du passé avec un amendement de la répartition. Il nous faut « inventer », pour reprendre le titre du beau titre du livre de Michel Etiévent « Ambroise Croizat, ou l’invention sociale ».

Je veux vous parler de cette idée d’un système de Sécurité d’Emploi ou de Formation que nous portons. La SEF, comme nous disons entre nous.

Il faut en effet voir ce qui monte, de l’intérieur de notre société, parfois à l’envers – Marx aimait dire que « la pourriture est le laboratoire de la vie » – en tous cas voyons les ferments d’avenir qui sont à l’œuvre, même s’ils sont refoulés.

Ainsi, dans les années 1928-1930 s’étaient développées des assurances sociales qui ne constituent pas la Sécurité sociale, sur certains aspects elles n’en suivaient pas les mêmes principes et de toutes façons elles restaient partielles, sans changer la logique d’ensemble. Elles n’ont d’ailleurs pas permis de répondre à la crise profonde de longue période de l’entre-deux guerre. Mais, elles indiquaient le besoin de changement et de créativité sociale sur ce point. La poussée du corps social, à laquelle il était répondu de façon à la fois conservatrice et conciliatrice des intérêts du grand capital.

L’idée de SEF, c’est un petit peu la même chose que la Sécurité sociale par rapport aux assurances des années 1930. Elle pousse de façon refoulée et à l’envers, voire de façon réactionnaire dans la société. Pourtant, il y a là la réponse à une question fondamentale que se pose notre société. Une question que peut-être elle se pose encore plus fortement avec le mûrissement de la crise actuelle, sanitaire et économique.

On peut la présenter en cinq points.

  1. Fondamentalement, pour les personnes, ce système assurerait à chacune et chacun le droit à un emploi dans la sécurité, ou une formation, avec un bon revenu, et à une mobilité librement choisie entre emploi et formation, dans le même emploi ou pour un  meilleur ou autre emploi, ou une autre activité, dans un progrès et dans la sécurité.
  2. Il s’agit ainsi de conjuguer sécurité, liberté et mobilité dans le même temps qu’on assure le lien à l’emploi dans sa double dimension d’activité sociale et de production pour toute la société (revenu et richesse) sans s’y enfermer puisqu’on assurerait et on sécuriserait des alternances entre emploi et non emploi. C’est un lien à l’échelle de la société, « social » et pas purement individuel.
  3. L’idée est de développer l’emploi mais sans s’y enfermer en le conjuguant avec la formation et la liberté serait décisif comme base d’une société plus humaine. C’est décisif aussi avec les exigences de la révolution informationnelle où les capacités humaines deviennent si cruciales.
  4. Le système. Le salaire serait assuré par l’employeur (Etat, collectivité, administration ou entreprise), le revenu de formation, ou autre non salarial, serait assuré par des cotisations nouvelles, mutualisées entre entreprises, avec des contributions plus fortes des entreprises qui détruisent l’emploi. Des nouvelles nationalisations bancaires et un fonds spécifique permettraient aux travailleurs et habitants d’agir sur l’utilisation de l’argent des entreprises (profits) et des banques (crédit). Car il ne s’agit pas de financer l’investissement à la place des profits, en prélevant sur les salaires ou les cotisations ! Pour conditionner cette utilisation, le Fonds et les banques nationalisées viendraient bonifier le crédit aux investissements matériels et de recherche d’autant plus qu’ils seraient créateur d’emploi et de bonnes richesses. Un nouveau type de fiscalité sur les entreprises viendrait compléter ce dispositif, en conjuguant pénalisation et incitation.
  5. Ces investissements créateurs d’emploi permettraient d’assurer la création efficace des richesses, c’est-à-dire d’une part les salaires et cotisations sociales qui vont financer le système et ainsi conforter, sécuriser les emplois créés, et d’autre part les biens et services nécessaires, écologiques et utiles socialement.
  6. Conséquence majeure. On supprime le principe même du chômage. On commence ainsi à dépasser le marché du travail, où les salariés dépendent du patron et au capital pour avoir un revenu, puisqu’il est sécurisé. Le rapport des forces est fondamentalement changé. Mais, cela ne libère pas de la nécessité collective de produire un revenu et des richesses réelles de bonne qualité (écologie, santé, ..).
  7. Les acteurs sociaux et économiques. Pour cela, il faut changer profondément le « comportement » des entreprises et des banques, leur gestion, dominée par le capital, avec ses coûts, ses pouvoirs et sa logique. Il faut d’autres critères de gestion des entreprises que la rentabilité financière, des pouvoirs nouveaux sur les gestions et sur l’utilisation de l’argent. Bref une nouvelle cohérence entre objectifs sociaux, moyens financiers et pouvoirs.
  8. Des institutions nouvelles, territoriales et nationales, pourraient être un levier en ce sens : des Conférences permanentes pour l’emploi, la formation et la transformation écologique des productions. Elles rassembleraient les acteurs économiques et sociaux, ainsi que les élus et associations, les services publics, le patronat, les banques et les pouvoirs publics. Des engagements d’emploi, de production, et de formation y seraient pris par les entreprises. Les banques s’engageraient sur des financements. Elles disposeraient d’un pouvoir de pénalisation et d’incitation à respecter ces engagements dont un suivi démocratique serait organisé.
  9. Une régulation nouvelle. C’est toute une régulation nouvelle que permettrait ce système. Face à des difficultés d’activité (coûts ou demande), au lieu de répondre mise au chômage, investissement, puis croissance et emploi peut-être, on répondrait sécurisation et RTT, au lieu de chômage, formation et R&D, nouvelle production écologique et sociale, emploi meilleur et RTT.

L’organisation de système de SEF est à penser comme séparée de la Sécurité Sociale, même si elle lui serait étroitement articulée. Les services publics y joueraient un rôle très important, tout particulièrement le service public de l’emploi et de la formation – refondu avec la sécurisation de l’emploi comme mission principale – le service public de la monnaie et du crédit, et le service public de la formation initiale. On pourrait y ajouter le service public statistique, si pense à la dimension planificatrice sous-jacente au système que nous envisageons.

Sur le fond, on prendrait le contrepied de la logique du capital : préserver les femmes et les hommes et les développer, et ne garder les structures productives et équipements que si c’est justifié… On irait vers une mobilité maîtrisée, dans la sécurité de revenu. Bref, une nouvelle liberté.

Il s’agit d’un système radicalement nouveau, révolutionnaire au sens où la Sécurité sociale d’Ambroise Croizat l’était déjà, voire plus. Ceci, même si des éléments existent déjà dans notre société, mais à l’envers, refoulés. Ainsi, on a eu la généralisation de l’assurance chômage, avec sa création en 1958. Mais aussi avec les progrès de la formation professionnelle, un principe d’obligation de promotion au-delà du principe de protection sociale apparaît progressivement.

Mais le mûrissement actuel dans le sens de l’exigence d’une Sécurité d’emploi et de formation est saisissant.

Prenons par exemple, le chômage partiel tel qu’il vient de se transformer avec la crise sanitaire et économique. On reconnaît le besoin de préserver les compétences et de « sécuriser » les revenus, mais on met juste les gens « au frigo », qui touchent au mieux 16% de revenu en moins. On ne change pas la logique : aucune condition n’est mise aux entreprises et souvent le chômage partiel ne fait que retarder les suppressions d’emploi. On n’en profite pas pour former et engager les réorientations productives qui sécuriseraient les emplois de demain. Au total on maintient le principe du chômage, on conforte les profits et le monopole patronal sur les gestions.

Ainsi le plan Castex, conforte les dispositifs de chômage partiel et d’activité partielle, les relie à des conventions FNE-formation… Mais, alors qu’il affirme des réorientations productives à grands coups de roulements de tambour, il ne consacre que 1 Md€ à la formation, soit 1% de ses dépenses ! Et sans cotisations sociales supplémentaires. Il n’y a de la part des entreprises aucun engagement de création d’emploi ni d’investissement.

On insiste sur le besoin de conditionnalité sur les aides des entreprises, le gouvernement en fait des caisses dessus. Mais ces conditionnalités sont ridicules, parce qu’on ne veut pas changer la logique. Pas touche au capital !

Et précisément, dans une interview aux Echos le 30 septembre dernier, le président du MEDEF, G. Roux de Bézieux, s’élève contre les conditions imposées aux entreprises, conditions pourtant minimes et à la limite du ridicule : « Ce plan de relance est déjà plein de conditionnalités. (…) le plan jeune est conditionné à l’embauche d’un jeune et le volet investissement est conditionné… à un investissement ! ». Faire intervenir le CSE, demandent les journalistes ? N’y pensez pas : « le privilège ( !) de la décision doit rester au conseil d’administration ». D’autant plus que, conclut-il, « tout ce qu’on essaie de faire collectivement depuis quelques années, c’est de réduire le coût du travail ».

Débat autour de la « sécurisation » : nouveau système avec des principes nouveaux ou conservatismes ?

Sur la sécurisation mot galvaudé, mais question posée par le mûrissement actuel de nos sociétés, le débat n’est pas explicite, pourtant plusieurs conceptions existent. Quels en sont les termes ?

Fondamentalement, nous avons la « flexi-sécurité » pour reprendre le terme de l’UE, avec des versions de droite et des versions qui se revendiquent de gauche. Cela consiste en quoi ? Dans l’ensemble on maintient le principe du chômage, les emplois sont donnés on n’agit pas dessus, on accepte les suppressions d’emploi et on développe plus ou moins la formation entre deux emplois, le deuxième étant hypothétique, tout en assurant plus ou moins de filets de sécurité de revenu, de protection sociale. Bref, c’est l’accompagnement de la logique du capital, avec des cachous plus ou moins consistants entre les deux, et en reconnaissant l’importance de la formation continuée.

Une des versions de droite de la flexi-sécurité, est la conception portée par l’Institut Montaigne, proche du patronat, avec leur proposition de « CEF », Capital ( !) Emploi Formation. Une somme d’argent pour se former entre deux emplois, somme très minime, puisqu’il n’est proposé que de reconvertir les cotisations sociales existantes, tout ceci sans agir sur les créations d’emploi.

De l’autre côté, nous avons le revenu d’existence, situé à gauche hormis celles et ceux qui se revendiquent explicitement de la flexi-sécurité. Le revenu d’existence ne traite pas l’enjeu du développement du volume d’emploi et d’un travail pour tous, la diminution du volume d’emploi étant considérée comme fatale, ni celui de la production de ce revenu. Il risque donc fort d’être un minimum social… ce par quoi certains veulent commencer à l’instaurer, y compris au gouvernement actuel.

Nous partageons l’idée d’un revenu pour tous, comme une sorte de principe fondamental. Mais il ne faut pas le couper de la nécessité de la bataille vis-à-vis du capital et des entreprises pour permettre à chacun.e et chacun de travailler et de se former, dans une dynamique émancipatrice, au lieu de nourrir l’idée d’une fatalité d’une diminution du volume d’emploi. Il faut d’autre part permettre le développement de la base sociale, globale, de prélèvement de ce revenu individuel, sinon il ira en rabougrissant.

Alors d’autres, à gauche tel Jean-Luc Mélenchon, mettent en avant l’idée de « l’Etat employeur en dernier ressort ». Elle est présentée comme le nec plus ultra de la radicalité. L’idée est : si les entreprises ne fournissent pas un emploi aux demandeurs l’Etat serait obligé de les recruter. Cela laisse les entreprises et le patronat totalement indemnes, exonérés de toute responsabilité de créer des emplois. De même, la question d’une autre production, avec un autre contenu social et écologique et celle de son  financement est évacuée. Enfin, l’Etat ne peut pas embaucher ad vitam aeternam uniquement pour « occuper » des travailleurs, il faut former, investir et faire progresser l’efficacité… Cette proposition présentée comme keynésienne est très loin de Keynes lui-même qui mettait au cœur de sa vision la nécessité de faire reculer l’emprise de la rentabilité financière sur les entreprises et leurs décisions.

En revanche, je viens d’entendre nos camarades de la CGT et de Sud-Solidaires insister sur de nouvelles sécurités de l’emploi en lien avec les mobilités. Chacune de ces représentante a exprimé le besoin de rechercher de nouvelles sécurités pour l’emploi et les travailleurs, au-delà de ce qu’est l’actuelle Sécurité sociale, si j’ai bien compris. C’est d’une part la proposition de Sécurité sociale professionnelle de la CGT et de nouveau statut du salarié, c’est d’autre part l’idée d’une continuité de droits dans une mobilité permettant la sécurité présentée par la représentante de Solidaires. Je me félicite de ces interventions. Elles montrent une recherche commune et tout un espace commun de travail, de luttes, de création, de débat et d’expérimentation.

Nous pensons qu’il y a en effet besoin, pour la gauche et pour le mouvement social progressiste, de porter une nouvelle cohérence face à la cohérence capitaliste. Non pas seulement limiter la logique existante, par des garde-fous plus ou moins importants, ni compenser les dégâts d’un capitalisme de plus en plus fou. Viser un nouvel objectif social de progrès, allant au-delà du plein-emploi d’hier. Cela nécessite de se battre pour une nouvelle cohérence entre moyens financiers et pouvoirs sur les entreprises et les banques.

Il y a là un défi de nouveauté que nous voulons relever : au-delà de la protection travailleurs la promotion de toutes et tous, la suppression du principe même de chômage et le défi d’une nouvelle production, une nouvelle façon de produire et de travailler, avec la double dimension sociale et écologique. D’ailleurs les aspirations à penser une « Sécurité sociale » de l’alimentation, du logement, du médicament etc. Ne sont-elles pas plutôt des exigences sur le système productif d’une part, et pour de nouvelles sécurités personnelles émancipatrices d’autre part ? Ne trouveraient-elles pas une réponse meilleure dans cette recherche d’une autre relation aux entreprises avec le projet d’une sécurité d’emploi ou de formation ?

Tel est à notre avis l’enjeu majeur du XXIe siècle. Un emploi sécurisé, mais en osant le changer, sans le conservatisme des souffrances et aliénations au capital. Un autre travail, associant emploi, formation et réduction du temps de travail, émancipation hors travail… Mais en lien avec une action pour une autre gestion des entreprises et d’autres critères d’utilisation de l’argent. Cela exige une bataille, la construction de rapport de force d’idées, la création d’institutions nouvelles. Avec ce type de contenu, nous voulons contribuer à recomposer la gauche et son projet, pour sortir des ornières qu’elle a commencé à explorer à partir des années 1982-83 et pour qu’elle relève les défis de notre temps, pour une issue de progrès social à la crise systémique et de civilisation dans laquelle nous sommes plongés.


[1] « C’est la terrible crise que notre pays subit depuis plusieurs générations qui lui impose ce plan national et cohérent de sécurité », Ambroise Croizat, intervention du 9 août 1946 à l’Assemblée nationale