Table ronde : comment relever le défi des vaccins face à la domination du capital ?

Pour conclure ce dossier, nous avons posé cinq questions à Thierry Bodin, coordinateur CGT chez Sanofi, Maurice Cassier, CNRS, et Frédéric Boccara, membre du comité exécutif national du PCF.

Comment faire pour développer un vaccin : que viser ? Qu’est-ce qui explique l’échec de Sanofi et qu’est-ce qui ne va pas chez Sanofi ?

Thierry Bodin

Différentes technologies sont utilisées pour développer un vaccin, dont celui contre la covid19 : technologie des ARN messagers, technologie du virus inactivé, vaccins à « vecteur viral », vaccin à protéine recombinante : c’est la technologie utilisée par Sanofi.

L’institut Pasteur s’était associé à Merck et travaillait sur un vaccin à vecteur viral. Les résultats intermédiaires du vaccin étant insuffisants, Merck a jeté l’éponge.

Concernant le vaccin de Sanofi, la technologie était normalement maitrisée par une société US acquise par Sanofi il y a trois ans, Protein Sciences. Un réactif non conforme acheté en Chine ou ailleurs aurait conduit à un dosage incorrect de la concentration d’antigène. Qu’est ce qui a conduit à cette erreur incroyable ? Nous estimons, à la CGT, que la perte d’expertise globale, le manque d’investissement en recherche, la moindre maitrise de l’ensemble du process a pu conduire à cet échec. Développer un vaccin demande des moyens et du temps qui est peu compatible avec les annonces tonitruantes, sur les délais et sur l’atteinte des objectifs de rentabilité.

Maurice Cassier

L’invention d’un vaccin comme d’un médicament suppose l’existence d’un système d’innovation qui associe étroitement recherche fondamentale, recherche clinique et recherche industrielle. Toutes les inventions vaccinales de la covid 19 émanent d’une recherche collaborative qui relie institutions académiques, sociétés de R&D spécialisées en biotechnologie et firmes pharmaceutiques : le vaccin de Moderna a été co-développé avec les NIH ; Pfizer s’est associé avec une société biotechnologique allemande, BioNTech, elle-même sous contrat avec l’Université de Pennsylvanie pour développer des vaccins à ARNm ; le vaccin d’AstraZeneca est issu du transfert d’une technologie développée à l’Université d’Oxford. Pour que ces collaborations et accords puissent supporter des innovations, il faut que ces différents acteurs soient suffisamment financés et à long terme.

C’est ici que le bât blesse pour Sanofi : au-delà des aléas de la R&D pour développer des technologies vaccinales (Sanofi continue à développer deux technologies en collaboration avec GSK et une société de biotechnologie aux États-Unis, avec la promesse d’incorporer les nouveaux variants), la capacité d’innovation de la multinationale est entravée par l’affaiblissement relatif de sa R&D sur les vingt dernières années comparée à celles de ses concurrents, et par la réduction marquée des effectifs de sa recherche interne, ce qui fragilise ses équipes de recherche et réduit ses possibilités de capter avec efficacité la recherche externe. Sanofi n’investit pas suffisamment dans le système de la recherche biomédicale en France, ce qui réduit les opportunités de valorisation des inventions des chercheurs du secteur public et biotechnologique. La vente de certains actifs technologiques (dont la société Regeneron qui a développé les anticorps contre la covid 19 administrés à Trump), pour gonfler immédiatement les recettes et la capitalisation, ainsi que les prélèvements financiers très élevés sur les résultats (avec des dividendes de plus de 4 milliards en 2020 comme déjà en 2019), affaiblissent les capacités d’innovation dans le futur.

Frédéric Boccara

La réussite d’une campagne de vaccination repose, fondamentalement, sur une approche globale de la santé, y compris les traitements, médicaments, l’épidémiologie, les systèmes d’information, la prévention, médecine scolaire ou du travail, la recherche. Pas seulement des mesures sur l’injection du vaccin et la logistique.

On peut s’interroger sur l’annonce d’un report dans le temps de la finalisation d’un vaccin par Sanofi. N’est-ce pas, pour partie au moins, la conséquence de la fragilisation de Sanofi dans la R&D et des conceptions de rentabilité financière de plus en plus dominantes ? Celles-ci ont en effet conduit Sanofi à tailler dans ses effectifs (rien qu’entre 2015 et 2018, le groupe perd 10.000 salariés, passante de 115.000 à 105.000, dans le monde), à tailler dans ses activités de R&D, aux résultats jugés trop incertains pour des capitaux avides, reportant la R&D sur les PME et autres start-up externalisées, moins coûteuses dans un premier temps. Tout cela entraîne en outre des réorganisations et changements permanents de règles, une déstabilisation des méthodes de travail, là où il faut de la sécurité et de la formation !

Le CESE s’est exprimé sur la levée des droits sur les brevets, à travers les « licences d’office ». Sanofi ne fait que du « flaconnage » pour Pfizer. Il fallait recommander – dans l’urgence car nous voulons remettre en cause ce système de brevets – impérativement le recours aux licences d’office et, en outre, pas seulement pour les brevets des différents « vaccins » mais aussi pour l’ensemble des savoir-faire nécessaires à leur production. Et demander la mise en place d’un appui financier (investissement, formation) pour installer, si nécessaire, les capacités de production. Le cas du vaccin de l’institut Pasteur est encore plus parlant, car c’est faute de fonds et d’appareil productif que l’abandon a été décidé par l’institut, la multinationale Merck retirant son appui car ce serait moins rentable que prévu. Mais, il y a encore besoin d’autres vaccins [1]!

La France doit porter cette triple exigence dans l’enceinte internationale. La réponse au Covid ne doit pas connaître de frontières. Les vaccins doivent être des biens publics et communs mondiaux. Des moyens financiers doivent aller avec cela.

Quid du financement public de la recherche en santé en France ?

Frédéric Boccara

Le financement public du secteur est très important et il a explosé avec la COVID19. Il repose sur trois piliers principaux semble-t-il : financement public de la recherche plus ou moins fondamentale (en France : université, CNRS, INSERM), une part de remboursement des médicaments par la Sécurité sociale, et, notamment avec la COVID19, très importantes pré-commandes publiques de vaccins. Le désastre industriel face à la pandémie révèle cependant combien cet argent est mal orienté et mal dépensé : pas pour l’emploi, qu’on précarise dans le public, ni même pour la recherche puisqu’on accepte que Sanofi supprime 400 emplois de chercheurs. Le fonctionnement du CIR est emblématique et scandaleux : sa condition est que l’entreprise affiche dans son capital en France un stock passé de dépenses de R&D ! Bref, c’est encore une fois le capital contre l’emploi.

Thierry Bodin

Le financement de la recherche en France est catastrophique, tant dans la recherche publique que dans la recherche privée où la R&D est considérée comme un coût.

Pourtant l’État n’a pas lésiné sur les moyens pour le privé. Le montant du Crédit d’Impôt Recherche (CIR), 6 milliards d’euros par an, visant l’objectif de consacrer 3 % du PIB pour la recherche (1 % public, 2 % privé) est le plus généreux du monde. Malgré cela, la France ne consacre que 2,2 % de son PIB à la recherche, loin derrière la plupart des pays développés. Ce CIR n’est conditionné à aucun engagement d’utilisation. Les 110 à 120 millions € versés à Sanofi chaque année servent en fait à payer les plans de restructuration successifs (6350 salariés sur 11 sites en R&D pharma en 2008 en France et demain si le nouveau plan n’est pas stoppé moins de 3000 sur 3 sites et de multiples axes thérapeutiques abandonnés).

Maurice Cassier

C’est là une situation très préoccupante, relevée par une note du Conseil d’Analyse Economique auprès du Premier ministre en janvier dernier : les dépenses publiques consacrées à la recherche en santé en France (hors celles du Crédit d’Impôt Recherche) sont deux fois plus faibles qu’en Allemagne et elles ont diminué de 28 % entre 2011 et 2018 (passant de 3, 5 Mds en 2011 à 2, 5 Mds en 2018) alors qu’elles augmentaient de 11 % en Allemagne et de 18 % au Royaume Uni. Or, le développement des nouvelles technologies vaccinales repose sur de la recherche fondamentale accumulée depuis presque vingt ans (sur les technologies ARNm et sur les coronavirus) et sur un financement public massif de la R&D, aux États-Unis, ou encore en Allemagne, qui a justement permis l’essaimage de nouvelles équipes ou sociétés. Le directeur scientifique de l’Institut Pasteur fait le même constat : « en Allemagne, où se trouvent les biotechs BioNTech et Curevac, l’investissement de l’État dans la recherche, de façon globale et en particulier dans la recherche académique, est bien plus important que ce qu’il y a en France ». Ce décrochage du financement de la recherche publique en santé est intervenu au moment où le Crédit d’Impôt Recherche, attribué ex ante au secteur privé, avant qu’intervienne toute innovation, augmentait fortement (l’industrie pharmaceutique percevant plus de 10 % du CIR, soit presque 700 millions d’euros en 2018), sans évaluation de son utilisation et de son efficacité économique et sociale, en multipliant ainsi les effets d’aubaine. Il est urgent de faire croître la recherche publique en santé en France, pour faire proliférer les options technologiques, et d’adopter des politiques de licences non exclusives des inventions médicales issues des universités et organismes publics de recherche.

Est-ce grâce au modèle du capital financier US qu’on s’en sort ? (Pfizer)

Maurice Cassier

Tout d’abord, le développement et l’industrialisation des vaccins de la covid 19 sont supportés par une association étroite entre des financements publics massifs et la croissance du capital financier. Le capital financier US des vaccins covid est une forme de capitalisme monopoliste d’État (CME), étendu à la Défense avec le programme Warp Speed. Il faut rappeler qu’en février 2020 Anthony Fauci, le principal expert du gouvernement en matière de maladies infectieuses, se plaignait qu’aucune grande entreprise pharmaceutique ne se soit engagée à faire le pas pour fabriquer un vaccin, qualifiant la situation de « très difficile et frustrante ». Pour surmonter ces réticences, l’administration Trump avança dès le mois de mars plus de 10 milliards de dollars pour soutenir la R&D et les investissements industriels des laboratoires. Pfizer et BioNTech ont reçu 4 milliards de dollars de Warp Speed au titre des contrats de pré-achat. BioNTech a en outre bénéficié de 150 millions d’euros de la Banque Européenne d’Investissement, puis de 375 millions d’euros de subventions du gouvernement allemand. BioNTech, qui est une entreprise de 1 500 personnes cotée au Nasdaq, a vu sa capitalisation boursière s’envoler tandis que ses dirigeants s’enrichissaient en proportion. Le coût en capital de ce type de développement technologique des produits de santé, fondé sur la détention de brevets et de monopoles sur les savoirs technologiques pour mobiliser le capital-risque et entrer sur le Nasdaq, est élevé, au détriment des payeurs publics et sociaux et de l’accessibilité mondiale des vaccins : le prix du vaccin Pfizer BioNTech (19 dollars la dose aux EU, 12 euros en Europe) réduit son accessibilité pour les pays à bas et moyens revenus. Les profits annoncés de Pfizer sont très élevés (4 milliards de dollars en 2021 sur son seul vaccin). Les droits exclusifs entravent la diffusion des technologies, la libre expansion de la capacité de production des vaccins et leur disponibilité en temps de pandémie.

Thierry Bodin

Le modèle de recherche des big pharma a complètement changé et passe par les biotechs, quasiment toutes issues de la recherche publique. Des chercheurs du public montent une mini entreprise avec des « capitaux-risqueurs ». Soit ils réussissent à trouver une molécule ou une technologie et passent des accords, soit ils échouent. Pour rappel, les deux vaccins à ARN aujourd’hui utilisés sont issus de la recherche publique (Allemagne et USA) et ont été développés en partie avec l’argent de la BARDA (autorité publique de financement de projets dans le domaine de la santé US). C’est une aide directe publique à un labo privé qui lui seul en tirera les profits ; seule condition : le peuple américain doit être servi en priorité. L’Europe a décidé de mettre en place une structure identique. Mais est-ce la solution de laisser la puissance publique financer les investissements et les labos privés récupérer les profits générés, en s’appuyant de plus sur la protection des brevets ?

Ce modèle capitaliste ingénieux a un inconvénient : la perte d’expertise interne au sein des grands labos qui peut conduire à terme à une déperdition ou à des choix erronés, d’autant que ces biotechs se vendent à prix d’or. Deuxième inconvénient majeur pour les peuples : les prix des médicaments et vaccins explosent et des maladies sont complètement négligées puisque seule la rentabilité financière est visée. C’est ainsi que la recherche de nouveaux antibiotiques a quasiment disparu, malgré les risques majeurs de pandémie. Autre exemple, Sanofi vient d’abandonner toute recherche sur la maladie d’Alzheimer précisant que les avancées scientifiques fondamentales permettant de mieux comprendre la maladie ne sont pas suffisamment avancées.

A ce jour dans le monde, il n’y a pas de laboratoire pharmaceutique public allant de la recherche à la production et à la distribution de médicaments et de vaccins. De fait, notre santé est livrée aux mains des multinationales de la pharmacie et des pays qui sont les champions dans ce domaine (USA et demain la Chine). Le chantage d’un pays, d’une multinationale sur la santé des peuples devient réalité.

La pandémie nous révèle que l’industrie pharmaceutique est essentielle et déterminante pour l’indépendance sanitaire d’un pays, d’un continent et de son peuple. Encore faut-il qu’elle réponde aux enjeux de santé publique définis par la puissance publique, les autorités de santé nationale et mondiales comme l’OMS ? C’est dans cet objectif que la CGT Sanofi revendique une appropriation sociale de cette industrie.

Frédéric Boccara

La domination du capital financier et des critères de rentabilité est en effet extrêmement prégnante. Elle entraîne court-termisme, voire précipitations, exclusions, et abandon de pans de recherches pourtant totalement indispensables (y compris les recherches sur les coronavirus…) et une déstabilisation des équipes et des personnes. On en vient à oublier que l’essentiel, ce sont les équipes, le travail humain et sa créativité. Ce court-termisme ne concerne pas seulement la recherche mais aussi le passage en production. Il a pour conséquence les délocalisations, qui conduisent à une répartition des productions pour le taux de profit maximum, totalement décalées de celle de la population et donc des besoins médicaux. La domination du capital financier, en poussant à rentabiliser coûte que coûte un vaccin, alors qu’on est en pénurie pour vacciner massivement, peut même conduire à ouvrir la voie aux variants. Un exemple frappant de cette domination est le maintien d’un versement très élevé de dividendes par Sanofi décidé en avril 2020 (près de 4 milliards d’euros) en même temps que l’annonce de 1 700 emplois supprimés. Il faut voir aussi le niveau très élevé des taux de marge dans tout le secteur (en cela, Sanofi n’est pas une exception), les marges brutes de profit pouvant représenter 20 % des ventes, voire plus, contre 5 % à 7 % dans d’autres secteurs industriels.

Cela dit, du point de vue des exigences de rentabilité, le système est différencié. Par exemple, comme y insiste Mathieu Montalban, le capital investi dans une start-up peut rester longtemps sans une forte rentabilité (être « patient » comme on dit). Le compte d’exploitation de la start-up peut ainsi rester longtemps déficitaire. Elle se finance alors par entrée incessante de fonds en Bourse pariant sur ses « perspectives » et elle touche des revenus de licences de « petits » brevets (revenus qui comptablement ne représentent pas du chiffre d’affaires d’exploitation mais des loyers ou des revenus financiers). Du jour au lendemain, l’appréciation en Bourse, quand elle arrive, permet alors aux capitaux « patients » d’empocher une juteuse plus-value de cession. Souvent, alors, les liens avec les grands groupes (Big Pharma) se resserrent pour passer au stade de l’industrialisation et de la production de masse, ainsi que pour bénéficier d’un réseau commercial. Ainsi Moderna a vu la valeur de son titre doubler en un mois (+100 %).

Ainsi, même lorsque la rentabilité financière instantanée apparaît limitée, le secteur repose donc, in fine, sur la valorisation boursière. En outre, de cette façon, idéologiquement, les chercheurs se trouvent pris dans une alliance de classe contre nature avec le grand capital financier, un véritable maelström financier idéologique même si très peu en bénéficient vraiment.

Mais de l’autre côté, le fonctionnement par prise de contrôle sur de très grands ensembles relève le défi d’efficacité lié à la révolution informationnelle, mais de façon perverse. En effet, comme je l’ai montré dans les travaux de ma thèse : avec la révolution informationnelle, les dépenses de R&D, une fois qu’elles débouchent sur un résultat, fonctionnent comme des coûts fixes qui peuvent être immédiatement partageables à un coût quasi-nul dans le monde entier. Plus le réseau mondial de filiales est étendu, plus la masse de dépenses de R&D est divisée, partagée et pèse peu dans le coût. Les multinationales de la révolution informationnelle et de la globalisation financière opposent coût global (de mise au point, de gestion et de R&D) et coût local (de production) pour l’appropriation au service de l’accumulation financière. Ce qui est gagné d’un côté peut être complètement perdu, voire pire, de l’autre. En outre, l’accumulation financière débridée vient saper les bases de développement des capacités sociales de recherche et d’éducation, notamment publiques. D’autant plus que les prix des médicaments semblent de moins en moins fixés selon une logique de coûts constatés, mais selon les exigences de rémunération de l’accumulation financière. C’est le système dit du « service médical rendu », qui se rapproche à certains égards d’un calcul de rente : dans ce système on met comme prix la dépense totale de santé (17 000 euros d’hospitalisation par exemple !) que le médicament permettrait d’éviter…

Quel modèle viser ? traiter seulement l’acte de piqûre ou toute la filière ? Quid d’un pôle public du médicament et de la santé ?

Thierry Bodin

Toute la filière santé est stratégique, de l’hôpital à la fabrication des masques, des respirateurs, du matériel hospitalier ou d’imagerie, et bien évidemment les médicaments et vaccins. C’est pourquoi, à la CGT, nous parlons de pôle de santé public incluant le médicament.

Il faut définir l’objectif, le contenu, la forme juridique, le financement, la gouvernance, le contrôle citoyen de ce pôle public.

Faut-il le construire de toutes pièces avec le peu de structures publiques existantes, et lui confier la mission de produire les médicaments d’intérêt thérapeutiques majeurs peu profitables dont les labos comme Sanofi veulent se débarrasser. Evidemment cela permettrait peut-être d’éviter certaines ruptures préjudiciables mais cela reste peu ambitieux au regard des enjeux.

Faut-il lui adjoindre un pôle de recherche et développement ? A notre avis, c’est indispensable mais avec quel financement ? Quel lien avec la recherche publique ?

Faut-il laisser au privé les médicaments à « forte valeur ajoutée technologique et financière », ce qui leur conviendrait très bien ? Ce pôle a-t-il vocation à se construire en récupérant les sites de R&D et industriels dont les laboratoires veulent se débarrasser ? Ne vaudrait-il pas mieux que l’ensemble de la filière, et par là même les expertises scientifiques et industrielles performantes encore existantes, par exemple de Sanofi, soient intégrées dans ce pôle public via une appropriation sociale lui garantissant ainsi une réelle efficacité.

Quelle forme juridique (EPIC, GIE…), quelle gouvernance et quel lien avec l’État, étatisation ou contrôle citoyen ?

Maurice Cassier

La crise pandémique et les enjeux de disponibilité et d’accessibilité des vaccins à l’échelle mondiale, pour tenter de contrôler le virus et ses variants, font monter de nouvelles exigences en termes de levée des exclusivités de propriété et de marché, de partage des technologies, de transparence de la formation des prix, d’un gouvernement public et social des industries de santé. L’économiste américain Dean Baker, du Center for Economic and Policy Research, propose que les technologies développées grâce à un programme massif de financements publics, à une échelle inédite, soient mises en open source. Ce qui interdirait à Moderna ou Pfizer de capturer des profits extra et ce qui permettrait de produire des vaccins génériques pour stopper la pandémie. Le G 20 pourrait décider d’utiliser l’article 31 des accords de l’OMC pour lever les brevets en cas « d’urgence nationale et autres circonstances d’extrême urgence » et promouvoir le partage des technologies via les plateformes administrées par l’OMS et UNITAID. Il s’agit simultanément d’utiliser les financements publics de la recherche, ainsi que les contrats de pré-commande, pour imposer au secteur privé un ajustement des prix aux coûts de production et pour organiser le partage des technologies. Il s’agit encore, sans tarder, de créer des établissements publics de production de vaccin, comme l’envisageait une note du ministère de la Santé de juillet 2019 pour prévenir les ruptures d’approvisionnement de médicaments. Je signale que le Brésil vient de décider d’investir dans une nouvelle méga-usine de production publique de vaccins.

Frédéric Boccara

Quelques enjeux politiques me semblent à relever dans la perspective d’un pôle public.

  • S’opposer aux critères de rentabilité financière et imposer d’autres critères d’efficacité économique et sociale, contrairement à aujourd’hui mais contrairement aussi à la nationalisation de Rhône-Poulenc de 1982 à 1993. Quels critères ? D’une part, économiser le capital pour permettre d’autres dépenses d’efficacité, les dépenses humaines et de recherches ; d’autre part, partager les coûts avec des mutualisations de dépenses au lieu de coûteuses prises de contrôle par l’achat du capital financier. Il ne s’agirait pas de faire le grand écart en disant comme les sociaux-démocrates : « si c’est public, les enjeux médicaux et éthiques doivent primer, mais tout cela doit rester rentable ». Ou inversement, il ne s’agit pas non plus de nier le besoin de critères d’efficacité économiques et de coûts. Une bataille est à mener : la conquête de pouvoirs nouveaux par les travailleurs et citoyens est nécessaire, mais avant tout pour qu’une autre logique s’impose à travers d’autres critères de gestion opposés à ceux de la rentabilité financière, qu’elle soit « pure » ou « amendée »… La propriété publique n’est, en la matière, qu’un moyen – et ce n’est pas rien ! – qui peut permettre des choses mais les expériences passées montrent que la même logique peut perdurer si on ne s’attaque pas aux critères de gestion. Il en va de même concernant la conquête de pouvoirs démocratiques des travailleurs et citoyens, ils doivent aller de pair avec la mise en œuvre de critères d’investissement opposés à la rentabilité financière et la disposition de moyens financiers nouveaux, autres que ceux des Bourses et marchés financiers. Cela nécessite l’accès, pour les travailleurs, à un pôle public bancaire et financier, jusqu’à des nationalisations bancaires d’un nouveau type.
  • Articuler production/recherche/distribution/services. Mais aussi proposer d’autres liens entre groupes – PME – start-up, et des structures d’appui aux PME/TPE ou aux start-up. Le faire dans une vision internationale (cela peut très bien commencer par avoir une vision internationale des groupes français comme Sanofi, Fabre ou d’autres). Penser filière de santé, incluant les services de soins (le service de soin doit à mon sens piloter l’ensemble) mais aussi les technologies des matériels industriels (imagerie, mais aussi appareillages comme les respirateurs, etc.) ou encore les dimensions informationnelles très importantes et sur lesquelles se positionnent de nombreux acteurs (Microsoft, mais aussi semble-t-il Accenture ou d’autres).

Cela veut donc dire une diversité de composantes, d’où la notion de « pôle » pour l’ensemble médicament et santé, avec des éléments nationalisés importants, de nouveaux droits des travailleur.ses et des usagers, ainsi qu’un pilotage par le service public de la santé. Bref, une véritable appropriation publique et sociale, une transparence sur les financements, sur les prix, et la démocratie comme ligne de force fondamentale.

Biens publics et communs mondiaux, quelle stratégie et quelles institutions en Europe et dans le monde ?

Thierry Bodin

Bien évidemment nous rêvons tous que la santé sorte de cette logique du profit. Les médicaments et vaccins doivent devenir de réels biens communs mondiaux où les brevets ne pourront pas être utilisés comme arme économique et financière. C’est pourquoi nous devons développer le maximum d’actions communes et les coopérations allant dans ce sens et que nous appuyons la pétition européenne « pas de profit sur la pandémie » et toutes les initiatives allant dans ce sens.

Maurice Cassier

La crise sanitaire actuelle a fait monter l’exigence d’instituer des Biens Publics Mondiaux pour les produits de santé, revendications qui émanent de consortiums d’ONGs, de l’Assemblée Mondiale de la Santé, de nombreux États. On connaît l’affichage de la volonté de Bien Public Mondial par l’Union Européenne, tout en continuant pour celle-ci à défendre les droits de propriété exclusive, les prix et les profits des laboratoires de bio-pharmacie. Entre la proclamation de Biens Publics Mondiaux et la mise en place d’une économie et d’un gouvernement collectif de vaccins comme biens communs concrets, il importe d’intervenir simultanément sur la propriété intellectuelle, les transferts de technologie et les politiques de production locale, l’extension des sécurités sociales dans le monde, la transparence des prix et l’impulsion d’une nouvelle démocratie sanitaire et économique, à l’opposé des accords secrets entre États et industriels. Dans la mesure où les plateformes qui visent la mutualisation des brevets et des savoirs sur une base volontaire, mises en place par l’OMS au début de l’année 2020 ne fonctionnent pas, la priorité est d’organiser la levée des brevets pour alimenter ces pools de technologies en vue de leur redistribution à l’échelle mondiale. Il s’agit d’initier cette politique à l’échelle européenne et mondiale, le cas échéant à l’échelle nationale, pour faire bouger les lignes des droits de propriété intellectuelle. Il faut aussi établir la transparence des prix des médicaments conformément à la déclaration adoptée par l’Assemblée Mondiale de la Santé en mai 2019.

Frédéric Boccara

Il est indispensable que les peuples du monde entier puissent bénéficier d’un vaccin et y avoir accès.

Cela pose des problèmes de financement, de production et de sa répartition, de logistique, de formation, de prix des vaccins :

  • fonds mondial de financement : pour l’achat ? (ce que propose l’OMS, actuellement) mais aussi pour la production !
  • vaccin bien public et commun mondial (zéro droits d’utilisation perçus sur les brevets), aide au transfert de technologie ;
  • production et répartition mondiale de la production sur la base des populations ;
  • logistique (installation, financement, ressources humaines, formation) ;
  • personnels et infrastructure pour administrer le vaccin ;
  • personnels et infrastructure de suivi du vaccin ;
  • rôle de l’OMS dans le suivi, la coordination.

On pourrait par exemple concevoir un Fonds mondial contre la COVID19, financé par le FMI, par création monétaire (émission de DTS), pas pour financer le capital, mais pour financer la santé… et critiquer le Fonds actuel dédiée à l’achat. Visant la maîtrise démocratique et transparente de la réponse à la COVID par les peuples, ce fonds serait géré avec l’OMS (donc les représentants des pays) et avec des représentants des travailleurs des laboratoires pharmaceutiques et de la filière de soins de santé (ainsi que des associations d’usagers ?), indépendant des grands laboratoires privés.


[1] Sont posées les questions de la diversité des types de vaccin, de trouver un vaccin ne nécessitant pas autant d’infrastructure de stockage, d’un vaccin uni-dose, de savoir le jumeler avec celui de la grippe, pour une mono-injection, de le faire évoluer avec les variants, et tout simplement d’en avoir une maîtrise nationale