Sortir du capitalisme pour résoudre à la racine le problème des inégalités

L’évolution contemporaine du capitalisme a considérablement accru les inégalités. Pour y remédier, redistribuer les richesses une fois qu’elles ont été créées par le travail humain sous la domination du capital ne suffit pas. Il faut s’attaquer aux inégalités dès les décisions qui président à la création des richesses.

La hausse des inégalités est une réalité indéniable de l’évolution des économies contemporaines. Même des organismes comme le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale, pourtant réputés et décriés pour leur libéralisme, considèrent qu’il est indispensable d’y faire face.

Si le constat est partagé, le remède ne fait pas l’unanimité. Toutefois, la tendance dominante est d’aborder le sujet sous l’angle de « la redistribution ». En particulier, sous l’influence des travaux de l’équipe de Thomas Piketty, l’accent est particulièrement mis sur les impôts, sans remettre en cause nécessairement le système capitaliste.

La thèse que nous défendrons ici est que de par sa nature et de son fonctionnement, le capitalisme est générateur des inégalités, même si ces dernières peuvent être atténuées grâce aux luttes sociales et leur traduction dans les choix politiques et les mécanismes de régulation. Dès lors, la solution radicale du problème des inégalités pose concrètement la question de sortir du capitalisme et d’un nouveau mode de développement économique et social qui respecte les êtres humains et l’environnement.

De par sa nature, le capitalisme est générateur des inégalités

Le couple « extraction de la plus-value/accumulation du capital » qui constitue une « loi fondamentale » du capitalisme, explique les inégalités inhérentes de ce système. On ne le dira jamais assez, sous le capitalisme, la force de travail devient une marchandise. Cette marchandise a une particularité que n’a aucune autre marchandise : elle est capable de produire une valeur supérieure à sa propre valeur. Le salaire exprime la valeur de la force de travail. Il est défini historiquement et socialement. Cela explique l’évolution du niveau des salaires et donc le niveau de vie des travailleurs dans le temps (par exemple, la différence entre les conditions ouvrières décrites par Zola et les conditions actuelles). Cela explique également l’existence de niveaux de salaires différents à travers le monde (à titre d’exemple, le salaire d’un ingénieur français est en moyenne dix fois supérieur à celui d’un ingénieur iranien).

Cette particularité de la force de travail rend possible l’accumulation du capital à partir de l’exploitation des travailleurs. Il y a là, la cause fondamentale des inégalités inhérentes au système : celle ou celui qui, de par son travail, crée de la valeur est privé.e d’une partie de cette valeur, transformée en profit et en capital. Or, En effet, l’un des plus grands enseignements de l’œuvre monumentale de Marx est d’expliquer que, loin d’être une chose ou une somme d’argent, le capital exprime un rapport social. Et c’est bien ce rapport social qui explique les inégalités.

Deux canaux générateurs des inégalités sous le capitalisme

Sur un fond de l’extraction de plus value et son corollaire l’accumulation du capital, deux mécanismes nourrissent les inégalités.

Le premier mécanisme concerne la position des travailleurs, de la force de travail dans sa globalité, sur ce que les économistes appellent le « marché du travail ». Le salaire et plus généralement les conditions du travail sont conditionnés par l’existence et l’ampleur d’une « armée de réserve » de la force de travail (le chômage et, de nos jours, la précarité croissante). Le capital profite massivement de ce mécanisme pour peser sur la part des travailleurs dans les richesses qu’ils produisent.

Contrairement à ce que prétendent les libéraux, nous ne sommes pas ici en présence de deux camps opposés – les insiders et les outsiders, les « dedans » et les « dehors », les « inclus » et les « exclus » – mais d’un seul camp, celui des travailleurs.

Le deuxième mécanisme à travers lequel les inégalités inhérentes au système capitaliste se produisent a trait à l’inégalité au sein de l’entreprise et plus particulièrement dans la gestion de celle-ci. En effet, sous le prétexte qu’ils possèdent les moyens de production, les détenteurs de capitaux dirigent et/ou délèguent la gestion de l’entreprise en fonction de leurs propres intérêts. Il en résulte une inégalité de rapports de force au sein de l’entreprise : celles et ceux qui créent réellement les richesses de par leur travail sont privés de la possibilité de définir la façon dont il faut produire et partager ces richesses.

Un aspect extrêmement important de cette inégalité porte sur la position défavorable des femmes sur le lieu de travail. Cette inégalité s’exprime tant au niveau de salaire (en général, les femmes sont payées un quart de moins que les hommes), que de la position défavorable des femmes dans la hiérarchie de l’organisation de l’entreprise notamment au niveau de la direction.

Ces deux mécanismes d’alimentation des inégalités renforcent la position du capital dans les rapports de force entre le capital et le travail.

Un fort accroissement des inégalités dans la phase actuelle du développement du capitalisme

La phase actuelle du capitalisme se caractérise par un certain nombre de phénomènes dont au moins deux participent directement à l’exacerbation des inégalités dans le monde contemporain.

Première caractéristique : une Nouvelle configuration mondiale du travail (NCMT) à travers la segmentation des processus productifs

La segmentation du processus productif signifie qu’une activité qui était jadis réalisée entièrement sur un lieu, une unité de production, un site donné (par exemple la production des véhicules Renault à Billancourt) est coupée en morceaux, éparpillés sur plusieurs territoires. On dit alors que la production de la valeur ajoutée constitue une chaîne et cette « chaîne de valeur ajoutée » pourrait s’étendre à travers le monde. Le phénomène n’est pas nouveau ; il dure depuis de nombreuses décennies. Il s’est, cependant, accéléré à la fin du 20ème siècle.

Dans les manuels d’économie, on emploie souvent le concept de « Nouvelle division internationale du travail » (NDIT) pour rendre compte de cette réalité. Ce concept divise le monde en deux camps entièrement différents : un « Nord » réputé riche et un « Sud » réputé pauvre. Cette présentation tend à considérer chacun de ces deux camps comme une entité homogène. Schématiquement, au Nord, riche, reviendrait la conception des produits et au Sud, pauvre, l’exécution des tâches. L’expression « la Chine, l’atelier du monde » synthétise une telle vision. Cette dernière néglige le fait majeur que, loin d’être une entité homogène, chacun de ces deux camps est également hétérogène. Et cette hétérogénéité s’enracine fondamentalement dans les intérêts divergents du travail et du capital au sein de chaque camp, au sein de chaque pays. La prise en compte de cette réalité est indispensable pour forger des solidarités internationales des travailleurs à travers le monde.

Il apparaît qu’à présent nous serions entrés dans une nouvelle ère qu’il conviendrait de qualifier de Nouvelle configuration mondiale du travail (NCMT).

Cette nouvelle configuration se caractérise notamment par le fait que la conception commence à se réaliser aussi dans le Sud, et le Nord prend même du retard dans certains domaines (cf. par exemple l’avance de la Chine en matière de la technologie 5G). Parallèlement, un processus de désindustrialisation se produit au Nord, exacerbant les inégalités pour la raison suivante : généralement, les conventions collectives industrielles protègent mieux les intérêts des travailleurs ; à l’inverse, dans les secteurs de services les emplois sont généralement plus précaires et moins rémunérés ; par conséquent la désindustrialisation et le recul des emplois industriels et, simultanément, le développement des emplois de services pèsent sur le niveau général des salaires et plus globalement sur les conditions générales du travail ; les inégalités entre le capital et le travail, entre les hauts et les très hauts revenus et les autres échelons de revenu s’en trouvent alors accentuées.

En effet, l’une des conséquences de cette NCMT est la hausse des inégalités partout, et non uniquement entre le nordet le sud.

Généralement, dans les pays développés, des tentatives se démultiplient pour tirer vers le bas les normes sociales et environnementales au nom de la concurrence des « pays à bas salaires » et provoque un « déclassement » des couches entières de la population, notamment parmi les travailleurs. Parallèlement, le revenu des propriétaires, des actionnaires augmente.

En même temps, dans les pays dit en développement, les « entrepreneurs » émergents accumulent capital et fortunes immenses. Par ailleurs, un nombre limité de salariés voit son niveau de vie s’améliorer, alors qu’une partie importante de la population demeure marginalisée.

Deuxième caractéristique : la financiarisation de l’économie

La financiarisation provoque une généralisation des normes de rentabilité des capitaux les plus puissants partout dans le monde, avec des conséquences majeures : hausse des revenus financiers, donc hausse de la part des riches dans le revenu national ; conditionnement accru de la production des biens et services à l’exigence de rentabilité du capital, notamment à brève échéance ; abandon de pans entiers d’activités jugées insuffisamment rentables ; tendance à privatiser et à généraliser la marchandisation partout… Il en résulte un affaiblissement des droits des travailleurs et un appauvrissement des services publics et des mécanismes et institutions de protection sociale. Ce qui aboutit à l’exclusion d’une partie de la population et une hausse de la précarité et des inégalités.

Le partage de la valeur ajoutée entre le travail et le capital : un indicateur fondamental de l’évolution historique des inégalités

On s’intéresse ici aux inégalités de revenus, sans oublier qu’il en existe d’autres, non moins choquantes et inadmissibles : inégalités de patrimoines et inégalités dans les conditions de vie, d’éducation, de santé, de culture…

Hormis les richesses naturelles en état brut, toute richesse créée, toute valeur nouvelle générée pour répondre aux besoins a comme source le travail humain.

Pour reprendre la terminologie de la comptabilité nationale qui est d’usage dans les débats économiques et politiques, la « valeur ajoutée », c’est-à-dire la différence entre la production et la consommation intermédiaire, est partagée dans un premier temps entre le salaire et les cotisations sociales (part de salarié et d’employeur comprise), d’une part, et d’autre part le profit (« excédent brut d’exploitation »). Ce « partage primaire » de la valeur ajoutée est un indicateur fondamental de l’évolution historique des inégalités. Son évolution dépend des luttes sociales et de leur traduction dans les choix politiques qui reflètent l’état de rapports de force entre le travail et le capital. Pour l’illustrer, nous présenterons ici quelques données statistiques qui confirment clairement que les inégalités s’enracinent bien dans la sphère de production des richesses.

Le graphique 1 montre qu’en France (et le phénomène se produit avec plus ou moins d’intensité dans les autres pays industrialisés), la part des salaires dans la valeur ajoutée tend à augmenter progressivement de 64 % au sortir de la seconde Guerre Mondiale à 73 % en 1983. Le « tournant » de la gauche mitterrandienne entraîne une chute drastique de la part des salaires dans la valeur ajoutée tout au long des années 1980, pour descendre à 64 % en 1989, puis à moins de 63 % en 1999. Depuis, cette part oscille autour des 65 %. Cependant, cette relative stabilité cache une réalité extrêmement préoccupante, à savoir la hausse des hauts et très hauts salaires. En d’autres termes, sur la période récente, nous assistons, en plus de la hausse des inégalités entre les revenus du capital et celui du travail, à un accroissement des inégalités entre les hauts et très hauts salaires et le reste du salariat. En réalité, les « hauts salaires » (revenu des PDG, des traders…, habituellement accompagné, dans ces cas-là, de bonus et d’autres avantages comme les stock-options qui donnent droit à l’acquisition d’actions de l’entreprise) sont une part des profits qui peut prendre l’apparence juridique du versement d’un salaire.

Graphique 1

Part des salaires dans la valeur ajoutée

En %

Le graphique 2, tiré d’une étude de l’Observatoire français des Conjonctures économiques (Gérard Cornilleau, « Inégalités de salaires et de revenus, la stabilité dans l’hétérogénéité », 2012), retrace l’évolution des différents niveaux de salaire dans les entreprises privées. Il confirme effectivement que les hauts salaires progressent plus vite que les autres niveaux de salaire.

Graphique 2

Salaires annuels nets en euros de 2005 (entreprises, salariés à temps plein)

Le graphique 3, tiré d’une étude de l’Insee (« Les hauts salaires dans le secteur privé », Insee première, no 1800, mai 2020) retrace la part des 1 % des salaires les plus hauts dans la masse salariale totale. Ainsi, en 2017, le « top 1 % » perçoit plus de 8 % de l’ensemble de la masse salariale du secteur privé, contre moins de 7 % aux débuts des années 1980 (échelle gauche du graphique). De la même manière, le « top 0,1 % » perçoit plus de 2 % de la masse salariale globale, soit cinq fois plus qu’il percevait aux débuts des années 1980 (échelle droite du graphique).

Graphique 3

Part de la masse salariale perçue par le top 1 % et le top 0,1 %

Enfin, le graphique 4, tiré d’une autre étude de l’Insee (Bertrand Garbinti et Jonathan Goupille-Lebret, « Inégalités de revenu et de richesse en France : évolution et liens sur long période », Économie et Statistique, No 510-511-512, 2019) reflète l’évolution de la part des 1 % les plus riches dans le revenu total en France. En comparant ce graphique et le graphique 1, on constate effectivement que la hausse de la part des salaires dans la valeur ajoutée coïncide avec la baisse de la part des riches dans le revenu national. Inversement, la baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée s’accompagne de la hausse de la part des riches dans le revenu national.

Graphique 4

Part des revenus des 1 % ayant les plus hauts revenus en France

Encore un quart de moins

Parmi les inégalités scandaleuses et inadmissibles, il faut particulièrement mentionner l’écart de salaire entre les hommes et les femmes.

D’après l’étude précitée de l’Insee (« Inégalités de revenu et de richesse en France : évolutions et liens sur longue période »), l’écart entre les revenus du travail des hommes et celui des femmes demeure élevé, même s’il a décru depuis les années 1970. Ainsi, en 2012, à l’âge de 25 ans le revenu avant impôt des hommes est en moyenne 1,25 fois supérieur à celui des femmes. Cet écart est plus élevé à l’âge de 65 ans où il atteint 1,65.

Graphique 5

Écart de revenu du travail entre les femmes et les hommes

Les auteurs de l’étude soulignent que le fait que les femmes ont des probabilités moindres d’être promues aux emplois les mieux rémunérés joue certainement un rôle dans ce constat. D’après les auteurs, « si l’écart de revenus entre hommes et femmes a considérablement diminué au cours du temps, il est néanmoins clair que les femmes continuent de ne pas accéder aux postes les plus rémunérateurs ». En effet, en 2012, seules 30 % des femmes sont présentes parmi les 10 % d’individus percevant les plus hauts revenus du travail. Elles ne sont que 16 % au sein du « top 1 % » et 12 % dans le « top 0,1 % ».

Graphique 6

Part des femmes dans les plus hauts revenus du travail

Au-delà de la redistribution, sortir du capitalisme

Incontestablement, du moins du point de vue des travailleurs, le mécanisme de redistribution marque une avancée politique et sociale historique face au capital. Par « redistribution », les économistes entendent deux mécanismes complémentaires : lever les impôts pour financer les prestations sociales et les services publics. Les services publics et les prestations sociales et plus généralement la protection sociale sont de puissants moyens pour réduire la pauvreté et les inégalités.

D’après la DREES (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques des ministère sanitaire et de santé ; Minima sociaux et prestations sociales. Ménages aux revenus modestes et redistribution, édition 2018), en France métropolitaine, le taux de pauvreté monétaire est de 22,3 % avant redistribution et de 14,2 % après redistribution, la pauvreté monétaire correspondant aux revenus inférieurs à 60 % du revenu médian. Quant aux inégalités, la redistribution permet de réduire de 2,7 points l’écart de niveau de vie entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres : avant redistribution, le niveau de vie des 10 % les plus aisés est 6,1 fois plus élevé que celui des 10 % les plus pauvres ; après redistribution cet écart est réduit à 3,5.

Les prestations sociales et les services publics réduisent la pauvreté et les inégalités

Mis à part les libéraux purs et durs qui ne sont pas gênés par les inégalités (rappelons que certains d’entre eux considèrent même les inégalités comme étant salutaires, tout au moins dans un premier temps), la tendance dominante parmi ceux qui défendent la nécessité de lutter contre le fléau met l’accent sur la fiscalité et particulièrement sur les impôts progressifs dont l’un des objectifs consiste à réduire les inégalités. Une approche plus large de redistribution s’intéresse également au rôle des services publics dans la réduction de la pauvreté et des inégalités. Les politiques d’inspiration « keynésienne » correspondent bien à une telle approche.

Si noble et intéressante qu’elle soit, cette approche de la lutte contre les inégalités situe cette problématique en aval du processus de formation primaire des revenus, en aval du partage primaire de la valeur ajoutée. Pour reprendre les revendications légitimes actuelles qui s’expriment à travers les luttes sociales et politiques, cette approche se contente de poser la question nécessaire, mais selon nous insuffisante, du « partage des richesses » [1].

Aller au-delà des nécessaires mécanismes de redistribution  

Pour notre part, nous maintenons qu’une approche plus radicale de la lutte contre la pauvreté et les inégalités est possible, voire indispensable.

Une telle approche, tout en en reconnaissant l’utilité et la nécessité des mécanismes de redistribution, tout en posant la question essentielle du partage des richesses, considère qu’il faut lutter contre ces fléaux en amont du processus de partage des richesses. Il s’agit, pour nous, d’intervenir également et particulièrement sur les mécanismes de formation des revenus au cours du processus de production, ce qui implique de mettre en question le mode actuel de production des richesses. En clair, nous défendons que pour lutter contre les inégalités à la racine, il faut sortir du capitalisme. Plus précisément, il s’agit de poser simultanément trois questions essentielles : que produire pour répondre aux besoins immédiats et futures ; dans quelles conditions produire ces richesses ; comment les partager.

L’insuffisance du mot d’ordre de « partage des richesses »

Une approche purement redistributive risque de faire l’impasse sur un ensemble de sujets essentiels. Citons, par exemple, les inégalités femmes/hommes sur le lieu de travail (salaires, déroulement de carrière…) ; les conséquences des modalités actuelles de production des biens et services sur la vie des travailleurs et sur l’environnement ; les inégalités des territoires et leur impact sur l’évolution de l’emploi, des revenus, des conditions de vie, etc. Ces sujets se posent particulièrement au niveau de la production des richesses.

Pour illustrer à quel point il est important de ne pas séparer le sujet des conditions de création des richesses de celui de leur partage, nous prendrons ici deux exemples : l’impôt sur la fortune (ISF) et le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE).

En termes financiers, l’ISF prive les caisses de l’État de 3 milliards d’euros par an, tandis que le CICE a coûté, chaque année, 20 milliards d’euros au budget de l’État, soit six fois plus que l’ISF. Et sa transformation en exonération de cotisations sociales dites patronales a doublé son coût en 2019.

Le sujet de l’ISF relève plutôt du domaine de la redistribution des revenus et du partage des richesses. Il occupe une place importante dans le débat politique et public. Cela est compréhensible car sa suppression profite aux riches et surtout aux très riches et accentue les inégalités sociales. C’est la raison pour laquelle sa suppression suppression est tant décriée.

Toutefois, le sujet du CICE (qui relève plutôt du domaine de la production et non du partage des richesses) est peu abordé dans les débats. Or, de la même manière que la suppression de l’ISF profite aux riches et surtout aux plus riches, le CICE profite particulièrement aux actionnaires des grands groupes. Pis encore, il vise essentiellement à réduire le coût du travail pour soutenir les profits et non, comme l’ont prétendu ses promoteurs, à favoriser la création d’emplois. En revanche, comme la suppression de l’ISF, il réduit les moyens financiers de l’État et prive des secteurs entiers comme la santé et l’éducation des fonds dont ils ont tant besoin. La transformation de l’ISF en exonération de cotisations sociales n’élimine pas ces effets pervers.

Ces deux exemples confirment qu’autant il est légitime de dénoncer les politiques qui réduisent la dimension redistributive des impôts (à l’instar de la suppression de l’ISF), autant il est nécessaire de porter également le débat sur les thèmes liés à la production des richesses, par exemple sur les aides et crédits d’impôts accordés aux entreprises au nom de l’emploi et de l’investissement ; aides et subventions qui pèsent sur le budget de l’État et des caisses de la Sécurité sociale et, par la même, sur la capacité d’assurer les prestations sociales et le développement des services publics, tout en encourageant les choix de gestion préoccupés de la rentabilité du capital au détriment des salaires et du financement de la protection sociale et des services publics.

Sortir du capitalisme : utopie réaliste et réalisable

Pour conclure, il y a deux façons de lutter contre les inégalités : 1) à la marge du système capitaliste, ce qui reviendrait par exemple à traiter les mécanismes de redistribution et les services publics comme des « pompiers de service » ; 2) à la racine, ce qui implique de sortir du capitalisme, entre autres, grâce aux services publics de qualité comme éléments consubstantiels d’un nouveau mode de développement économique et social, différent du capitalisme.

On nous objectera le caractère utopique, voire naïf de la deuxième approche, surtout compte tenu de l’échec des tentatives soviétiques de sortir du capitalisme. Nous maintenons que les transformations technologiques en cours sont de nature à faciliter la sortie du capitalisme grâce à la généralisation de la logique non marchande car ces mutations technologiques sont fondées sur l’information qui est essentiellement un bien commun. Il s’agit là d’un vaste programme multidimensionnel qui pose de nombreuses questions, parmi lesquelles les suivantes : le développement du secteur public et particulièrement des services publics universels et gratuits de qualité ; la valorisation du travail et la préservation de l’environnement dans le processus de production[2].

La poursuite de ces objectifs sociaux conduira nécessairement l’intervention des travailleurs et les mobilisations sociales à contester les critères de gestion capitaliste, et à contester le pouvoir de décider de l’utilisation de l’argent (profits, crédits bancaires) , qui est, dans le système économique actuel, le privilège du capital.

A titre d’exemple, pour reprendre l’une des dimensions évoquées plus haut, à savoir la valorisation du travail, plusieurs pistes pourraient être explorées dans l’immédiat.

Une première piste possible et nécessaire est d’établir l’égalité entre les femmes et les hommes, notamment dans le domaine du travail (égalité salariale, déroulement de carrière…).

Une deuxième piste possible et complémentaire de la première est de reconsidérer l’échelle des salaires en tenant compte de l’efficacité sociale du travail réalisé. Nous en convenons, cette piste risque de chambouler les conceptions actuelles de l’économie. Mais il est temps de la poser et d’ouvrir le débat. Citons trois exemples.

  1. En dépit de leur travail structurant et indispensable, les enseignants sont mal-rémunérés en France, surtout compte tenu de leurs années d’étude.
  2. Il en est de même en ce qui concerne le travail du personnel soignant et notamment celui des infirmières et infirmiers.
  3. Sans le travail des éboueurs, la vie devient difficile, surtout dans les grandes agglomérations.

Ces métiers socialement indispensables sont-ils rémunérés à leur « juste valeur » ? La réponse est incontestablement négative.

Inversement, il est temps de s’interroger sur la pertinence des dividendes exorbitants et de la rémunération des financiers, des traders, des directions d’entreprises, sachant que leur rémunération est déterminée en fonction de leur capacité à répondre aux exigences des actionnaires.

Enfin, une troisième piste possible pour traiter la question des inégalités en amont du processus productif est de reconnaître des droits d’intervention pour les salariés et leurs représentants (élus du personnel, administrateurs salariés…) afin d’assurer le respect des droits sociaux, de préserver l’environnement et d’établir un partage plus équilibré de la valeur ajoutée, par exemple à travers la hausse des salaires, la hausse des dépenses pour la formation et la recherche-développement, la hausse des dépenses pour le développement des services publics de qualité afin de renforcer le potentiel productif du pays (meilleure éducation, meilleure santé, meilleures infrastructures…).


[1] Voir par exemple l’intéressant rapport de l’ONG Oxfam, Services publics ou fortunes privées (janvier 2019).

[2] Nous avons tenté d’étayer cette thèse dans notre travail Développer les services publics : un combat d’avant-garde, Les Éditions du Croquant, 2020.