Depuis soixante-dix ans, d’importants gains de productivité au détriment de l’emploi agricole

Jonathan Dubrulle
ingénieur agronome, doctorant en agriculture comparée

Entre 2010 et 2020, la Ferme France a perdu près de 100 000 exploitations agricoles. Toutefois, cette baisse conséquente est à inscrire dans une trajectoire plus ancienne d’érosion de l’emploi agricole. En effet, au milieu des années 1950, le pays comptait plus de 2 millions d’exploitations agricoles et l’agriculture occupait un travailleur sur trois [1]. Si cette libération de force de travail a permis de grossir les effectifs des secteurs industriel et tertiaire, elle a contribué à la désertification de nombreux territoires ruraux. Et pourtant, qu’il s’agisse de retrouver notre souveraineté alimentaire, de revitaliser les campagnes ou de maintenir des paysages ouverts, divers enjeux traduisent la nécessité de recréer des dizaines, si ce n’est des centaines de milliers d’emplois agricoles. Avant de se donner les moyens d’atteindre cet objectif ambitieux, il convient de comprendre les causes économiques et politiques qui ont conduit à ce vaste plan social.

Des gains de productivité conséquents

Depuis 1950, l’agriculture française enregistre d’importants gains de productivité physique du travail[i] [2], suite à l’enclenchement, parfois simultané, de différents leviers techniques. La spécialisation de la production se traduit par l’abandon progressif du polyélevage, notamment des espèces animales élevées pour la consommation domestique (porcs, lapins, volaille etc.) et de la polyculture (réduction du nombre d’espèces cultivées). Cette spécialisation vers une seule production animale et un petit nombre de productions végétales s’est traduite par d’importants sauts d’investissement, à l’image de l’acquisition de matériel servant à la culture, la récolte et la distribution des fourrages ou par la construction de bâtiments d’élevage. Cette accumulation de capital fixe s’est faite au service de l’accroissement du nombre d’animaux d’élevage et de la superficie cultivée par unité de travail. En parallèle, les quantités de capital circulant croissent fortement pour augmenter les rendements[ii], qu’il s’agisse des engrais, semences certifiées et produits phytosanitaires pour les productions végétales, de tourteaux, aliments et antibiotiques pour les productions animales. La durée des processus de production se réduit à l’image de la vente de broutards de 8-12 mois au lieu de bœufs de 24-48 mois. Les pratiques se simplifient, avec la réduction du nombre d’opérations techniques nécessaires à la production d’une marchandise agricole, comme l’arrêt du labour chez certains céréaliers au profit de techniques culturales simplifiées. Nombre d’opérations sont externalisées, allant d’une seule opération (par ex. la moisson, l’ensilage ou le lavage de bâtiments avicoles ou porcins) à l’externalisation quasi-totale, comme la prestation intégrale en grandes cultures.

La maximisation du produit brut apparaît comme la logique économique caractéristique de la révolution agricole contemporaine. Cet important accroissement des volumes produits (Fig.1) s’accompagne toutefois d’une hausse des consommations de capital fixe et circulant (Fig.2). L’emploi agricole est ainsi sacrifié sur l’autel du productivisme, puisque l’augmentation de la production par travailleur s’accompagne d’un intense processus de concentration des exploitations, largement accompagné par les pouvoirs publics et influencé par l’industrialisation des filières.

Des formes institutionnelles au service de l’accroissement de la production

Ces dynamiques inhérentes au régime d’accumulation découlent d’un mode de régulation au service de l’accroissement des volumes, via une absorption croissante de l’agriculture par et dans le mode de production capitaliste. Depuis l’après-guerre, l’évolution des formes du salariat induit une mutation des modes de consommation alimentaire, notamment le temps alloué à la préparation des repas. La demande de plats préparés, de portions individuelles et l’essor de la restauration rapide hors domicile (sandwicheries, fastfoods etc.) engendre une standardisation de la production finale. Cette consommation de masse s’accompagne d’une distribution de masse, marquée par le développement des grandes surfaces et leurs centrales d’achat, ainsi que de la vente par correspondance. En réponse, les filières agricoles connaissent un important processus d’industrialisation. La transformation de biens bruts suit les préceptes fordistes, avec l’avènement du travail à la chaîne dans des unités agroalimentaires de grande taille à l’image des abattoirs ou conserveries. Les agents commerciaux se regroupent, aboutissant à la formation de grands groupes coopératifs et de négoce privé. Peu à peu, ces acteurs de l’aval tendent à fusionner ou à nouer des alliances stratégiques entre eux, doublant le mouvement de concentration des filières par celui d’intégration verticale. Progressivement, un oligopsone se met en place et créée un climat de négociation commerciale très défavorable au producteur. De plus, les forts gains de productivité physique du travail rencontrés en agriculture se soldent par une baisse des prix agricoles plus rapide que celle des principaux moyens de production, engendrant, à partir des années 1970, un effet de « ciseau de prix » lésant là encore les intérêts de l’agriculteur (Fig.3).

Fig. 3 : Des « ciseaux » de prix qui s’ouvrent au milieu des années 1970. L’exemple de l’évolution du prix à la production du lait de vache comparé à celui des principaux moyens de production.

Evolution indicielle (base 100 en 1968), données déflatées par le pouvoir d’achat de l’euro, source : Insee, indices IPPAP et IPAMPA.

Ces facteurs économiques ne sont pas les seules explications aux gains de productivité physique. Ils s’accompagnent également de politiques agricoles et de marché incitant à l’accroissement des volumes. Depuis l’Accord sur l’agriculture signé en 1994 à la fin du cycle d’Uruguay, la multiplication des accords de libre-échange accentue la mise en concurrence internationale, incitant à rechercher la compétitivité prix sur des biens de plus en plus standardisés tout en poussant à la libéralisation des politiques agricoles. A l’échelle européenne, la Politique agricole commune (PAC) née en 1962 s’est traduite, jusqu’en 1992, par une politique de soutien aux prix. La réforme de 1992 s’est soldée par le versement d’aides au revenu, d’abord couplées (corrélées aux volumes produits) puis découplées à partir des années 2000. Sans revenir sur les modalités d’attribution des aides PAC, ces dernières, depuis les années 1990, sont majoritairement proportionnelles à la superficie cultivée et à la taille du cheptel. Au niveau français, des mesures dites socio-structurelles ont permis de planifier la disparition progressive des exploitations jugées « les moins performantes » (indemnités viagères de départ, pré-retraite agricole etc.). La création des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (SAFER) et du contrôle des structures à la suite des lois d’orientation agricole de 1960-1962 a permis d’orienter l’accès au foncier en faveur des exploitations considérées comme les plus « viables ». La mise en place de prêts bonifiés et le versement de subventions à l’investissement (plans de développement, plan de compétitivité et d’adaptation des exploitations etc.) ont incité et sécurisé l’accumulation de capital fixe. De fait, ces facteurs économiques et politiques sont à voir comme les conditions de réalisation de l’accroissement de la production au détriment de l’emploi agricole.

Vers des pratiques plus intensives en travail : pour une révolution agroécologique

En vue d’enrayer l’inexorable chute du nombre d’emplois agricoles et d’installer massivement de nouveaux agriculteurs, un tout autre processus de développement agricole s’impose. La trajectoire d’accroissement de la production par travailleur basée sur l’incorporation de toujours plus de capital dans le processus de production pourrait être enrayée par l’adoption de pratiques plus intensives en travail. Ces dernières relèvent notamment de l’agroécologie. En cherchant à adapter les pratiques à l’environnement et non l’environnement aux pratiques, le producteur fait preuve de davantage d’observation, démarche opposée à l’application systématique de traitements préventifs sur les animaux et végétaux. La recherche d’autonomie fourragère permet de réduire les achats d’aliments. La diversification des agroécosystèmes (associations culturales, réintégration de l’élevage dans des régions céréalières etc.) va à l’encontre des économies d’échelle induites par la spécialisation. La réparation de matériel et son réemploi limitent les dépenses nécessaires à son renouvellement. De telles logiques contribuent à augmenter la valeur ajoutée par unité de travail, de cheptel ou de surface. Plus intensives en travail, ces pratiques assurent la reproduction de la force de travail de l’exploitant sur des exploitations « à taille humaine », sans s’agrandir à tout prix.

Par conséquent une politique progressive de soutien à l’offre et à la demande s’avère nécessaire. L’augmentation des salaires et des retraites permettrait au plus grand nombre de pouvoir consommer des produits agricoles et agroalimentaires sains et locaux qui s’écarteraient de la production de masse. La mise en place de filières « à taille humaine » et le démantèlement des centrales d’achat, entreprises agroalimentaires, voire de coopératives en situation de position dominante rééquilibrerait les relations commerciales. Une politique volontariste de soutien aux prix [4] permettrait de donner davantage de visibilité au producteur et enrayerait le processus d’accroissement des volumes découlant de la baisse tendancielle du prix payé au producteur. Des prêts bonifiés et garantis par l’Etat, conditionnés à de nouveaux critères de gestion, accéléreraient le financement d’investissements agroécologiques (plantation de haies, besoins de trésorerie liée au rallongement des cycles de production des animaux etc.). L’impulsion de collectifs d’agriculteurs à l’image des groupements de vulgarisation agricole (GVA) des années 1960-1970 dynamiserait le partage de savoirs et d’expériences autour de l’agroécologie. Le renforcement des compétences des SAFER et du contrôle des structures serait un moyen de lutter contre l’agrandissement démesuré de certains exploitants en répartissant plus équitablement l’accès au foncier. L’octroi de pouvoirs nouveaux pour la profession et les citoyens, via l’instauration de conférences permanentes pour planifier les besoins alimentaires de la collectivité, permettrait d’enclencher la reconquête de notre souveraineté alimentaire, en priorisant la fonction nourricière de l’agriculture, plutôt que la captation de parts de marché à l’international ou la course à « l’énergiculture » (agrocarburants, méthanisation agricole, photovoltaïque au sol etc.).

De tels bouleversements nécessitent une volonté politique ambitieuse, s’attachant à partir du réel, de l’analyse processuelle, systémique et matérialiste, refusant toute tentation essentialiste et nostalgique. La mise en œuvre d’une telle révolution agroécologique, rompant avec les logiques capitalistes, doit se faire avec les agriculteurs, en cherchant à comprendre quels sont leurs intérêts, ainsi que les moyens adéquats à mettre en œuvre.

Les forces progressistes ont intérêt à se saisir des questions agricoles si nous ne voulons pas léguer des campagnes silencieuses aux générations futures.

Telle est l’urgence d’un projet humaniste pour la ruralité, à l’opposé de tout naturalisme visant à sanctuariser les espaces naturels au profit d’un « ensauvagement » excluant progressivement l’Homme de la nature. L’agroécologie est à voir comme le corollaire de campagnes vivantes.

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Références :

[1] Desriers, M. 2007. L’agriculture française depuis cinquante ans : des petites exploitations familiales aux droits à paiement unique. L’agriculture, nouveaux défis. 17-30.

[2] Devienne, S. 2019. Les révolutions agricoles contemporaines en France. In Chouquer, G., Maurel, M.-C. 2019. Les mutations récentes du foncier et des agricultures en Europe. Besançon. 294 p.

[3] Pour approfondir ces aspects, nous renvoyons le lecteur à Cochet, H. 2015. Controverses sur l’efficacité économique des agricultures familiales : indicateurs pour une comparaison rigoureuse avec d’autres agricultures. Revue Tiers Monde. 1. 221. 9-25.

[4] A ce sujet, voir notre article publié dans le dossier de Progressistes n°39.


[i] On distinguera la productivité physique du travail (production annuelle, en volume, par travailleur et par an) de la productivité économique apparente du travail (valeur ajoutée nette par travailleur et par an).

[ii] La confusion entre productivité et rendement est fréquente chez les agronomes. L’un est souvent employé à la place de l’autre. Pourtant, le rendement renvoie à un volume produit par unité de surface (ex. quantité de grain récoltée à l’hectare, exprimée en quintaux ou en tonnes par hectare) ou par animal (ex. nombre de litres de lait produits chaque année par une vache). Néanmoins, la consommation de capital nécessaire n’entre pas en compte. Ainsi, la maximisation du rendement peut très bien se faire à grands coups d’achats d’engrais, d’aliments, de matériel etc. (soit le contraire d’une intensification en travail vivant), dont le montant des achats influera sur celui des coûts de production hors main d’œuvre, donc sur la valeur ajoutée, et par surcroît sur la productivité économique du travail, de la terre ou du capital [3].