La défense de l’industrie spatiale française : un enjeu de souveraineté et de paix

Le 19 mars 2022 se sont tenues les assises démocratiques de l’aéronautique,  de l’aérien et du spatial. Notre revue en a rendu compte dans son numéro de mai-juin. Nous publions ici intégralement l’intervention de Dominique Jussiaume, ex salarié SEP, SNECMA moteurs, Le Haillan et Vernon, militant syndical CGT et PCF dans l’Eure, section de Vernon. Un compte rendu complet, des assises fait l’objet d’un numéro hors série d’Économie&Politique que l’on pourra se procurer auprès du collectif Aéro du PCF, en particulier à l’occasion de la fête de L’Humanité.

Le PCF a toujours défendu durant ces 60 ans de conquête spatiale française les programmes selon les orientations défendues par les syndicats CGT du spatial et que le PCF, avec une commission spécifique très en rapport avec les luttes menées, soutenant qu’il fallait revenir à des politiques publiques. En 2014, notre parti lançait une pétition sure « l’avenir des lanceurs spatiaux en danger ». L’intérêt pour la France d’une industrie spatiale indépendante a toujours été réel.

Le projet industriel laissant l’industrie spatiale seule face aux pressions financières exacerbées au niveau mondial avec le désengagement des États, selon les directives mêmes de la Conférence interministérielles européenne de Naples en 2012, le démantèlement de AVIO, celui du CNES, d’ARIANESPACE qui dans les faits passaient de la tutelle des industriels à une privatisation de l’ensemble de cette filière spatiale.

Avec ce qui se passe aujourd’hui avec ArianeGroup, nous sommes toujours au cœur du sujet.

C’est encore d’une exploitation scientifique pacifique avec des retombées technologiques dans les domaines des télé communications, de la médecine, des électroniques ou des matériaux que la planète a besoin. L’exploitation spatiale, l’exploration spatiale doivent continuer de faire rêver et impliquer toutes les nations du monde, sur une base de paix et de science, pour le progrès de l’humanité. Rêve qui doit cependant écarter les trajectoires peu vertueuses du tourisme spatial, aux seuls intérêts financiers privés et ouvrant la conquête spatiale à des milliardaires pour batifoler dans l’espace…

Il convient bien d’imposer une autre logique pour une filière industrielle et de services stratégiques pour la France. Ceci ne peut se faire avec des plans massifs de suppressions d’emplois mettant en péril les compétences et de grandes restructurations comme celle à laquelle nous assistons à ArianeGroup.

Voyons particulièrement certains points incluant rapidement un rappel historique :

1) La recherche spatiale française a débuté dès le début du XXème siècle. Contrairement aux idées reçues, les chercheurs français n’ont pas attendu l’arrivée des moteurs V2 pour s’intéresser à ce domaine,

2) Depuis les années 1950, la France a dépensé des milliards dans la recherche spatiale et le programme Ariane a été financé à plus de 65 % par notre pays qui reste, et de loin, un contributeur majeur. L’industrie spatiale a réussi car elle avait une base française forte tant du point de vue industriel que politique, il faut le souligner. Il est légitime que nous défendions ces acquis de cet effort qu’aucun pays de la CEE n’a consenti. Dès lors, le « juste retour » sur les investissements est une règle de fonctionnement.

3) Le contexte dans lequel Ariane a été pensée et créée était que les Américains nous refusaient tout accès commercial à l’espace à partir de leurs propres lancements. Les satellites à vocation militaire étaient soumis à leur bon vouloir et, de plus, ils avaient accès à toutes les informations. Américains mais aussi Russes réalisaient ainsi tous les lancements vers l’espace. C’est au travers de cette réalité que l’idée, renforcée par nos capacités de recherche, est venue que la France puis l’Europe de l’Ouest puissent fabriquer un lanceur. La mise en service des SNLE en force de dissuasion par la Marine nationale montrait aussi les besoins de communications spatiales autonomes.

4) L’échec de la navette spatiale américaine a fait d’Ariane 4 le seul lanceur commercial fiable. L’épopée commençait. Tout ne fut pas facile pour autant, les tenants d’un lanceur « démonstrateur » voulaient s’en tenir aux vols de qualification. Dans ce contexte, une coordination spatiale au sein de la FTM CGT regroupant SEP, Aérospatiale Les Mureaux, le CNES, l’ONERA, la Snecma, Air Liquide, les constructeurs de satellites et quelques autres proposaient une réponse aux besoins de la nation pour rendre opérationnel le programme Ariane avec les vols commerciaux.

Les succès d’Ariane 4 sont éloquents malgré quelques échecs.

La suite vient avec la transition vers Ariane 5, lanceur actuel. Certains voulant arrêter Ariane 4 sans qu’Ariane 5 soit opérationnelle… il a fallu batailler pour aller jusqu’au 100ème lancement puis jusqu’au 113ème. L’implantation à Kourou en Guyane de Soyouz sacrifiait alors le besoin d’un petit lanceur… Ariane 5 a fait son chemin et collectionne les tirs réussis mais arrive en fin de cycle. Maintenant, c’est une coentreprise détenue à parts égales par Airbus et Safran. Que pèse ArianeGroup Société par Actions Simplifiée, avec un chiffre d’affaires en 2020 de 1,9 milliard d’euros, par rapport à Airbus, 49,9 milliards d’euros ? En moyenne, il faut compter 90 millions d’euros par avion de ligne, Airbus a fixé son objectif atteint à 600 appareils livrés par an. Un lancement d’Ariane coûte 2 fois moins et il y a eu 3 lancements en 2020 et en 2021…

Une entreprise de ce type, au regard de son domaine d’activité, ne devrait-elle pas sortir de l’emprise des purs intérêts capitalistes et rester sous l’autorité des états qui l’ont financée ? Dans ce cadre, le contrôle des salariés revêt toute son importance. Ils sont le savoir-faire, créent les richesses, ils ont leur mot à dire !

Politiquement au niveau des États, un accord franco-allemand a été signé avant l’été 2021 sur la politique spatiale européenne. Accord qui concerne l’exploitation d’Ariane 6 après la fin du développement et la phase de transition, qui réaffirme sa position d’unique lanceur européen… une cadence de 11 à 12 envisageable avec le marché des constellations… des contreparties à tout cela en compétitivité par la réduction des coûts = réduction des effectifs, par la transformation de l’entreprise, et un premier vol réussi en 2022… Contreparties qui, avec les 600 suppressions d’emplois annoncées pour les sites français, s’accompagne d’une nouvelle donne industrielle avec l’exigence par l’Allemagne de récupérer le moteur Vinci outre-Rhin. C’est un non-sens industriel, politique et commercial. Un risque de mettre en danger une industrie spatiale européenne à base française.

Pour parvenir à convaincre, direction et ministre de l’Économie n’ont pas été avares de propos et chiffres rassurants afin de faire baisser la garde aux salariés. Le président de la République Emmanuel Macron s’était voulu lui aussi rassurant, surfant sur le plan de relance, en visite le 12 janvier 2021 à Vernon pour soutenir « …une de ces terres d’industrie, d’emplois et d’innovations » avec 30 millions d’euros sur la table… « pour les projets actuels comme Vinci, pour les projets futurs » . Au final c’est 600 emplois supprimés globalement. Le moteur Vinci abandonné aux Allemands… En décembre 2021, le ministre Bruno Le Maire parlait d’embauches à l’horizon 2025 pour être à 950 TPE (aujourd’hui 830)… Une toute dernière information en CSE de février 2022 fait annoncer par la direction 600 TPE en 2026 pour le site de Vernon…

Maintenant, avec les retards enregistrés par Ariane6 qui sont tout autant la conséquence de la pandémie Covid-19 que de difficultés techniques imprévues (bras cryotechniques, générateur de puissance) et de pertes massives de compétences consécutives aux plans de suppressions d’emplois sous diverses formes (RCC, autres départs, retraites…) et utilisation de l’APLD sur des salariés… Où va le lanceur ? Un lancement au 2ème trimestre, voire même en 2022, peut-il toujours s’envisager ? Pourquoi aller vers le démantèlement des moyens de production avant même la qualification d’Ariane 6 ? Il avait été procédé de la même façon pour la fin d’Ariane 4 avec des conséquences graves suite à l’échec du premier tir Ariane 5… Vega C, le petit lanceur léger voulu par l’Italie, n’est pas exempt de reproches… et les installations en Ukraine auraient été touchées ; les usines en Ukraine fabriquent des seconds étages, on y fait aussi des moteurs… ? Les Russes avec Soyouz viennent de quitter définitivement la Guyane et cessent les tirs depuis Baïkonour. Que va devenir la société STARSEM franco-russe à 50/50 dont les tirs étaient effectués depuis le sol du Kazakhstan ? La mission ExoMars est elle aussi touchée… les retards, suspensions vont s’accumuler. Tout cela va coûter cher en solutions de remplacement et prendre du temps… solutions de remplacement qui pourraient être au final américaines…

Qui va lancer les satellites (Soyouz devait lancer notamment deux satellites Galiléo et 1 d’imagerie militaire français CSO-3). Les Chinois en ont la capacité, les Indiens aussi, et bien sûr les USA qui n’en n’attendaient pas tant pour encore mieux relancer leur industrie spatiale et leur politique spatiale… Space X est en position de leader… profitant même de la situation de désarroi dans laquelle se retrouve OneWeb, société anglaise utilisateur de la base de Baïkonour pour ses lancements de satellites. Ainsi, 36 satellites ont été débarqués et OneWeb a plié bagages du cosmodrome… Le CNES parle de reprogrammation avec Vega C et Ariane 6… Space X a lancé la course au non-consommable ! Doit-on se lancer dans ce type de nouveaux modèles réutilisables ? ArianeGroup semble aujourd’hui dans cette disposition devenue également une volonté politique… Ariane 6 n’étant plus alors qu’un lanceur de transition ?

Poursuivre Ariane 5 tant qu’Ariane 6 ne sera pas opérationnelle et engager la France du spatial à disposer d’une gamme de moteurs spatiaux complète sont des décisions politiques et industrielles réalistes à prendre. Les organisations syndicales des entreprises du spatial ne devraient-elles pas lancer un « droit d’alerte » ?

La guerre en Ukraine s’invite forcément dans le devenir du spatial. Au-delà des conséquences sur les programmes spatiaux européens, y compris en devenir, pour les sites, pour l’emploi, pour notre indépendance, cette guerre dévastatrice, monstrueuse pour la population ukrainienne et qui aura ses retombées économiques pour les peuples russe, européens, les pays pauvres, cette guerre qui doit cesser au plus vite ne doit pas en devenir une, future, virtuelle, dans l’espace. La militarisation de celui-ci fait qu’aujourd’hui déjà tout satellite en position dans l’espace peut être détruit parce qu’indésirable. Même si présentement le rapport de forces USA-Chine-Russie en limite toutefois l’action, un déplacement dans l’espace d’une guerre d’un autre genre est à plus forte raison possible. La Russie a admis avoir pulvérisé un de ces satellites en orbite d’un tir de missile… Ce tir montre les craintes que l’on peut avoir de voir l’espace se transformer en champ de bataille entre grandes puissances, avides d’expérimentation en nouvelles technologies militaires, pour s’accaparer l’espace. Or, sans satellites opérationnels, le monde entier du numérique serait bloqué.

C’est pourquoi nous communistes devons rappeler avec force que l’espace doit rester une conquête, une exploration pacifique au service de la science, des communications, des technologies non agressives. Cet espace-là n’est la propriété d’aucun État, il doit rester libre et non belliqueux.