Pénuries de médicaments essentiels et explosion du prix des thérapies innovantes : pourquoi un pôle public du médicament est nécessaire

Anthony Gonçalves
Cancérologue à l’Institut Paoli-Calmettes, Professeur de Médecine à l’Université d’Aix-Marseille (AMU)

La crise sanitaire actuelle a conduit à placer au centre du débat politique la question de la construction d’un nouvel outil permettant la maîtrise publique et sociale de la production des médicamentsSi cette question a pris un tour évidemment critique, avec les pénuries observées dans les premières semaines de la pandémie COVID-19 (médicaments anesthésiques notamment, venant s’ajouter aux défauts en masques, blouses, tests, respirateurs…) et maintenant avec l’accès très insuffisants aux vaccins, elle est posée depuis plusieurs années avec le problème récurrent des ruptures de stock de médicaments essentiels et celui de l’explosion du prix des médicaments innovants. 

Ainsi, selon l’Agence Nationale de Sécurité des Médicaments (ANSM) citée dans un rapport publié par l’association UFC-Que Choisir en 2020, les pénuries et ruptures de stock pour des médicaments considérés comme d’intérêt thérapeutique majeur connaissent une dynamique exponentielle depuis le début des années 2010 (moins de 50 en 2008, 400 en 2016, 1200 en 2019 et plus de 3000 étaient prévus en 2020…)1. Selon la même étude, les causes de ces ruptures sont dans près de 60 % des cas directement attribuables aux stratégies industrielles elles-mêmes : arrêts de commercialisation décidés unilatéralement en raison du peu d’intérêt pour certains médicaments, souvent anciens et peu coûteux mais pourtant indispensables aux malades, difficultés d’approvisionnement en principes actifs ou défauts de qualité dans leur production, en rapport direct avec l’externalisation et la fragmentation toujours plus importante de la production. Ainsi, il apparaît que près de 40 % des médicaments commercialisés dans l’Union Européenne (UE) proviennent de pays extra-communautaires et 80 % des fabricants de principes actifs entrant dans la composition des médicaments disponibles en Europe sont basés hors UE, plus du tiers des matières premières nécessaires provenant d’Inde, de Chine et des États-Unis. De plus, la production des médicaments se réalise à flux tendu avec un minimum de stock ne permettant pas de faire face à une hausse inattendue de la demande ou à un problème sur la chaîne de fabrication. Ces éléments résultent tous, directement ou indirectement, d’une logique de réduction des coûts et de maximisation des profits qui s’oppose frontalement aux intérêts de santé publique des populations et appelle, au-delà des réponses immédiates nécessaires (comme des sanctions significatives pour les industriels concernés et l’obligation de constitutions de stocks couvrant de larges périodes, au moins équivalentes aux durées de pénurie à affronter), à la construction d’un outil industriel permettant la production des médicaments nécessaires.  

Pourquoi les prix des médicaments innovants explosent 

A côté des pénuries de médicaments essentiels, un autre point brûlant qui interroge le modèle actuel de production des médicaments concerne l’explosion du prix des médicaments innovants.  En effet, les 30 dernières années ont vu l’émergence de grands progrès thérapeutiques dans la prise en charge d’un certain nombre de maladies graves, qui jouent un rôle majeur dans la mortalité des hommes. Ainsi, dans le domaine des cancers, des approches réellement innovantes (thérapies ciblées, immunothérapies) ont révolutionné le pronostic de certaines affections, et ce mouvement se poursuit avec plusieurs centaines de nouvelles molécules potentiellement actives en développement. Parallèlement, on assiste à une augmentation sans précédent des dépenses consacrées aux médicaments, atteignant en 2018 plus de 1 200 milliards d’euros à l’échelle mondiale. Cette augmentation atteint près de 30 % sur les 5 dernières années et concerne de façon prédominante les médicaments dits de « spécialité », utilisés dans le traitement des cancers et/ou d’autres maladies chroniques et complexes (immunosuppresseurs utilisés dans les maladies inflammatoires par exemple) qui pourraient devenir à court terme un des éléments majeurs de ces dépenses. L’une des causes principales de cette croissance est le prix des médicaments concernés qui augmente de façon explosive sur la dernière période. Ainsi, dans une étude britannique, il a été observé que le coût moyen des traitements anticancéreux était passé de 20.6 % du PIB par habitant entre 1990 et 1995 à 141.7 % entre 2010 et 20142. De même, le coût mensuel médian de ces traitements aux USA a augmenté massivement, passant de moins de 200 dollars à près de 10 000 dollars, sur la période allant de 1975 à 20143 ! En France, une étude récente réalisée à Marseille et portant sur les nouveaux médicaments anticancéreux enregistrés par l’Agence Européenne du Médicament (EMA) entre 2004 et 2017 retrouve une augmentation du prix des nouveaux médicaments d’environ 50 %4 et il n’est pas rare de voir des médicaments à plus de 80 000 euros par an et par patient tandis qu’une nouvelle approche de thérapie cellulaire potentiellement révolutionnaire dans certains cancers hématologiques (CAR-T cells) coûte plus de 300 000 euros par patient. Quelle est la cause d’une telle inflation ? Pour l’industrie du médicament, ces prix ne sont que le reflet des importants investissements réalisés en termes de Recherche et Développement (R&D). Cependant, un certain nombre d’éléments permettent de contester cet argumentaire :  

  • d’abord les coûts réels en R&D dans l’industrie du médicament sont très mal connus, pour ne pas dire totalement opaques ; le chiffre classiquement donné par les industriels pour le développement d’un nouveau médicament est autour de 2 milliards de dollars, ces coûts incluant également ceux associés aux médicaments dont le développement n’irait pas jusqu’à la commercialisation. Outre que ces chiffres proviennent d’une officine largement financée par l’industrie pharmaceutique elle-même, ils ont été largement remis en cause 5,6 notamment du fait qu’ils incluent les profits potentiels qui auraient pu être obtenus si l’argent avait été investi dans un autre secteur !7  
  • d’autres chiffres évaluent le pourcentage du chiffre d’affaires consacré à la R&D à 15 %, alors que le poste marketing correspond à 25-30 % de ce chiffre d’affaire, soit presque deux fois plus !8 
  • la profitabilité de cette industrie est majeure9, avec des dividendes reversés aux actionnaires très supérieurs à d’autres secteurs (comme l’industrie du luxe, du numérique, de la finance…) ! 
  • l’évolution de la recherche clinique et pharmaceutique ces dernières années devrait pourtant conduire à une diminution de ces coûts :  
  •  alors qu’historiquement les nouvelles molécules étaient identifiées au terme d’un travail long, laborieux et aléatoire de « screening », les nouveaux médicaments sont maintenant des découvertes rationnelles, basés sur la connaissance a priori des cibles à moduler et le délai entre l’identification d’une telle cible et sa mise sur le marché s’est singulièrement raccourci ; 
  • Une grande partie de ces cibles sont largement issues des travaux des établissements de recherche publics et les étapes initiales à risque sont souvent réalisées par des petites entreprises privées issues de ces établissements (« start-up ») avant d’être rachetées par les big-pharmas

En fait, si l’on considère l’inflation croissante des prix, déconnectés des coûts réels en R&D, et les différences de prix que l’on peut observer à l’échelle de la planète, on en vient à la conclusion que le prix est essentiellement déterminé à partir de l’évaluation de ce que le marché est disposé à payer. Ceci explique que le sofosbuvir, médicament révolutionnaire de l’hépatite C, et qui coûte quelques euros à produire, puisse être vendu à plus de 40000 euros les 12 semaines en France, et pour quelques centaines d’euros en Egypte par le même laboratoire. Une négociation récente a permis sa baisse relative en France (27 000 euros), mais le niveau reste très élevé. Récemment, MSF a négocié des génériques à 120 euros tout compris pour les pays en voie de développement, alors que 90 % des malades n’y avaient pas accès. 

Un autre élément d’intérêt dans la réflexion est l’importance des aides publiques accordées dans le domaine au titre du Crédit d’impôt recherche (CIR). Ainsi, Sanofi a reçu plus d’un milliard d’euros de CIR en 10 ans mais distribue la moitié de ces bénéfices aux actionnaires (3,5 milliards en 2019) et a supprimé près de 3 000 emplois dans la même période. 

La question de la propriété intellectuelle et des brevets est également essentielle. A l’heure actuelle, la faiblesse chronique du financement public de la recherche, combinée à la volonté de l’industrie pharmaceutique de se débarrasser des étapes initiales du développement, a favorisé le développement de start-up d’abord financées par des « capital-risqueurs » puis rachetées à prix astronomiques par les big pharmas en cas de potentiel succès, ce qui participe à l’envolée des prix. 

La crise du COVID-19 et la question des vaccins est également évocatrice. Le vaccin à ARN de Pfizer a été financé à hauteur de plusieurs centaines de millions d’euros par le gouvernement allemand et la Banque européenne d’Investissement. Tous les vaccins actuellement sur le marché ont bénéficié de pré-commandes fermes de la part des États, avant même de savoir si leurs résultats cliniques seraient probants. Pourtant, le prix des vaccins à ARN, autour de 30 à 40 euros les 2 injections, est 3 à 5 fois supérieur à celui de la grippe, et plus 10 fois supérieur à celui commercialisé par Astra Zeneca, qui s’est engagé (pour une durée limitée…) à le vendre à prix coutant. Ces prix astronomiques sont rendus possibles par la situation d’urgence créée par la pandémie et la protection conférée par les brevets en possession des compagnies. Outre la pression qu’ils font et feront peser sur les caisses d’assurance maladie, ces prix limiteront l’accès aux vaccins des pays pauvres et in fine s’opposeront à l’efficacité de la stratégie vaccinale au niveau mondial, facilitant l’émergence de nouveaux variants, potentiellement résistants.  

Construire un nouvel acteur public 

Face au modèle dominant et exclusif mais actuellement largement défaillant de l’industrie pharmaceutique, il est essentiel de construire un nouvel acteur public capable d’assurer la production des médicaments essentiels, qu’il s’agisse de molécules anciennes et susceptibles d’être en rupture, mais également du développement de thérapeutiques innovantes. Ainsi, un pôle public du médicament devrait être capable de prendre en charge l’ensemble des étapes du développement pharmaceutiques, depuis la preuve de concept apportée par les laboratoires de recherche publics, universités, INSERM ou CNRS par exemple jusqu’à la production de masse répondant aux besoins médicaux, incluant la constitution de stocks suffisants et les étapes de distribution. Une collaboration étroite avec les établissements de recherche et les entreprises qui en sont issues sera nécessaire, dans un nouveau modèle s’éloignant de celui inflationniste et inefficient des « start-up ». Ce pôle public devrait également s’appuyer sur la relocalisation des principaux acteurs de la filière industrielle, incluant les matières premières indispensables. Les capacités de production pourraient inclure des structures déjà existantes telles que l’agence générale des équipements et des produits de santé de l’AP-HP, la pharmacie centrale des armées ou encore l’Etablissement Français du Sang et Laboratoire du Fractionnement et des Biotechnologies (LFB) dont l’expertise en thérapies biologiques pourrait être mise à profit. Elles pourraient également faire appel à des structures privées, pouvant être nationalisées ou transitoirement réquisitionnées selon le degré d’urgence. Un tel pôle public pourrait prendre en charge également les dispositifs médicaux. Le pilotage de ce pôle pourrait être confié à un Conseil National du Médicament, incluant des représentants des partenaires sociaux, des professionnels de santé, des usagers, de l’Assurance maladie, des élus, chargés d’élaborer et de contrôler la stratégie en la matière. La création d’un tel pôle public devrait s’accompagner d’une volonté déterminée d’imposer la transparence sur les fonds publics reçus par l’industrie pharmaceutique lors des discussions sur les prix des médicaments menées par le Comité Economique des Produits de Santé (CEPS), ainsi que sur les coûts réels de recherche et développement comme les profits versés aux actionnaires. De plus, le CEPS pourrait voir sa structure élargie au conseil National du Médicament.  

Initié dès que possible au niveau national, un tel dispositif devrait être décliné au niveau européen, dans le cadre de constructions collectives avec les États qui le souhaitent, permettant de mobiliser les financements nécessaires et de mutualiser les coûts et les procédures de recherche et développement.