Climat : les raisons d’une vérité impuissante

Sylvestre Huet
journaliste | Site Web

Plus la conscience du péril climatique grandit, plus l’humanité semble collectivement impuissante à le conjurer. L’analyse de ce paradoxe avait sa place dans notre rubrique « Controverses ».

L’incapacité actuelle des sociétés humaines à relever le défi climatique pourrait sembler un mystère profond. Elucider ce mystère est une condition nécessaire à l’engagement de politiques efficaces. Elles doivent désormais rechercher la meilleure synergie possible entre l’adaptation aux risques futurs du changement climatique, dont certains sont déjà là et d’autres inéluctables en raison de l’inertie physique du système Terre et de nos systèmes techniques, et l’atténuation de cette menace par la maîtrise de nos émissions de gaz à effet de serre. Alors que les contre-histoires fleurissent – certaines prétendant que l’on ne sait toujours pas assez pour agir, d’autres que l’on savait déjà tout de ces risques il y a quarante ans – comprendre le décalage entre les affirmations de la Convention Climat de l’ONU signée en 1992 et la trajectoire des émissions de gaz à effet de serre depuis lors détermine la capacité à la rompre.

La chronologie succincte qui suit semble déboucher sur un paradoxe, ou une question d’apparence philosophique ou psychologique : « nous savons, pourquoi n’agissons-nous pas ? ».  La physique affirmant que le charbon a le pouvoir de changer le climat de la Terre date de la Révolution industrielle [i]. L’expertise demandée par les gouvernements afin d’apprécier le niveau de risque d’un tel changement et les moyens d’y remédier fut lancée en 1988, avec la création du GIEC, Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat [ii]. Les mêmes gouvernements ont signé, dès 1992, la Convention Climat de l’ONU [iii], un traité international affirmant leur volonté d’éviter un changement climatique « dangereux » pour les générations actuelles et futures. Trente ans après, les émissions de gaz à effet de serre, cause de ce changement climatique, n’ont jamais été aussi élevées. Elles suivent la pire des trajectoires imaginées en 1990 dans le premier rapport du GIEC. En 2021, les seules émissions mondiales de CO2 lié aux énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz) ont affiché nouveau record de 36,3 milliards de tonnes[iv] effaçant l’éphémère recul provoqué par la COVID-19 en 2020.

Que s’est-il passé ? Pourquoi l’alliance en apparence solide entre savoirs, expertise publique commanditée – signée par les gouvernements via les « résumés pour décideurs » votés par les délégations gouvernementales lors des réunions plénières du GIEC – et annonces des Nations Unies semble-t-elle échouer à détacher l’Humanité de son appétit croissant pour les énergies fossiles ?

Défi informatif

Élucider les raisons de l’échec représente un défi informatif, culturel, citoyen et démocratique. Si les citoyens ne comprennent pas pourquoi savoirs, expertise et annonces politiques solennelles n’ont pas permis d’engager l’action climatique nécessaire, comment pourraient-ils agir – individuellement et collectivement via l’action politique – afin de changer la trajectoire des émissions qui s’écartera dès lors toujours plus des objectifs signés à Copenhague en 2009 (pas plus de 2°C de réchauffement relativement au niveau préindustriel), renforcés à Paris en 2015 ?

Ces questions donnent lieu à toutes sortes de « contre-histoires ». L’une des plus récentes, écrite par le journaliste Nathaniel Rich dans le New York Times puis reprise dans un livre [v], prétend qu’on savait tout sur le climat en 1979, puis que la planète a failli être sauvée en 1989 par… George Bush, le président le plus pétrolier jamais entré à la Maison Blanche, proclamant à la face du monde « le mode de vie américain ne se négocie pas ! » pour signifier son refus de toute politique de restriction des émissions de gaz à effet de serre des États-Unis. Mais il y en a d’autres. Celles qui escamotent les questions difficiles des relations entre énergies fossiles et conditions de vie. Celles qui négligent de différencier la production du savoir et sa diffusion. Celles qui laissent de côté les formidables puissances économiques, financières, politiques et militaires permises par la maîtrise du pétrole…

Cette histoire porte d’abord sur la production du savoir. L’ancienneté de ses prémisses cache la lente cristallisation de son état actuel mais aussi la durée nécessaire de sa transformation en expertise des risques. Et donc de la possibilité d’opérer une analyse bénéfices/risques de l’usage des énergies fossiles, susceptible de justifier une politique restreignant drastiquement le recours au carburant majoritaire de l’économie depuis 150 ans. Oui, dès 1896, Svante Arrhenius a mis le doigt sur le mécanisme fondamental qui pilote l’évolution climatique actuelle. Mais ses preuves étaient rudimentaires, limitées à un raisonnement physique qui ne prenait pas le visage d’une « alerte », le Suédois se réjouissait du réchauffement à venir. La construction de la science climatique et sa capacité progressive à convaincre la communauté scientifique de sa pertinence fut lente. Il faut éviter le défaut de « l’histoire racontée par les vainqueurs » qui en gomme les aspérités et les détours. Or, ce sont ces détours qui expliquent la durée du voyage.

Le GIEC alerte

Aucun pouvoir politique (ou décideur économique) ne prend de décision majeure sur un dossier à composante scientifique et technique sans recourir à une expertise. Il ne puise jamais la raison de ses décisions sur la science telle qu’elle se produit, mais sur une analyse (plus ou moins) experte des risques, opportunités, bénéfices et inconvénients, au regard de ses propres objectifs politiques, sociaux, économiques, géopolitiques. La demande d’expertise survient lorsque la science fait irruption soit dans l’horizon de décisions d’un pouvoir, soit dans l’espace public.

Ce processus a pris la forme inédite de la création du GIEC en 1988.  Et sa première production fut le rapport de 1990. Ce dernier est une « alerte »… mais laquelle ? Le rapport ne cache pas les incertitudes scientifiques de l’époque. Un exemple éclairant porte sur la détection du changement climatique via la mesure de la température moyenne planétaire. On y lit ceci : « Notre conclusion est la suivante : la température moyenne de l’air à la surface de la Terre a augmenté de 0,3 à 0,6 °C au cours des 100 dernières années… (6); La valeur de ce réchauffement concorde dans l’ensemble avec les prévisions fondées sur les modèles du climat, mais elle est aussi du même ordre de grandeur que la variabilité naturelle du climat. Si l’unique cause du réchauffement observé était l’effet de serre anthropique, la sensibilité du climat serait alors voisine des estimations les plus basses déduites des modèles. Par conséquent l’augmentation observée pourrait être due en grande partie à cette variabilité naturelle ; d’un autre côté, cette variabilité et d’autres facteurs anthropiques pourraient avoir contrebalancé un réchauffement encore plus considérable dû à un effet de serre anthropique. Il se passera probablement au moins dix ans avant que des observations nous permettent d’établir de façon certaine qu’il y a eu un renforcement de l’effet de serre. »

La signification de ce paragraphe ? Pour un physicien du climat, spécialiste des simulations numériques, cette incapacité à prouver, en 1990, que l’évolution des températures séculaires est bien due aux émissions de gaz à effet de serre, ne modifie en rien sa confiance dans les résultats de ses modélisations pour le futur. En revanche, nombre de scientifiques d’autres disciplines peuvent en douter car ils ne peuvent pas vérifier cette confiance. Quant aux gouvernements, aux médias, et aux citoyens, un regard rétrospectif révèle que c’est la volonté « d’y croire », pour des raisons très variées, qui sépare les convaincus des sceptiques. Le rapport est très affirmatif sur la survenue d’un réchauffement futur, mais sa fourchette – entre 1,5°C et 4,5°C selon les différents scénarios d’émissions et simulations – peut laisser croire que le problème pourrait demeurer « gérable » au regard des avantages des énergies fossiles pour l’économie. Son analyse des risques est encore très floue – le risque d’acidification des océans n’est même pas mentionné. Dans les rapports suivants, la relation de causalité entre l’intensification de l’effet de serre par nos émissions et l’élévation des températures (mais aussi d’autres phénomènes comme la hausse du niveau marin, la fonte des glaces ou la fréquence plus élevée des vagues de chaleur) a été affirmée avec de plus en plus de force et de confiance. En 2007, cette relation de causalité était qualifiée de « sans équivoque ». En 2013 de « claire ». Aujourd’hui, c’est depuis longtemps un « fait établi », souligne le rapport 2021 du Groupe 1.

La Convention climat cible… la pauvreté

Le contenu réel de la Convention climat de 1992 résulte de l’état de cette expertise, et de sa réception par les gouvernements. La question « nous savons, pourquoi n’agissons-nous pas ?» élude certains de ses traits les plus importants. La Convention ne comporte aucune quantification du terme «dangereux» accolé au changement climatique qu’elle annonce vouloir éviter. Ipso facto, elle ne fixe donc aucun objectif d’émissions de gaz à effet de serre ni de calendrier à respecter. Elle stipule que l’action climatique n’est pas l’objectif n°1 en précisant ce dernier : « les besoins prioritaires légitimes des pays en développement, à savoir une croissance économique durable et l’éradication de la pauvreté ». Or, cette croissance, notamment en Chine, Brésil, Turquie, Inde, Vietnam, va se faire avec un recours accru à l’énergie fossile, gaz, charbon et pétrole. Cette croissance est l’une des explications du progrès économique et social spectaculaire des trente dernières années. En 1990 la population mondiale s’élève à 5,24 milliards, 38 % d’entre elle, soit 800 millions d’êtres humains, disposent de moins de 2 dollars (constants) par jour. Ce sont les « extrêmes pauvres ». On doit y ajouter la catégorie des « très pauvres », 1,2 milliard de personnes dotées de 2 à 5 dollars par jour. Au total, près de deux milliards de personnes vraiment très pauvres, au regard des conditions de vie d’un Français. Selon le même calcul, en 2017, ces deux catégories sont passées à 407 et 767 millions. Elles comprennent donc moins de 1,2 milliard de personnes au total, sur une population mondiale montée à 7,4 milliards. Cette diminution en valeur absolue – 800 millions de très pauvres en moins – est donc encore plus spectaculaire en part de la population mondiale, puisqu’elle passe d’environ 38% à 14 % ! Cette rupture historique de la part des très pauvres dans la population mondiale en 40 ans coïncide avec l’envolée de la consommation des énergies fossiles et le lien est évident. Le paradoxe est donc que c’est la trajectoire d’émissions des pays anciennement industrialisés (Europe, Amérique du Nord, Japon) qui contredit la Convention. Car si leurs émissions réelles (mesurée en empreinte carbone tenant compte des imports/exports) ont, très grossièrement, stagné en volume ou calculées par habitant, la Convention et le premier rapport du GIEC soulignaient que leur réduction immédiate, donc à partir des années 1990, étaient nécessaires pour compenser la hausse inéluctable de celles des pays pauvres ou émergents.

Il faudra attendre 2009 et la COP-15 de Copenhague pour quantifier le « danger », avec les 2°C comme limite de la hausse de la température à ne pas dépasser relativement au niveau préindustriel. Et donc déterminer des niveaux d’émissions de gaz à effet de serre à ne pas dépasser. Le temps perdu depuis 1992 a considérablement durci les conditions permettant d’éviter ce danger, puisqu’il faudrait désormais que les pays industrialisés diminuent leurs émissions d’au moins 80% d’ici 2050, et le monde de 50%.  Mais l’accord de 2009, comme celui de 2015 à Paris, demeurent non contraignants, respectent la souveraineté des pays et réaffirment le point décisif du texte de 1992 quant à la priorité de la lutte contre la pauvreté. Les discours militants et politiques masquent ces limites, pourtant révélateurs de l’état réel des décisions politiques, des opinions publiques et des rapports de forces géopolitiques.

Expertise des risques

Pourtant, dans cette période de 1992 à 2018, sciences et expertise du GIEC ont largement dépassé toutes les limites du rapport de 1990. La montée des températures depuis 1950 est définitivement attribuée à l’intensification de l’effet de serre par nos émissions. Les études des glaces antarctiques ont montré que la teneur en CO2 de l’atmosphère n’a jamais dépassé 280 ppm depuis au moins 800 000 ans lors des périodes chaudes, elle est désormais de 420 ppm. Il faut remonter à près de 3 millions d’années, au Pliocène, pour retrouver de telles valeurs. Le climat était alors stabilisé autour de températures annuelles globales de 2 à 3°C plus chaudes qu’au préindustriel mais surtout le niveau marin était d’environ dix mètres plus élevé, en raison de calottes de glace du Groenland et de l’Antarctique de l’Ouest nettement moins importantes, la contribution directe de la fonte de ces calottes étant respectivement de sept et trois mètres.

Basées sur différents scénarios d’émission de gaz à effet de serre, les projections par simulation informatique du réchauffement climatique pour le XXIe siècle sont de plus en plus précises, permettant d’en évaluer les risques avec moins d’incertitudes. Les rapports du groupe-2 du GIEC, fondés sur des études de plus en plus nombreuses et fiables, les ont clairement établis. Si les émissions continuent au rythme actuel, les limites physiologiques de nombreuses cultures végétales seront dépassées dans les pays chauds et ex-tempérés, mettant en péril la sécurité alimentaire. Dans certaines régions, comme les pays limitrophes de la Méditerranée, les ressources en eau vont diminuer. Les événements extrêmes de la météorologie (vagues de chaleur dépassant les 50°C même aux moyennes latitudes, cyclones, inondations, sécheresses et pluies diluviennes) vont se multiplier et leurs intensités augmenter. Les migrations forcées dues à la montée des eaux – potentiellement de 200 à 400 millions de personnes pour une valeur d’environ un mètre – vont mettre en péril des pays et des relations internationales. De même que les migrations massives dues à l’impossibilité de s’adapter. Pour l’Afrique subsaharienne – avec un réchauffement planétaire de 2,5 °C à l’horizon 2050 (le scénario maximal) et un scénario socio-économique pessimiste (croissance démographique élevée, urbanisation, inégalités fortes), le rapport 2021 du groupe 2 du GIEC craint une migration forcée interne d’environ 70 millions de personnes, pour l’essentiel d’Afrique de l’Ouest, soit 4 % du total de la population. L’acidification des océans va menacer les espèces phytoplanctoniques fabriquant leurs coquilles, tandis que la pêche, déjà responsable d’effondrement de stocks de poissons, va devoir faire face à des transformations profondes des écosystèmes marins susceptibles de faire chuter leur productivité. La liste des effets négatifs du réchauffement brutal de la planète – 50 fois plus rapide qu’une bascule naturelle entre ères chaudes et froides du dernier million d’années – est trop longue pour être écrite ici. La rapidité de ces changements en constitue l’un des principaux dangers, tant elle suppose de capacités d’anticipation de la part des sociétés pour s’y préparer à temps.

Deux refus

Au cœur du paradoxe – nous savons, pourquoi n’agissons-nous pas ? – se situent deux refus. Celui d’abandonner des activités économiques qui utilisent les énergies fossiles – 80% de l’énergie mondiale, abondantes, peu chères, efficaces, dont les caractéristiques physico-chimiques expliquent à elles seules le succès, même si les niveaux de puissance économique, financière, militaire et géopolitique que charbon, pétrole et gaz ont permis l’ont accentué [vi] – sans une alternative similaire en standard de vie. Et celui de mettre en cause le modèle économique dominant, capitaliste, inégalitaire, exigeant une rotation rapide du capital et ses profits utilisant l’innovation et la publicité pour booster un consumérisme dévastateur et fondé sur l’avantage comparatif des territoires qui motive l’expansion explosive des échanges commerciaux.

Il est intéressant d’interroger le dernier rapport du groupe 3 du GIEC sur cette question. Si l’on trouve dans le rapport complet des éléments de critique du système social dominant, voire l’affirmation très nette qu’inégalités et politiques climatiques ne riment pas ensemble, on n’y trouve rien sur les mécanismes économiques produisant ces concentrations de richesses, et donc rien non plus sur la manière de les éradiquer. Une petite recherche lexicographique confirme cette “impasse” du rapport : le mot capitalism (en anglais) y est très peu fréquent avec 19 occurrences, et, surtout, elles sont toutes des titres d’études ou de livres. Le résumé pour décideurs affirme qu’une politique climatique efficace doit s’appuyer sur la sobriété et sur l’équité. Il accorde à la sobriété un rôle majeur, voire principal, dans l’atténuation de la menace climatique. Toutefois, le résumé demeure quasi muet sur les moyens d’une politique permettant de réaliser cette équité. On y déniche pourtant l’évocation très prudente d’une « taxe sur la richesse absolue » qui pourrait diminuer les gros patrimoines, à condition d’être supérieure aux revenus encaissés. Cette impasse est inévitable : un rapport de consensus entre économistes, lesquels vont des adorateurs du marché qui ont conseillé Reagan et Pinochet aux militants anticapitalistes, ne peut qu’enterrer cette divergence irréductible et se concentrer sur des faits irrécusables. L’ironie étant que la contribution aux émissions de gaz à effet de serre de la trop forte inégalité de patrimoines et de revenus ainsi que le rôle néfaste de la publicité commerciale font partie de ces faits irrécusables.

Ces deux refus, quoi qu’en disent les « militants du climat », sont majoritaires dans les sociétés et non du seul fait des pouvoirs politiques et économiques. Des manifestants clament « changeons de système pas de climat », des théoriciens préfèrent nommer« capitalocène » et non « anthropocène » l’ère géologique créée par l’Humanité. Mais l’emphase mise sur les transformations économiques, sociales et culturelles nécessaires (planification d’une transformation de l’appareil de production qu’aucun marché de capitaux ne peut réaliser, rétraction des échanges mondiaux, égalité sociale, disparition des gros revenus et patrimoines, suppression de la publicité afin de s’attaquer au consumérisme… autant de mises en cause du système capitaliste), n’emporte pas l’adhésion majoritaire des peuples. En outre, elle ne peut suffire. Sortir de la misère les 1,2 milliard d’êtres humains vivant toujours avec moins de 5 dollars par jour [vii] suppose qu’ils aient un accès à l’énergie plus étendu qu’aujourd’hui. Or, les énergies décarbonées actuellement disponibles – renouvelables ou nucléaires – ne peuvent répondre seules à ce besoin immédiat.

Pied du mur climatique

Ces deux facteurs essentiels ne sont pas les seuls. L’incompréhension manifeste des données scientifiques et technologiques essentielles empêche les populations sensibilisées à la menace climatique de revendiquer des politiques efficaces [viii]. En France, l’étalement urbain, la timidité des politiques de rénovation thermique des bâtiments, le recours massif à l’importation de biens manufacturés en Chine et de matières premières énergétiques et minérales des pays producteurs, la concentration des fonds publics sur l’électricité éolienne et solaire avec une efficacité climatique médiocre, le sacrifice des transports publics ferroviaires, une fiscalité avantageuse pour les riches et les grands groupes, le choix des innovations industrielles à soutenir par les fonds publics laissé aux entreprises privées (voir le crédit d’impôt recherche)… toutes ces politiques ne sont guère contestées dans les urnes (droite et extrême droite y sont très largement majoritaires) alors qu’elles plombent toute politique climatique sérieuse. Tant que la demande des citoyens restera floue ou s’égarera sur des pistes inefficaces, les pouvoirs politiques pourront cacher leurs choix énergétiques et économiques en faveurs des fossiles sous un masque d’apparence écologique.

Les forces anticapitalistes sont au pied du mur climatique : l’ampleur des transformations nécessaires pour réduire de 80% nos émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050 dans un pays développé comme la France pose des questions difficiles. Les percevoir uniquement comme une « chance » parce qu’elles comportent une composante anticapitaliste nécessaire, la lutte contre le changement climatique devenant un argument fort en faveur du choix de société déjà opéré, peut se révéler un leurre. Je me limiterai à deux exemples. La réduction de nos émissions de gaz à effet de serre passe par une réindustrialisation permettant de mettre à profit l’électricité déjà décarbonée, majoritairement grâce au nucléaire. Cette réindustrialisation suppose l’accès à des matières premières (la France importe plus de 95% de ses matières premières et énergétiques) donc l’ouverture de mines en France, et/ou la capacité à les acheter à l’étranger par des exportations de biens et services ou des rentrées touristiques. Or, dans une perspective progressiste et écologique, plusieurs des exportations majeures doivent diminuer : avions, produits de luxe, blé et alcools, armes… On cherche en vain des propositions industrielles, minières et énergétiques à la hauteur de ce défi dans les programmes de plusieurs partis de la NUPES, notamment LFI et EELV. Le deuxième est l’agriculture. Sandrine Rousseau, une dirigeante de premier plan d’EELV, en arrive à tweeter qu’il faut sortir des engrais de synthèse en cinq ans. Ses collègues universitaires et chercheurs au CNRS et à l’INRAE qui ont étudié sérieusement la question depuis plus de 15 ans estiment que les transformations nécessaires (agronomiques, d’économie agraire, d’alimentation…) sont d’une telle ampleur qu’elles nécessitent au moins 25 ans d’efforts continus pour y parvenir [ix]. La gauche et le mouvement écologiste ne passeront le « test gramscien » – la capacité perçue à représenter l’intérêt général – que si leurs programmes économiques, et notamment industriels, sortent des slogans (yaka faire des éoliennes et du bio) pour inventer un futur productif efficace dans le cadre sévère des contraintes climatiques.


[i] On the Influence of Carbonic Acid in the Air upon the Temperature of the Ground, Svante August Arrhenius, Philosophical Magazine and Journal of Science, avril 1896.

[ii] https://www.ipcc.ch/

[iii] https://unfccc.int/resource/docs/convkp/convfr.pdf

[iv] https://www.lemonde.fr/blog/huet/2022/03/21/co2-leffet-covid-deja-efface/

[v] Perdre la Terre, Nathaniel Rich, le Seuil.

[vi] Or Noir, la grande histoire du pétrole, Mathieu Auzanneau, la Découverte, juin 2016.

[vii] https://ourworldindata.org/history-of-poverty-data-appendix

[viii] https://www.ademe.fr/sites/default/files/assets/documents/synthese-representations-sociales-changement-climatique-19-vague-2018.pdf  Où l’on apprend que 60% des français croient que les centrales nucléaires contribuent « beaucoup » ou « assez » aux émissions de gaz à effet de serre.

[ix] https://www.lemonde.fr/blog/huet/2021/09/22/sortir-des-engrais-chimiques-en-5-ans-sandrine-rousseau/