Plein-emploi ou sécurité de l’emploi et de la formation ?

Tattoo of Human Fist with Broken Chain. Feedom concept. Vector illustration.

Emmanuel Macron a annoncé qu’il vise à atteindre le plein emploi avant la fin de son second quinquennat. Derrière cette intention en apparence louable se cache la perpétuation du marché du travail capitaliste, de ses fléaux et de ses gâchis.

« Je suis fière aujourd’hui de quitter ce ministère alors que le plein-emploi est à portée de main. »

Le plus grave, dans ce propos d’Élisabeth Borne à la veille de son départ du ministère du Travail pour Matignon, est peut-être qu’il n’est pas complètement infondé.. À 7,4 % de chômeurs selon la définition du Bureau international du Travail, on n’est pas loin, en France, de ce que les économistes appellent le « plein-emploi ».

Mais, dira-t-on, c’est une provocation de parler de « plein-emploi » quand, selon la dernière enquête emploi de l’INSEE portant sur le deuxième trimestre 2022, il y a encore 2,3 millions de chômeurs au sens du BIT, 1,9 million recensés dans ce que l’INSEE appelle le « halo du chômage », 1,3 million en situation de sous-emploi, soit 5,5 millions de personnes, sans compter les innombrables emplois précaires ou de mauvaise qualité, qui ne permettent pas à ceux qui les occupent d’exercer un vrai métier. Erreur ! Ce n’est pas du tout ainsi que l’entendent les économistes. Le plein emploi ne signifie pas l’absence de chômage.

Le plein-emploi, « niveau socialement désirable de chômage »

C’est, par exemple, ce qu’expliquent de façon parfaitement claire deux économistes français enseignant aux États-Unis, Pascal Michaillat et Emmanuel Saez : « le plein-emploi ne signifie pas qu’il n’y a pas de chômage… le plein-emploi doit être interprété comme un niveau socialement désirable (sic) de chômage ». Et nos auteurs d’expliquer que « cela vient de ce qu’il n’est pas possible de réduire le chômage à zéro ». Lord Beveridge, fondateur du système social britannique de l’après-guerre, aux débuts du capitalisme monopoliste d’État, a laissé son nom à cette idée que même quand la situation du marché du travail est excellente, il reste toujours un volant non nul de « chômage frictionnel » puisque les gens peuvent changer d’emploi, et qu’entre deux emplois ils sont forcément au chômage.

À l’objection que, dans la réalité d’aujourd’hui, beaucoup de gens changent d’emploi sans passer par la case « chômage », Michaillat et Saez répondent qu’il s’agit alors d’un « chômage de durée nulle »… CQFD ! Comme la plupart de leurs confrères, ces deux économistes sont tout simplement incapables de concevoir une société où le chômage n’existerait pas. Pour présenter comme un fait incontestable l’impossibilité d’une absence de chômage, la littérature économique récente fait ainsi référence à ce qu’il est convenu d’appeler la « courbe de Beveridge » qui met en relation le nombre des demandeurs d’emploi et le nombre des offres d’emplois non satisfaites. L’idée est qu’il est plus facile pour les chômeurs de trouver du travail quand il y a beaucoup de postes à pourvoir, et qu’inversement les chefs d’entreprises peuvent plus facilement recruter quand il y a beaucoup de chômeurs. On voit qu’ici les travailleurs – pour qui l’accès à un emploi est une nécessité vitale – et les détenteurs du capital – qui ont le pouvoir de décider d’utiliser leur argent à embaucher, ou de décider de l’utiliser à autre chose, par exemple à l’achat de titres financiers – sont traités de façon parfaitement symétrique. Cela ne semble pas choquer toute une partie de la profession des économistes pour qui le désagrément d’être privé de moyens d’existence est compensé par l’avantage d’avoir du temps libre, voire par les richesses créées par les travaux domestiques1 !

Le marché du travail capitaliste fonctionne de plus en plus mal

Le problème, c’est que la « courbe de Beveridge » évolue dans le temps : dans l’ensemble, depuis vingt ans, on observe qu’à un taux de chômage donné correspond un nombre d’offres d’emplois non satisfaites de plus en plus élevé – ce qui est équivalent à dire qu’à un nombre d’offres d’emplois non satisfaites donné correspond un taux de chômage de plus en plus élevé. On observe un mouvement similaire dans la plupart des pays développés2. Pour la France, c’est ce que remarquent les auteurs du bilan des politiques d’emploi au cours du premier quinquennat Macron publié par l’OFCE au printemps dernier3 : « Au cours des deux dernières décennies, on constate que l’efficacité du marché du travail s’est dégradée », concluent Sébastien Bock, Bruno Coquet, Magali Dauvin et Éric Heyer. « Lorsque l’on compare les années 2017-2021 aux années 2003-2008, on remarque que pour un taux de chômage donné, le taux d’emplois vacants est beaucoup plus élevé qu’il ne l’était initialement. Ce déplacement de la courbe de Beveridge traduit une dégradation de la qualité de l’appariement sur le marché du travail ». Cette détérioration de l’efficacité du marché du travail date de bien avant la hausse sans précédent des offres d’emplois non satisfaites qui a tant marqué les esprits depuis la sortie des confinements de 2020. Elle « s’est faite progressivement à partir de la période d’après-crise de 2008. En effet, du premier trimestre 2008 au deuxième de 2015, le taux d’emplois vacants reste relativement stable tandis que le taux de chômage augmente de près de trois points de pourcentage. »

Dans ces conditions, c’est se tromper de cible que d’assigner aux politiques économiques l’objectif du « plein emploi ».

Au mieux, on atteindra le niveau de chômage qui correspond à l’équilibre du marché du travail, et dont nous sommes déjà proches aujourd’hui. Autant de capacités inutilisées dans la création de richesses, et donc autant de ressources en moins pour les salaires, les cotisations sociales et le financement des services publics.

Se contenter du « plein-emploi » c’est accepter cette situation, la perpétuer sous forme de « flexisécurité » ou, pire, justifier les politiques néolibérales de flexibilisation du marché du travail censées baisser le taux de chômage d’équilibre.

Il faut donc avoir la lucidité d’aller jusqu’au bout du raisonnement : la dégradation de l’efficacité du marché du travail est un phénomène structurel par essence. Elle résulte de ce qu’à l’ère de la révolution informationnelle, où il est fait appel à la créativité et à la capacité d’initiative des travailleurs bien plus qu’à leur discipline sous un lien de subordination à leur employeur, les êtres humains, leur statut social, leurs moyens d’existence, ne peuvent plus se réduire à une marchandise, une force de travail qu’on achète et qu’on vend sur un marché. Le développement des capacités de tous les êtres humains – et non plus seulement de quelques-uns – devient une condition de l’efficacité économique.

Une société où chacun alternerait, tout au long de sa vie, exercice d’un emploi rémunéré et périodes de formation, elles aussi rémunérées, dans des domaines librement choisis, sans jamais passer par la case « chômage », ferait l’économie de ce gâchis monstrueux que représentent les millions de nos concitoyens privés de déployer leurs capacités dans la production de richesses. Et prenons en compte les gains de productivité qu’engendrerait la latitude sans précédent ouverte à chaque individu de développer ses talents tout au long de sa vie sans la hantise de s’entendre dire : fais ce qui t’est prescrit, ou bien prends la porte et va-t’en voir sur le marché du travail si tu es employable !

Ces gains de productivité sont précisément ce dont l’économie aura besoin pour rendre une réduction massive du temps de travail pour tous possible, en même temps qu’une élévation du niveau de vie des travailleurs et de leurs familles comme de ceux d’entre eux qui seront en période de formation.

Une telle civilisation, graduellement libérée du chômage, c’est-à- dire du salariat, changerait radicalement le travail et sa place dans la vie des êtres humains. Sans jamais disparaître car il est indispensable à la production des moyens d’existence de tous les membres de la société, le travail laisserait une place de plus en plus grande à d’autres activités – formation personnelle mais aussi transmission aux autres de ses connaissances et de ses savoir- faire, participation à la vie de la cité, ou tout simplement loisirs librement choisis.

Utopie ? Remarquons d’abord que le salariat n’a pas toujours existé. La notion même de chômage n’avait aucun sens pour les serfs de l’époque féodale, attachés au domaine de leur seigneur et à qui il était bien défendu de chercher à vendre leur force de travail à quelqu’un d’autre ! La généralisation du salariat a été, par rapport à ces régimes, une libéralisation mais elle a eu un prix : la possibilité, pour la force de travail, de ne pas trouver acheteur. Le marché du travail ne peut être vraiment un marché que si le chômage est possible.

La notion de chômage n’avait pas davantage de sens pour les esclaves des latifundia romains ou des plantations coloniales. Avant la condamnation quasi unanime qui le frappe aujourd’hui, l’esclavage a été considéré pendant des millénaires comme un fait de nature dont personne ne songeait à mettre en question le principe.

Peut-il en aller de même, demain, pour le chômage ? Mille faits contemporains témoignent de ce qui se cherche dans cette direction. Le plus significatif est peut-être l’importance centrale prise par l’enjeu de la formation professionnelle, qu’il s’agisse, pour une entreprise, d’entretenir les savoir-faire qui donnent leur valeur à ses productions, pour une nation, de tenir son rang dans la division internationale du travail, ou pour l’humanité tout entière de développer les nouveaux métiers indispensables à une révolution écologique réussie.

La sécurité d’emploi ou de formation, pilier du projet communiste

Faut-il considérer ces signes comme un « sens de l’histoire », un « déjà-là du communisme » qu’il suffirait de laisser se déployer pour qu’une nouvelle civilisation émerge spontanément des aspirations présentes dans la société ? Les dures réalités de la crise, de l’austérité, des pertes de pouvoir d’achat, de la précarité généralisée ne révèlent que trop les obstacles que le capital oppose à tout ce qui pourrait mettre aussi radicalement en cause sa domination. Il le fait en s’efforçant de prendre en compte les réalités nouvelles avec une intelligence perverse dont témoignent les subventions massives au patronat versées pour financer le chômage partiel – sorte de reconnaissance pervertie de la nécessité de sécuriser l’emploi et les compétences même en période de récession – ou encore la surexploitation de toute une jeunesse sous les dehors séduisants de l’ubérisation. Éradiquer le chômage par la construction progressive d’un système de sécurisation de l’emploi et de la formation ne peut certes pas se faire par décret. Le remplacement de la régulation capitaliste de l’économie par une nouvelle logique ne peut être qu’un processus historique impossible à prévoir à l’avance, fait de mobilisations sociales et d’avancées institutionnelles sanctionnant, à telle ou telle étape, l’état du conflit entre logique capitaliste et logique de son abolition, jusqu’à son dépassement. Ce processus est d’autant plus radical et complexe que le dépassement du marché du travail capitaliste suppose, de façon conjointe, le dépassement des autres marchés constitutifs de ce mode de production : dépassement du marché de l’argent par un nouveau crédit visant sélectivement le développement des capacités humaines, et non la rentabilisation du capital ; dépassement du marché des biens et services par l’affirmation, dans les entreprises, de nouveaux critères de gestion et par une expansion sans précédent de nouveaux services publics ; dépassement du marché mondial pour une nouvelle mondialisation de coopération et de paix.

Un aspect stratégique de ce processus consistera, pour la gauche, à se dégager des illusions sur le « plein-emploi ». On en est encore bien loin. Ce qui domine aujourd’hui à gauche, c’est l’utopie du « revenu universel » – qui consiste à accepter qu’une part croissante de la population soit définitivement condamnée au chômage, sans égard pour les souffrances sociales qui l’accompagnent, ni pour le gâchis de capacités qui en résulterait, rendant le projet infinançable. Ou encore la croyance dans la capacité de l’État de corriger les dégâts du marché du travail au moyen d’une « garantie d’emploi » censée occuper les chômeurs pendant les récessions en espérant que le patronat, ayant regonflé ses profits, se décide un jour à les embaucher de nouveau. Une telle gauche est non seulement incapable de proposer une alternative au capitalisme, mais elle l’est tout autant de répondre aux colères et aux exigences immédiates qui travaillent aujourd’hui la société.

Voilà pourquoi il est vital qu’à côté de cette gauche réformiste et, autant que possible, en alliance avec elle, s’affirme un parti communiste porteur d’un projet révolutionnaire dont la sécurisation de l’emploi et de la formation est à la fois un objectif majeur et la clé de sa réalisation, comme l’affirmait le programme de Fabien Roussel Le défi des jours heureux.


[1] Une autre courbe, qui a été au centre de beaucoup de controverses entre économistes au milieu du XXe siècle, est la « courbe de Phillips » qui met en regard le taux de chômage et le taux d’inflation dans une économie donnée, La régularité statistique que la courbe de Phillips est censée représenter a disparu avec la « stagflation » des années 1970 et avec les mouvements chaotiques de l’économie dans la crise du capitalisme monopoliste d’État. Néanmoins, pour la plupart des économistes, en-dessous d’un certain taux de chômage, évalué à 5 % par l’Organisation internationale du Travail, l’équilibre ente la « demande de travail » (les offres d’embauche exprimées par les entreprises) et l’« offre » (les demandes d’emplois exprimées par les salariés) est rompu : les salaires montent, entraînant avec eux les prix. On parle de « taux de chômage n’accélérant pas l’inflation » (Non Accelerating Inflation Rate of Unemployment, NAIRU). Selon les économistes néolibéraux, ce taux de chômage de plein-emploi serait plus élevé en France à cause des lois et règlements qui empêchent le marché du travail de rejoindre facilement l’équilibre.

[2] Elva Bova, João Tovar Jalles, and Christina Kolerus, « Shifting the Beveridge Curve: What Affects Labor Market Matching? », Working Paper du FMI, avril 2016.

[3] Sébastien Bock, Bruno Coquet, Magali Dauvin et Éric Heyer, « Le marché du travail au cours du dernier quinquennat », Policy Brief de l’OFCE n° 103, 17 mars 2022.