Alors que le président Lasso, confronté à une profonde contestation populaire, a dissous l’Assemblée nationale, conduisant à des élections décisives fixées au 20 août prochain, Pedro Paez, ancien ministre de la Coordination économique dans le gouvernement de Rafael Correa, a bien voulu répondre à nos questions sur les causes profondes de la crise politique.
La situation politique de l’Équateur est particulièrement tendue, quels sont les derniers développements ?
Le gouvernement de Rafael Correa dont j’ai fait partie a mené à partir de 2007 une politique de gauche visant à créer les bases d’un développement indépendant du pays, tout en cherchant à s’appuyer sur les efforts de constitution d’une bourgeoisie nationale orientée vers l’innovation et la production.
Cette politique a amené de grands progrès sociaux mais la situation s’est renversée après la trahison du successeur de Correa, Lenin Moreno. Ce dernier, qui avait été vice-président sous la présidence de Rafael Correa en 2007, s’est acquis une réputation compatible avec la vision humaniste de la gauche latino-américaine en affichant une préoccupation pour les politiques publiques de protection des personnes handicapées. Il a développé une image de modération et de distance avec la conflictualité représentée par Correa. À partir de son accession à la présidence a commencé une persécution judiciaire contre Correa et les membres de son parti Alianza Pais, aujourd’hui Révolution Citoyenne, persécution qui s’est étendue à tous les détenteurs d’une charge publique.
Avec Moreno puis le président actuel Guillermo Lasso, le pouvoir a été repris en main par la ploutocratie financière et spéculative représentée par la Banque de Guayaquil, qui joue un rôle mineur dans la reproduction du capital productif mais qui est totalement articulée à la logique du capital spéculatif transnational. La Banco de Guayaquil, après Banco Pichincha de la Sierra est la plus importante du littoral à avoir survécu à la crise des années 1990, consécutive aux réformes néolibérales imposées par le FMI et la Banque mondiale. Elle a bénéficié de la loi sur les institutions financières adoptée en 1994 en Équateur, qui a été une copie de la loi imposée par Pinochet au Chili et partout en Amérique du Sud.
Les politiques actuelles réintroduisent les incitations qui ont provoqué la crise bancaire de 1998, y compris les « crédits liés », c’est-à-dire les crédits des banques privées à leurs propres propriétaires. Par exemple, le président actuel Guillermo Lasso, premier actionnaire de la Banco de Guayaquil, peut recevoir des prêts de la banque avec le soutien et la garantie de la banque centrale et de ses réserves internationales. Des fonds publics à hauteur de 10 % du PIB ont ainsi été gelés dans les banques suisses, non pour les services publics mais pour garantir les spéculateurs avec la dette externe équatorienne et les opérations de la banque équatorienne off-shore. C,’est un schéma de dérégulation financière sans précédent en Amérique latine. Pourtant, il y a vingt ans, après la crise bancaire, même la Banque Mondiale, la Banque interaméricaine de Développement, ont déclaré cette politique incompatible avec la stabilité financière.
Un aspect de cette politique qui s’affiche ouvertement est celui dit de la « confession inconfessable » qui permet à un individu de se libérer de toute investigation fiscale ou pénale en révélant sous le sceau du secret des opérations illégales à l’administration, sans aucune conséquence. L’argent sale, même s’il reste dehors, peut alors servir à constituer des sociétés avec des partenaires nationaux. C’est la méthode favorite des opérations mafieuses, y compris avec les mafias albanaises.
Simultanément, les profits de la Banque de Guayaquil – la banque de Lasso – ont atteint leur plus haut niveau de l’histoire. En 2022, ils ont doublé par rapport à 2021 et on prévoit encore 25 % d’augmentation au 1er trimestre 2023. Dans le discours officiel, il n’y a pas d’argent pour les hôpitaux et les écoles, mais 6,5 % du PIB ont pris la forme de cadeaux au privé (sous l’euphémisme de « dépenses fiscales »). L’abandon du contentieux fiscal pour les entreprises capitalistes a coûté 2 % du PIB, et l’équivalent a été fait pour la Sécurité sociale. En même temps, les caisses de retraite sont utilisées pour acheter le portefeuille de créances douteuses des banques : le but est de mettre la Sécurité sociale en faillite et de la privatiser. C’est l’objet d’un des décrets-lois que Lasso s’apprête à lancer pendant la période de transition après la dissolution de l’Assemblée National qui était en train de le destituer.
L’opposition a essayé par deux fois de destituer le président de la République. La première fois dans le contexte des mobilisations sociales massives de juillet 2022. Celles-ci ont été enrayées par une action massive d’« achat des consciences », aidée par l’ambassade des États-Unis, pour en détacher certains secteurs de la gauche et du mouvement syndical.
Pour empêcher une deuxième procédure de destitution, le président Lasso, en violation de la Constitution, vient de dissoudre l’Assemblée nationale et, durant la période de six à huit mois à l’issue de laquelle de nouvelles élections doivent être organisées, il a tout pouvoir pour gouverner par décrets : c’est une véritable dictature, car le contrôle du Tribunal Constitutionnel a été neutralisée.
Il a déjà préparé la mise en œuvre d’une réforme du droit du travail favorisant la précarité, une loi sur les investissements étrangers qui établit des zones franches approfondissant la libéralisation financière, la dénationalisation des Iles Galapagos déguisées en un échange « dette extérieure-nature » écologiste, des privatisations touchant jusqu’aux barrages hydroélectriques et aux gisements et raffineries de pétrole…
Comme dans les années 1950 et 1960, il y a interpénétration des chambres patronales, des forces armées, de la police, de l’Église catholique, de l’ambassade des États-Unis, qui soutiennent cette dérive néofasciste de Lasso avec la menace permanente de la répression. Sous le prétexte de la guerre contre la drogue, ils ont déployé une nouvelle « loi de sécurité nationale » étendue à la répression du mouvement social et de certains mouvements de gauche.
Le 5 février dernier Révolution Citoyenne a néanmoins remporté une large victoire aux élections locales.
Andrés Aráuz, candidat de gauche à l’élection présidentielle de 2021, a proposé de constituer un bloc populaire avec certains secteurs du mouvement indigène et du mouvement syndical. Il a précisé plusieurs mesures de politique économique au-delà de la vision militarisée de la « guerre contre la drogue ». Il est maintenant candidat à la vice-présidence pour l’élection du 20 août 2023 aux côtés de la candidate à la présidence Luisa González.
Un point très important est celui des arbitrages internationaux au profit des multinationales, dont j’avais parlé en février 2020 au colloque d’Économie&Politique. Le gouvernement actuel leur a redonné la primauté sur les lois internes. Ce sont des arbitrages totalement asymétriques qui bénéficient aux transnationales en s’imposant aux gouvernements. Le budget approuvé pour 2023 comporte plus de crédits pour le paiement de ces arbitrages que pour la santé.
C’est une situation très contradictoire et très délicate puisque d’un côté il y a la victoire populaire massive du 5 février ; même la droite, même les organes très proches de l’ambassade des États-Unis ont prévu une victoire majeure de la Révolution Citoyenne aux élections du 20 août. La gauche peut même espérer l’emporter dès le premier tour si elle obtient 40 % des voix avec 20 points d’avance sur le candidat suivant. De l’autre, il y a une réaction très agressive de forces ouvertement fascistes et liées à la Mafia
Le pouvoir et ses soutiens ont déployé la technique déjà utilisée au Mexique et en Colombie, consistant à assassiner des leaders sociaux et politiques de gauche, y compris des candidats de Révolution Citoyenne et des dirigeants de la CONAIE, le mouvement social indigène le plus important (à distinguer du parti politique très corrompu Pachakutik).
Lasso a formé un parti politique spécifiquement lié aux réseaux d’influence financière. Le parti social-chrétien, le plus fort de la droite traditionnelle, a voté pour la destitution de Lasso mais ils ont lancé la candidature de Jan Topic, qui se présente comme un mercenaire (il a été à la Légion étrangère française, en Afghanistan, etc.) : voilà qui illustre le type d’ambiance que la droite et l’ambassade des États-Unis ont installée en Équateur.
Comment en est-on arrivé à cette crise politique aiguë ?
La situation de l’Équateur doit se lire dans le contexte de la crise de suraccumulation du capitalisme au niveau mondial. La tendance à la baisse du taux de profit a provoqué une exacerbation de la financiarisation, qui a dérivé sur une perspective spéculative. À la différence de la formulation de Hilferding et Lénine, nous avons aujourd’hui un autre type de capital financier, spéculatif, lié à une logique autoréférentielle, une hypertrophie parasitaire très déconnectée de l’accumulation du capital productif, sous la forme d’intensification du capital fictif. Cette dynamique endogène d’expansion de capital spéculatif est devenue chaotique. La reproduction des actifs productifs sous-jacents qui sont à l’origine de l’extraction de la plus-value a été étranglée par la dynamique du capital toujours plus parasitaire.
La structuration géographique du pouvoir de la globalisation spéculative se fait sur l’axe anglo-américain tandis que certains foyers d’expansion du capital productif sont dans la dynamique d’expansion disruptive d’une révolution technologique continue dès les années 60, à la différence des précédents cycles Kondratieff. L’axe du capital anglo-américain a choisi de s’imposer sur l’extraction de rentes parasitaires dans la propriété intellectuelle, aux deux extrémités de la chaîne de valeur : d’un côté la technologie, de l’autre côté la consommation à partir du contrôle des développements du capital fictif. Cette situation a bien fonctionné jusqu’à la faillite de Lehman Brothers en 2008, qui a été un symptôme de la fragilité du système financier mondial mais aussi l’expression d’une impossibilité pour la loi de la valeur d’opérer à l’échelle globale. La dynamique de l’innovation a créé une situation endogène d’obsolescence systématiquement répétée ds quantités massives de capital fixe et empêché leur rentabilisation via des mécanismes keynésiens, structuralistes et redistributifs traditionnels.
La fragmentation de la globalisation depuis 2008, avec une nouvelle modalité de protectionnisme, est une expression des efforts désespérés du capital anglo-américain pour éviter une continuation du déclin de son hégémonie. C’est pourquoi il est très important pour lui de discipliner son « arrière-cour », l’Amérique Latine, car, paradoxalement, dans le développement de la globalisation, elle est devenue un des partenaires les plus importants de la Chine, ce qui menace l’hégémonie des États-Unis. La responsable du Command Sud étatsunien, Laura Richardson, a affirmé avec force pas seulement l’intérêt porté à l’Amérique latine, non seulement pour ses ressources, mais aussi comme marché des armements pour le complexe militaro-industriel (avec la menace que cela implique sur l’exception que constituent Cuba, le Venezuela et le Nicaragua). Le détonateur de cette prise de position a été la crise en Ukraine qui a montré une supériorité, non pas globale, mais ponctuelle, de certaines technologies militaires, non seulement de la Russie et de la Chine mais aussi de la Turquie, de la Corée du Sud, de l’Iran qui, pour les spécificités du marché latino-américain, sont devenues une menace pour la suprématie du capital anglo-américain sur ce marché.
Un pilier primordial de la rentabilisation du capital américain sur le continent est le circuit du capital spéculatif. C’est particulièrement le cas de l’Amérique latine et d’un pays comme l’Équateur qui, par la dollarisation, ont abandonné leur souveraineté monétaire (en 2000, l’Équateur a décidé d’adopter le dollar des États-Unis comme monnaie nationale). Après 2008, l’exacerbation de l’hypertrophie financière apparaît comme la première forme de réponse à la crise de la globalisation financière elle-même. Cela a favorisé une nouvelle structuration endogène des dérivés financiers et la constitution d’une nouvelle structure définie par les intérêts anglo-américains. Dans mon intervention de janvier 2020 au colloque sur la mondialisation d’Économie&Politique, j’avais lancé l’hypothèse d’une nouvelle superstructure disciplinée par les réglementations de l’Union européenne, par le Dodd-Franck Act des États-Unis, et partiellement acceptée par la City de Londres. Les places financières asiatiques (Singapour, Hongkong, Shanghai, Dubaï) ont été un refuge face à la pourriture de l’inflation financière qui s’est manifesté avec la faillite de Lehman Brothers. Il y a donc un autre espace de refuge en-dehors de l’Europe continentale et des États-Unis, en lien avec la restructuration du système bancaire. C’est précisément le talon d’Achille de la domination anglo-américaine qui s’exprime aujourd’hui.
Le deuxième composant de cette nouvelle superstructure est le shadow banking. La réglementation financière n’a pas traité la racine du problème mais elle a redéfini la possibilité d’une dynamique « soutenable » dans le cadre de la politique du quantitative easing. Ils ont redéfini des canaux de valorisation du capital spéculatif qui peuvent être subventionnés par les banques centrales en augmentant la pourriture structurelle.
La troisième composante sont les shadow budgets, principalement aux États-Unis et au Royaume-Uni, mais aussi dans tous les pays où beaucoup d’opérations budgétaires peuvent contrevenir aux règles sous le prétexte des opérations de l’OTAN. Dans le cas des États-Unis, il est fait état de 21 billions de dollars (Pentagone et Ministère du logement) disparus du budget officiel, soit plus du PIB des États-Unis.
Le quatrième pilier est constitué par le nouvelle fonctionnalité des paradis fiscaux, liés à la redéfinition de la Cité de Londres après le Brexit. Ce n’est pas seulement une erreur qui a échappé au contrôle des élites britanniques. C’est une réponse au besoin de relocaliser les affaires du capital spéculatif dans cette géographie des paradis fiscaux et des refuges de l’argent sale. C’est très important pour comprendre ce qui se passe en Amérique latine car c’est précisément le point crucial pour la rentabilisation du capital spéculatif.
Et le dernier pilier de cette superstructure sont les cryptomonnaies privées.
Cette nouvelle superstructure configure un circuit parallèle qui se manifeste dans le passage au premier plan des fonds d’investissement comme BlackRock à la place des grandes banques d’investissement. En 2008, ce sont Goldman Sachs et JP Morgan Chase qui ont joué les premiers rôles, aujourd’hui c’est BlackRock, Vanguard, State Street, etc. (auparavant très discrètes) parce qu’ils ont créé une nouvelle couche d’opérations.
On voit clairement, dans ce cadre, pourquoi ils ont besoin d’une redéfinition géopolitique du rôle de l’Amérique Latine dans le contexte international. Alors qu’il est très difficile de restructurer la globalisation productive réelle qui a imposé des partenariats commerciaux, même de gouvernements de droite, avec la Chine, il est très rapide de redéfinir les circuits financiers où la domination américaine n’est contestée à aucun moment. Cela exacerbe l’autonomisation de l’accumulation financière par rapport à l’économie réelle, que demande l’expansion des mécanismes de domination du « capital fictif » et la constitution des sources de liquidité appropriées.
Avec cet objectif, le nouveau piège de la dette extérieure programmée a commencé avec l’expérience argentine, malheureusement sous un gouvernement progressiste. De l’autre côté, dans le cas de l’Équateur, il s’agit de transformer le pays en un site de blanchiment massif de l’argent sale. L’Équateur n’était pas un pays de production de drogue, contrairement à la Colombie ou au Pérou : son point fort est le blanchiment de l’argent sale, favorisé par la dollarisation, et la logistique. C’est pourquoi l’Équateur est devenu l’enjeu de conflits entre réseaux mafieux, liés à diverses fractions de l’État profond des États-Unis. Le cartel de « Jalisco Nueva Generación » lie á la mafia albanaise aurait établi sa suprématie sur ce qui reste des structures mafieuses colombiennes et développé ses trafics à travers le port de Guayaquil qui est lié non seulement aux ports américains mais aussi à Anvers.
Quand j’ai commencé à dénoncer cette situation il y a cinq ans, de bons esprits y ont vu du complotisme. Aujourd’hui, toute la presse fait état des liens de la mafia albanaise avec la Banque de Guayaquil dont les dirigeants sont très proches du président de la République actuel, et de l’implication de nombreux responsables dans des opérations liées à la production et au trafic de drogue. Les liens du président Lasso et de ses proches avec la mafia albanaise ont été confirmés par l’assassinat, à 700 mètres de sa résidence de bord de mer, d’un témoin important et de trois amies, après 12 heures de tortures.
Ce n’est pas un problème seulement criminel. Toute l’accélération de la dégradation et la violence est rendue possible par l’ouverture de cet espace d’accumulation du capital spéculatif criminogène provoquée par l’extrémisme d’un programme néolibéral ordonne pour soumettre les économies à la discipline impérialiste. Par exemple, le gouvernement a demandé que soit abandonnée la qualification pénale, pourtant demandée par le FMI lui-même, des délits de commerce extérieur. Le gouvernement Lasso a éliminé l’Albanie de la liste noire des paradis fiscaux du GAFI. C’est toute la politique économique de dérégulation que favorise la blanchiment et l’expansion du capital fictif mafieux. En outre, les moyens logistiques de détecter les trafics de drogue – radars, installations des Douanes – ont été délibérément démantelés.
Est-ce que la poussée populaire est liée à la dégradation de la situation économique globale dans les pays du Sud depuis la guerre en Ukraine, le retour de l’inflation et la montée des taux d’intérêt ?
C’est très paradoxal, et cela mérite une étude fondamentale de ces situations. Pendant le gouvernement de Correa, il y a eu une amélioration générale, très évidente, des conditions de vie de toute la population, principalement de la population la plus pauvre. Alors que le PIB par habitant de 2007 ne dépassait pas celui de 1981 après 27 années de décroissance due aux politiques néolibérales, les statistiques de la Banque mondiale montrent un doublement du PIB par tête au moment de la présidence Correa, avec une progression particulièrement forte pour les plus pauvres.
L’investissement public a fortement contribué à ces progrès. En tant que ministre de l’Économie, j’ai eu l’honneur de porter la part de l’investissement public dans le PIB de 3 ou 5% pendant les décennies précédentes à 13,4 % en 2008, avec un financement reposant sur une collecte efficace des impôts payés par les transnationales pétrolières (la loi 2006-42, que j’avais impulsée). Mes successeurs ont porté ce pourcentage à 16,5 %, un niveau sans précédent dans l’histoire de l’Équateur, et un exemple pour l’Amérique latine.
Après la trahison de Moreno, le PIB par tête a reculé de 1 %. Selon les prévisions les plus optimistes du FMI, le PIB par habitant de 2029 ne dépassera pas celui de 2014.
Sous l’effet de bombardements idéologiques et judiciaires impitoyables, le paradoxe est que la population la plus pauvre a été convaincue, sans aucune preuve, que toute personne possédant un minimum de sensibilité sociale était corrompue, et que Correa était le « capo » de la Mafia colombienne. Un certain réveil de la population a été à l’origine du triomphe électoral de l’année dernière et des espoirs de victoire aux élections du 20 août. Andrés Aráuz a dénoncé le procureur général de la Colombie, en Colombie, pour avoir soutenu en pleine campagne électorale de 2021 ce mensonge, sans aucune preuve, en complicité avec les média.
C’est donc un défi théorique très important de comprendre la vulnérabilité de la population à la production de subjectivité, en Équateur comme dans toute l’Amérique Latine. La population qui a voté Bolsonaro, par exemple, est aussi composée de bénéficiaires de la politique de Lula, de même en ce qui concerne les votes pour Macri après les Kirchner en Argentine. De même, beaucoup de ceux qui ont voté pour Lasso font partie de la population qui a bénéficié de la politique économique de Correa. Peut-être peut-on expliquer la puissance idéologique de la droite néolibérale à partir du concept de fétichisme, dans la logique du fantasme, dont l’incohérence est subie comme un symptôme au sens de Lacan : fétichisme de la monnaie, du marché, de la consommation, même pour les populations qui n’ont pas accès à la consommation, même pour les produits de base, et qui ont été pris par l’idéologie consumériste, exacerbée par la propagande de droite et l’écosystème des réseaux sociaux. Au-delà, Maria Rita Kehl, du Brésil, propose le phénomène du ressentiment pour explorer la constitution inconsciente à travers des processus de changement en contraste avec la rigidité conservatrice.
Dernière question : comment l’évolution politique en Équateur peut-elle être vue en Amérique Latine ?
Deux défis de l’Amérique Latine sont l’audace et la lucidité politique pour aller au-delà du champ idéologique de la gauche post-moderne et revenir à un projet de société de classe, y compris dans le domaine financier.
On mesure maintenant que les propositions que j’ai faites il y a plusieurs années ne sont pas du complotisme mais des propositions très viables. Pas seulement la dénonciation de l’infiltration mafieuse via la dérégulation financière et fiscale, mais, d’une manière cruciale, sur celle du potentiel transformateur d’une Nouvelle Architecture Financière.
En décembre 2007, Lula, avec 6 autres présidents de l’Amérique du Sud, y compris Correa, Chávez, Evo, les Kirchner, avait signé l’acte de constitution de la Banque du Sud, comme un nouveau type de banque pour un nouveau type de développement, qui ouvrait aussi la perspective d’un Fonds du Sud comme alternative au FMI, basé sur les richesses réelles, et sur un nouveau concept de monnaie, le système de règlement régional. Malheureusement, ces initiatives ont été boycottées même par les forces progressistes, par des économistes hétérodoxes, même se réclamant du marxisme. Dénoncer SWIFT comme un instrument de guerre économique était refusé comme complotiste. Aujourd’hui, l’urgence de mécanismes monétaire et financiers échappant au diktat de l’OTAN est universelle.
Pourtant, toutes les avancées obtenues alors ont été oubliées avec la proposition du projet d’une banque centrale latinoaméricaine. C’est une conception totalement néolibérale, une mauvaise copie de l’Union économique et monétaire européenne et de la BCE. Dans le meilleur des cas, si ça marche, ce sera récupéré par les préceptes néoclassiques d’ajustement structurel. En termes simplement opérationnels, c’est nul. Peut-on imaginer que l’Argentine surendettée, en déficit massif de paiements, dégagera des milliards de dollars pour constituer le capital d’une banque centrale ? Lula – dont je suis par ailleurs un fervent soutien – a promu la création d’une monnaie unique. Nous avons soutenu que ce n’est pas une monnaie unique mais une monnaie unitaire qu’il faut. La monnaie unique exige une uniformisation des politiques monétaires entre pays aux situations financières complétement différentes. En revanche, la proposition d’un système de règlements immédiats entre banques centrales d’Amérique Latine est d’une efficacité terrible, « dangereusement » facile. Logistiquement, on peut la réaliser en moins de deux semaines.
La définition du champ monétaire et financier comme une partie fondamentale de la lutte pour l’émancipation est d’une grande portée. La guerre économique déjà gagnée par la Russie a montré la validité de nos propositions d’il y a quinze ans. Maintenant, il est indispensable de projeter cette évidence sur le défi de la construction de la paix en un monde multipolaire et démocratique. La possibilité de générer des synergies au-delà du monopole du dollar est énorme. En Indonésie, il y a six mois, quand j’ai détaillé les propositions de l’Amérique Latine, ils étaient très sceptiques mais les pays de l’ASEAN et de l’initiative de Chiang Mai ont transformé avec une rapidité énorme les systèmes de paiements régionaux, au-delà du rapport radial au yuan digital de la Chine, déjà en marche. En Afrique, la situation est prête au passage au système de paiements sans utiliser les réseaux anglo-américains. C’est le moyen de se dégager du monopole du dollar. Hier décrié, ce système fonctionne. Quand j’étais ministre de l’Économie, j’avais proposé un système de monnaie électronique de la banque centrale mais sa mise en œuvre a été sabotée. Aujourd’hui, le yuan digital, avec le même type de paradigme, a montré que c’est totalement réalisable, et que l’on n’a pas besoin d’un compte dans une banque privée pour mener des transactions.
À Paris, un ami Vert m’avait invité à une présentation à la Bourse pour discuter d’un nouveau modèle de monnaie locale alternative faisant appel aux technologies de la communication, qui redonne une crédibilité concrète à de vieilles utopies monétaires. Digitalisation et centralisation dans la banque centrale rendent possible une « citoyennisation » de la banque centrale : on peut développer un tissu productif et social local sans porter atteinte au cours obligatoire de la monnaie nationale. Nous avons montré avec quelques expériences en Équateur que ça peut marcher en articulation avec d’autres initiatives pour l’économie populaire et solidaire, comme des assemblées productives, les comités de surendettés, les coopératives et les plateformes numériques spécialisées (SuperTiendaEcuador développée par la Surintendance de Monopoles).
La banque privée utilise ce type de signes de monnaie depuis des siècles. Transformer la monnaie privée en monnaie sociale sans briser la souveraineté monétaire nationale, en respectant la dynamique locale dans les territoires et le développement des tissus sociaux. Lorsque j’étais surintendant au Monopoles, nous avons prouvé la possibilité d’échanges fondés sur le principe « de chacun ses capacités à chacun selon ses besoins », dans une articulation entre les zones des plaines et les zones de montagne des Andes, par exemple.
Dans le cas de l’Équateur, cette audace dans la proposition politique doit être liée à la mobilisation citoyenne. Le piège serait de restreindre la participation populaire aux seuls événements électoraux. Avec les moyens de répression les plus violents comme en octobre 2019, le défi est très sérieux.
(propos recueillis par Denis Durand)