Note de lecture : Jean-Claude Delaunay, Sortir du capitalisme, construire le socialisme

Delga, Paris, 2020

Le titre indique que ce livre écrit par un économiste n’est pas seulement un livre d’économie. L’accent mis sur le rôle du marché dans ce que l’auteur appelle à juste titre le socialisme – la période de transition entre le moment où des principes communistes commencent à l’emporter sur les logiques capitalistes qui imprègnent toute la société contemporaine, et le moment où le processus historique d’abolition du capitalisme parvient jusqu’à son dépassement – répond à la préoccupation très actuelle de combler un « impensé paradoxal de la gauche de transformation sociale 1 ». « Derrière le marché, ou sous le marché, comme on voudra, il y a bien plus que des valeurs d’usage, des échanges et des prix, il y a du travail », indique Jean-Claude Delaunay à l’appui de sa réfutation d’une définition surannée du « socialisme » qui se limiterait à la « propriété collective des moyens de production ». On pourrait ajouter qu’il y a aussi du pouvoir mais, comme nous allons le voir, ce n’est pas là-dessus que l’auteur souhaite mettre l’accent. 

L’ouvrage se réclame résolument du marxisme, c’est-à-dire de l’œuvre de Marx, d’Engels et de leurs divers successeurs, du XIXe siècle à nos jours, sans ignorer l’apport du marxisme vivant qui a pu se déployer en lien avec l’action politique du Parti communiste français. Même si on ne s’en étonnera pas de la part d’un économiste qui a activement contribué, depuis longtemps, aux travaux de la commission économique du PCF, on saluera cette honnêteté intellectuelle dont bien des auteurs se réclamant pourtant, eux aussi, du marxisme, ne font pas preuve. C’est aussi une forte incitation à poursuivre le dialogue avec les thèses de Jean-Claude Delaunay et avec les conclusions politiques qu’il en tire. Cette lecture de son ouvrage ne prétend pas traiter les multiples aspects qui en sont développés dans le livre : son témoignage direct sur le socialisme chinois qui, pour être documenté, averti et bienveillant, n’ignore pas pour autant que cette expérience historique est traversée de grandes contradictions, ses vues stimulantes sur les racines comparées dans la civilisation grecque de la démocratie libérale occidentale, et dans la civilisation chinoise de la « dictature démocratique du peuple » en vigueur aujourd’hui à Pékin, ou encore sa présentation plus discutable des modalités de la financiarisation de l’économie à la fin des années 80…  

On se bornera à prendre, pour fil conducteur de cette lecture, l’indication fournie par l’auteur de ce que l’écriture de ce livre l’a conduit à reprendre et à généraliser l’emploi et le contenu d’« une des thèses théoriques centrales de la pensée de Paul Boccara » ; Jean-Claude Delaunay voit en effet dans « la théorie macroéconomique de la suraccumulation et de la dévalorisation durable du Capital (…) une des grandes innovations conceptuelles de ces dernières décennies dans le domaine du marxisme ».  

De fait, Paul Boccara a attiré l’attention sur la notion centrale de suraccumulation-dévalorisation du capital, beaucoup plus riche et productive que ce que les différentes vulgates, social-démocrates, staliniennes, trotskystes ou académiques, ont fait de l’expression plus connue de « baisse tendancielle du taux de profit ». S’appuyant sur les développements, pour partie inachevés, qui en traitent dans le livre III du Capital, sur une lecture critique de toute la littérature consacrée aux crises économiques, des origines au XXIe siècle, et sur certains éclairages apportés par la théorie des systèmes telle qu’elle a été formalisée au milieu du XXe siècle, il a proposé une analyse de l’économie capitaliste comprise comme un système. Le taux de profit, dont le livre I du Capital a montré qu’il guide les capitalistes dans leurs choix de production, d’investissement, d’embauches, de financements… joue, dans cette optique, un rôle central dans la régulation du système, c’est-à-dire dans le jeu des actions et rétroactions qui aboutissent au renouvellement dans le temps de ses opérations, et qui régissent aussi les modifications qu’il subit au fil du temps sous l’effet des événements extérieurs qui l’affectent et sous l’effet de ses propres contradictions.  

Suraccumulation et dévalorisation du capital 

Ainsi, Marx définit la suraccumulation comme un excès de capital, non pas essentiellement par rapport à la demande finale, mais par rapport aux possibilités de dégager le taux de profit exigé par le capital déjà accumulé et dont la raison d’être est de poursuivre son accumulation au rythme le plus élevé possible. Marx montre ensuite que la réponse à cette suraccumulation réside dans les différentes modalités de dévalorisation d’une partie du capital, qui s’imposent sous l’effet de la concurrence entre capitaux mais aussi sous l’effet des luttes sociales et politiques : sa mise en valeur à un taux inférieur au taux de profit moyen, voire négatif, voire encore sa destruction pure et simple dans les crises économiques. Cet « invisible simple » donne des clés pour expliquer le « visible compliqué » qui ne fait pas l’objet du Capital mais que Marx avait réservé pour des travaux ultérieurs qu’il n’a pas eu le temps de mener à bien : les formes concrètes de la concurrence entre capitaux, les crises, les cycles économiques, les processus monétaires et financiers qui permettent à l’accumulation capitaliste de dépasser certaines de ses limites mais qui rendent aussi plus violent le retour de ses contradictions.  

Dans cette optique, le socialisme est conçu comme la période pendant laquelle la mise en cause de la régulation par le taux de profit devient dominante, jusqu’à imposer une autre régulation du système économique, visant non l’accumulation la plus rapide possible de capital mais au contraire une efficacité économe en capital matériel et financier pour pouvoir consacrer davantage de ressources au développement des capacités humaines (emploi, formation, recherche, création culturelle… donc salaires et consommation) et libérer ainsi le potentiel de croissance de la productivité apporté par la révolution informationnelle. C’est à cette lumière qu’on peut considérer les axes économiques de cette transition à la fois conflictuelle, graduelle et sujette à des avancées ou à des accélérations en fonction des rapports de forces dans la lutte des classes : dépassement du marché du travail par la construction d’un système de sécurité d’emploi et de formation, dépassement du marché des biens et services par l’expansion de nouveaux services publics et par la mise en œuvre, contre la rentabilité capitaliste, de nouveaux critères de gestion, dépassement du marché de l’argent par une prise de pouvoir démocratique sur le crédit bancaire, dépassement du marché mondial par une nouvelle mondialisation de coopération, industrielle, commerciale et, tout particulièrement, monétaire. 

Il s’agit donc là d’une révolution qui, au-delà d’une conception étroite de la macroéconomie, touche tous les aspects du système économique – production et circulation, technologies et rapports sociaux – et va de pair avec une révolution du système anthroponomique (les relations parentales, de travail, politiques, culturelles et psychiques). On comprend que cette nouvelle régulation ne peut devenir prédominante qu’à l’issue d’une lutte acharnée contre les logiques de l’ancienne régulation capitaliste, et que ces luttes commencent de l’intérieur même du système capitaliste. C’est précisément pourquoi elles ne peuvent se développer pleinement qu’en prenant conscience de leur propre cohérence, à l’opposé des conceptions révisionnistes selon lesquelles « le mouvement est tout et le but final n’est rien », ou selon lesquelles le « déjà là du communisme » pourrait l’emporter sans l’action d’un parti révolutionnaire. 

Le propos de Jean-Claude Delaunay est différent. Il définit la suraccumulation comme un « sous-emploi des forces productives », dans la tradition « sous-consommationniste » de Rosa Luxemburg, de Kalecki et des héritiers de Keynes.  

Pour lui, la suraccumulation de capital est un phénomène « durable » – il insiste sur ce terme – et permanent plutôt que le résultat d’une lutte incessante, dans les choix de gestion des capitalistes individuels comme dans la régulation d’ensemble du système économique, entre les tendances à la suraccumulation du capital et les facteurs (technologiques, démographiques, politiques…) qui s’y opposent à la faveur de la dévalorisation d’une partie du capital. De ce fait, Jean-Claude Delaunay ne s’intéresse pas, lorsqu’il traite de la suraccumulation du capital dans cet ouvrage, au retour cyclique, tous les sept à dix ans, des crises périodiques de suraccumulation, ni à la succession de phases longues d’essor, puis de difficultés de l’accumulation, mise en évidence par Kondratieff, qui signalent les changements dans la régulation du système lorsque la pression des luttes sociales et politiques face à l’exacerbation des contradictions économiques les imposent. Il ne voit donc pas en quoi ce qu’il appelle le « capitalisme monopoliste financier » contemporain perpétue les traits caractéristiques du capitalisme monopoliste d’État dans la régulation de l’économie, ni les points communs qu’il présente avec les phases de financiarisation qui avaient caractérisé, déjà, les phases de difficultés des cycles Kondratieff précédents (dernier quart du XIXème siècle, « années folles » aboutissant au krach de 1929).  

C’est aussi pourquoi il ne s’intéresse pas non plus à la façon dont des bouleversements comme la révolution informationnelle, la révolution écologique ou la révolution monétaire affectent en profondeur les opérations de production, de circulation, de répartition et de consommation du système économique capitaliste, et bousculent sa régulation par le taux de profit. 

L’État, agent principal du socialisme ? 

Ce parti pris le conduit à une conception du socialisme principalement caractérisée par un rôle central de l’État. C’est par un guidage des investissements par « un plan d’ensemble élaboré ex ante » qu’un pouvoir socialiste viserait d’abord à rationaliser les gestions capitalistes en imposant à l’échelle de toute l’économie « un même taux de rentabilité sociale (le taux de profit moyen) avec des compositions éventuellement différentes de taux de profit individuel », puis, dans une économie socialiste de la maturité, à faire croître – toujours à l’échelle de l’économie nationale prise dans son ensemble – le rapport du revenu total au capital total plutôt que le taux de profit moyen. Le socialisme, incluant le « marché socialiste » qui est l’objet principal du livre, ne met donc pas en cause, dans un premier temps, le rôle central du taux de profit. Il commence par l’encadrer par l’action de l’État. L’État – et non les luttes sociales, avec bien sûr la concrétisation de leurs résultats dans de nouvelles institutions – est ainsi « l’agent principal du socialisme », qu’il s’agisse, dans un premier temps, de rationaliser l’action du taux de profit pour faire croître les forces productives puis, dans un deuxième temps, d’imposer à l’activité économique, des objectifs répondant aux intérêts de la population. On comprend bien que cette présentation des choses rend compte de beaucoup d’aspects du socialisme chinois actuel. 

On peut en revanche s’interroger sur sa capacité à guider l’action politique dans les conditions sociales, économiques et politiques de la France et de l’Europe, particulièrement frappées par les derniers soubresauts de la crise du capitalisme financiarisé et mondialisé. Deux aspects appellent, de ce point de vue, l’attention. 

En premier lieu, le socialisme tel que Jean-Claude Delaunay le définit ne peut se concevoir qu’à l’échelle nationale des différents pays qui, dans la séquence historique qu’il envisage, sont appelés à venir l’un après l’autre élargir son « périmètre ». Cette vision des choses rend-elle vraiment compte d’une période où la dimension mondiale du système économique est intimement présente dans tous les aspects de ses opérations et de sa régulation ? Par exemple, lorsque l’ouvrage évoque l’internationalisation de la monnaie chinoise, c’est pour s’inquiéter de la « perte de liberté d’intervention » qui risque d’en résulter pour la Banque centrale du Peuple chinois et du système de planification de ce pays. Il ne fait aucune mention de l’appel lancé en 2009 par le gouverneur de la banque centrale chinoise en faveur de la création d’un nouvel actif de réserve international à partir des droits de tirage spéciaux du FMI (dans lesquels Paul Boccara avait vu, dès 1983, l’embryon possible d’une monnaie commune mondiale de coopération), et des initiatives poursuivies depuis lors par les autorités chinoises, avec les autres grands pays émergents, pour ouvrir la voie à de nouvelles institutions financières internationales susceptibles de rendre concrète une alternative à l’hégémonie du dollar.  

En second lieu, le rôle central de l’État dans la définition du socialisme proposée par Jean-Claude Delaunay conduit à postuler que le passage au socialisme a pour condition préalable une « rupture radicale, franche et instantanée » avec le capitalisme ; mais il ne nous donne aucune indication sur ce en quoi doit consister cette rupture « instantanée ». En attendant qu’elle ait eu lieu, que faire ? Jean-Claude Delaunay récuse à juste titre l’abandon du combat révolutionnaire au profit d’un « déjà-là du communisme » que la société serait capable de faire émerger sans le combat politique d’un parti révolutionnaire d’avant-garde mais s’en tenir là présente le risque de laisser s’instaurer une pratique politique où, en l’absence de rupture, il n’y a pas d’action révolutionnaire réelle possible, à la façon dont Léon Blum avait théorisé la distinction entre « conquête » révolutionnaire du pouvoir et « exercice » du pouvoir se bornant à jouer le jeu des institutions parlementaires. Par exemple, on jugera vaine toute action immédiate pour exiger une autre utilisation de la création monétaire des banques centrales en faveur du développement des services publics, et on préfèrera revendiquer un meilleur respect des règles du marché capitaliste, au nom de la lutte contre l’évasion fiscale.  

Précisément, la mise en cause de ces règles n’est-elle pas devenue, au XXIe siècle, un terrain stratégique de la lutte des classes ? Particulièrement dans un pays développé comme la France ? Jean-Claude Delaunay nous éclaire assez peu sur ce point.  

En cela, il se situe en retrait par rapport à la conception du communisme comme but et chemin vers une civilisation dépassant le système économique capitaliste et le système anthroponomique libéral, telle que l’a exprimée par exemple le 38ème congrès du PCF. Cette conception donne en effet des indications précises sur les modalités du combat révolutionnaire : intervenir dès les luttes d’aujourd’hui dans la gestion des entreprises, des services publics et des institutions financières, avec des critères radicalement opposés à la rentabilité capitaliste et avec des objectifs de lutte concrets pour une autre utilisation de l’argent des banques et des entreprises, est une mise en cause, sinon instantanée, du moins radicale de la domination du capital. C’est une voie qu’il est immédiatement possible d’emprunter, sans pouvoir prédire à l’avance à quel moment et à quel stade la construction d’institutions nouvelles permettra de considérer que cette nouvelle logique devient prédominante dans une société qu’on pourra, alors, qualifier à bon droit de socialiste.  

Outre les nombreux motifs d’intérêt qu’il éveille sur des sujets qui nous n’avons pas la place d’évoquer dans cette recension, un des mérites de cet ouvrage est précisément de donner l’occasion de clarifier les termes de ce débat politique très actuel.