Jonathan Dubrulle
À l’approche des élections européennes, les forces progressistes ont le devoir de s’emparer des questions agricoles et alimentaires. La Politique agricole commune (PAC) ne peut continuer à fonctionner de la sorte. De profonds changements sont à envisager pour bâtir les conditions économiques et politiques d’une véritable révolution agroécologique.
Cet article reviendra sur le contexte, insistant sur la logique néo-libérale de la PAC et son attribution profondément inégalitaire. Nous montrerons ensuite que la PAC compte beaucoup pour les agriculteurs, puisque leur revenu en dépend, d’où la nécessité d’une nouvelle politique agricole basée sur l’intervention sur les prix.
Une logique neo-libérale au service de l’accumulation du capital
Créée en 1962, la PAC relevait au départ d’une logique d’intervention sur les prix. Dans l’optique d’atteindre l’autonomie alimentaire et de gagner des parts de marché à l’export, les agriculteurs de la Communauté économique européenne (CEE) ont été incités à accroître la production en bénéficiant de « prix garantis », au montant fixé chaque année par le Conseil des ministres agricoles européens [1]. Progressivement, des aides directes sont versées aux producteurs, jusqu’à la réforme de 1992 dite « réforme Mac Sharry » du nom du commissaire européen à l’Agriculture de l’époque. A compter de cette date, les soutiens sont progressivement couplés (proportionnels aux volumes produits), puis découplés (déconnectés de la production en quantités physiques) à partir de l’entrée en vigueur de l’accord de Luxembourg en 2003.
Cette logique d’intervention relève d’une conception néo-libérale où l’attribution de soutiens publics doit influer le moins possible sur les « signaux » de prix et les prétendues lois naturelles de l’offre et de la demande. Dans son application actuelle, la PAC (comme bien d’autres politiques agricoles) n’a pas comme seul objectif d’assurer la souveraineté alimentaire des États membres, de soutenir le revenu des producteurs ou de rémunérer des services écosystémiques. Elle œuvre également à l’absorption de l’agriculture dans et par le mode de production capitaliste.
Nous partageons l’analyse de l’économiste régulationniste Gilles Allaire, pour qui les politiques agricoles ont surtout vocation à soutenir l’accumulation de capital [4]. De fait, ces formes institutionnelles sont au service de l’intégration de l’agriculture aux échanges commerciaux internationaux, en incitant à la production de biens de plus en plus standardisés. Jusqu’aux années 1980, la PAC a contribué à la production massive de lait, de vin [5] mais aussi de viande, visant la conquête de parts de marché sans se préoccuper de la qualité des produits ni des effets sur l’environnement.
Ces biens agricoles standardisés se prêtent bien à la logique libre-échangiste puisque la « commoditisation » des marchandises agricoles acte l’avènement de la valeur d’échange sur la valeur d’usage [6]. Les propriétés non marchandes des biens agricoles sont peu à peu gommées, à l’image des rapports d’entraide et de réciprocité dans certains pays du Sud où les échanges de travail agricole constituent encore de nos jours le ciment de la vie sociale. Ces derniers sont progressivement dissous dans et par la logique capitaliste.
D’autre part, cette standardisation de la production agricole nécessite des itinéraires techniques dépendants aux engrais de synthèse, produits phytosanitaires et antibiotiques par logique préventive, afin d’anticiper le moindre aléa et veiller à la stricte reproductibilité des caractéristiques de la production finale. Plus cette dernière sera homogène, plus l’offre de marchandises agricoles répondra aux attentes de l’industrie agroalimentaire, à la recherche d’approvisionnements uniformes et réguliers pour ses chaînes d’abattage, lignes de conditionnement, ateliers de découpe etc. En quête perpétuelle d’économies d’échelle, la production de masse est à voir comme le corollaire de la réduction du prix des aliments, de la diminution de la part de l’alimentation dans le budget des ménages et, de facto, de la baisse du prix de la force de travail dans l’ensemble des secteurs d’activité.
Mais encore, d’après T. Pouch [7], sous couvert de « verdissement », certaines mesures de la PAC contribuent à préparer l’après-fordisme en soutenant, par des mesures dites « agroenvironnementales », un nouveau régime de croissance « décarboné ». On pensera notamment aux orientations de la PAC allant dans le sens du Green Deal européen. Dans l’objectif de favoriser encore et toujours l’accumulation du capital, la PAC fait partie de ces formes institutionnelles qui œuvrent à la substitution progressive d’intrants d’origine fossile ou chimique (engrais de synthèse, gazole mis dans le réservoir des tracteurs etc.) par une amplification de la révolution informationnelle. L’usage de drones ou d’outils connectés au nom d’une « agriculture de précision » plus économe en intrants constitue surtout un marché fort lucratif. Au-delà des profits à la clé, ces mutations productives induisent des changements anthroponomiques majeurs, avec des producteurs dépossédés d’une partie de leur autonomie décisionnelle, de plus en plus aliénés par l’outil et subissant des choix techniques qui leur échappent en partie.
Encadré – La France, premier pays bénéficiaire de la PAC A l’échelle communautaire, en 2023, la PAC représente un budget annuel de 53,7 milliards d’euros, soit le premier poste de dépenses de l’Union européenne. La France, premier pays contributeur de la PAC en est également le premier bénéficiaire, recevant près de 9 milliards d’euros par an [2 ; 3]. Ces sommes sont réparties en deux « enveloppes », appelées piliers. Le premier pilier est financé par le Fonds européen agricole de garantie (FEAGA). Il est dédié à l’aide au revenu des producteurs (6,7 milliards en 2023) ainsi qu’au versement de soutiens anticycliques (0,2 milliards d’euros) déclenchés en cas de grave déstabilisation de marché. 85 % des aides au revenu (soit 5,7 milliards d’euros) sont découplées et attribuées en fonction de la surface éligible déclarée par l’agriculteur. Quant aux aides couplées, celles-ci représentent les 15 % restants (1 milliard d’euros) et sont versées en fonction du nombre d’animaux (avec des modalités différentes selon les espèces) ou en fonction de la présence de certaines cultures (légumineuses fourragères, protéagineux etc.). Le second pilier bénéficie d’un cofinancement entre le Fonds européen pour le développement rural (FEADER) et des fonds nationaux ou régionaux, pour un montant d’environ 2 milliards d’euros annuels. Ce pilier est consacré aux mesures de paiement pour services écosystémiques et de développement rural. On retrouve notamment des indemnités versées au titre de la compensation des handicaps naturels (ICHN), destinées à « sur-primer » des surfaces situées dans des régions touchées par des contraintes socio-économiques et surtout topographiques (ex. zones de piémont ou de montagne). Des soutiens visent également à la rémunération de certains engagements environnementaux, moyennant contractualisation pour le maintien d’espaces ouverts, la fauche tardive, l’entretien de pelouse sèches etc., à savoir les mesures agroenvironnementales et climatiques (MAEC). D’autres subventions sont également versées pour soutenir les conversions en agriculture biologique ou pour soutenir des projets de développement rural portées par des collectivités. |
Une attribution inégalitaire
En plus de contribuer à l’absorption de l’agriculture par et dans le mode de production capitaliste, la PAC, dans son application actuelle, demeure profondément inégalitaire. On l’aura compris, les soutiens sont majoritairement distribués en fonction de la superficie déclarée et de la taille du cheptel (voir encadré). Ainsi, les plus grandes exploitations sont celles qui sont les plus soutenues. D’après un référé de la Cour des comptes daté de 2018, 10 % des bénéficiaires français ont perçu moins de 128 euros d’aides découplées par hectare, alors que 10 % ont touché plus de 315 euros par hectare [8] Ces inégalités sont liées à des références historiques individuelles prenant en compte les rendements passés de l’agriculteur. Depuis, la convergence des soutiens a réduit ces inégalités, bien que ces dernières continuent de persister.
Au niveau européen, les pays d’Europe de l’Ouest se taillent la part du lion. Les agricultures française, allemande, espagnole et italienne bénéficient de plus de 4 milliards d’euros de subventions européennes, contre 100 millions à 4 milliards d’euros pour la majorité des pays d’Europe de l’Est [9]. Il est vrai que la superficie agricole des pays de l’Ouest est généralement plus importante que ceux de l’Est. En revanche, contrairement à l’Ouest, l’Europe de l’Est compte encore un nombre important d’agriculteurs dans sa population active. L’Allemagne totalise 600 000 emplois agricoles et perçoit chaque année environ 6,05 milliards d’euros de subventions au titre de la PAC (soit 10 000 euros de soutiens annuels par travailleur). A contrario, la Roumanie compte 1,9 millions d’emplois agricoles pour 2,97 milliards d’euros de subventions agricoles (1 600 euros par travailleur, soit 6 fois moins que l’Allemagne) [9 ; 10].
Quand les subventions font le revenu agricole
Dans l’objectif de soutenir la consommation finale, la PAC maintient les prix agricoles à un montant inférieur aux coûts de production. A ce rythme, tout chef d’entreprise ne ferait pas long feu, d’où le versement de subventions publiques pour soutenir le revenu du producteur. D’après les statistiques européennes basées sur la comptabilité d’exploitations classées par « orientation technico-économique », sur 2010-2019, le revenu courant avant impôts des producteurs de grandes cultures français est constitué de 59 % de subventions, montant atteignant 87 % en bovin lait, 152 % en ovins-caprins et 195 % en bovin allaitant [11].
Cette extrême dépendance aux subventions publiques pose différents problèmes. En premier lieu, si ce sont les soutiens qui font le revenu, cela veut dire que l’efficacité économique (valeur ajoutée nette par unité de travail, soit la productivité économique du travail) des exploitations agricoles françaises est très faible. La révolution agricole contemporaine et son lot de transformations se sont soldées par une érosion de la productivité économique du travail, sujet sur lequel nous sommes revenus dans le dernier numéro d’Economie&Politique [12]. Le montant du produit brut (total des ventes) a été considérablement accru, moyennant une flambée des consommations de capital fixe et circulant. En maintenant « sous perfusion » les exploitants, la PAC incite ces derniers à acheter des quantités importantes d’intrants et de matériel. Les subventions peuvent ainsi être vues comme un soutien indirect à l’agrofourniture.
En second lieu, les producteurs sont extrêmement dépendants des évolutions de politiques agricoles. En cas de changement drastique de logique de soutien, certains agriculteurs pourraient se retrouver fortement lésés. Par exemple, la révision du zonage des communes éligibles à l’ICHN (voir encadré) en 2019 s’est traduit par la « sortie » de certaines communes. Privés de montants pouvant facilement atteindre les 10 000 euros/ unité de travail non salariée, de nombreuses exploitations se sont retrouvées en grande difficulté économique.
Pour une politique d’intervention sur les prix
Récapitulons. La PAC, politique néo-libérale, fait partie des formes institutionnelles qui œuvrent à imprégner l’agriculture de la logique capitaliste. Cela passe par l’incitation à la production de masse, le soutien indirect à l’agroalimentaire et l’agrofourniture et la promotion de mesures « agro-environnementales » qui servent les intérêts de l’économie « décarbonée ». Cette politique agricole est aussi profondément inégalitaire dans la manière d’attribuer les soutiens, à la fois entre producteurs d’un même pays, mais également entre Etats membres. Ces développements sont loin d’être anodins puisque le revenu agricole des agriculteurs français est largement dépendant des subventions publiques, qui, dans bon nombre des productions, égalent le revenu agricole.
Il est donc temps de changer de logique d’intervention. Agissons sur la formation des prix agricoles en s’inspirant de la PAC antérieure à 1992, quitte à remonter à l’Office national interprofessionnel du blé (ONIB) initié sous le Front populaire. Instituons, production par production, un prix plancher, à voir comme l’assurance d’un prix minimum payé au producteur en-dessous duquel les industriels et distributeurs ne pourraient descendre lors des négociations commerciales. Rétablissons des offices interprofessionnels, cogérés par la profession agricole et les pouvoirs publics, chargés d’estimer un prix d’objectif, soit un prix « souhaitable » couvrant les coûts de production augmentés de provisions pour financer la transition agroécologique de l’agriculture. Remplaçons les négociations commerciales – jeu de dés pipés où l’aval est en position de force – par des conférences permanentes de formation des prix. Ces dernières, en plus d’associer les représentants de la profession agricole, des industriels et des distributeurs, intègreraient des élus, des agents du ministère de l’Agriculture ainsi que des représentants de la société civile comme des associations de consommateurs et d’aide alimentaire. Soutenons la conversion des exploitations à la logique agroécologique en proposant, sous fonds publics, des compléments de prix versés selon de nouveaux critères de gestion sociale et environnementale (ex. rétablissement de l’élevage dans les régions céréalières, allongement des rotations, plantation de haies etc.) [13].
La juste rémunération du producteur est indispensable au nécessaire tournant agroécologique. Il est donc temps d’initier une politique volontariste de soutien aux prix, aux côtés d’acteurs portant ce combat de longue date, à l’image du Mouvement de défense des exploitants familiaux (MODEF), de la Confédération paysanne, du réseau paysan international de la Via Campesina mais aussi de la commission nationale Agriculture Pêche Forêt du Parti communiste français ; tout en tendant la main aux autres syndicats agricoles, de la Coordination rurale à la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA) et les Jeunes Agriculteurs (JA) de plus en plus demandeurs de mesures de régulation de marché.
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Références :
[1] Trouvé, A., Bazin, G. 2019. La politique agricole commune : un compromis européen en crise. In Chouquer, G., Maurel, M.-C. 2019. Les mutations récentes du foncier et des agricultures en Europe. Besançon. 294 p.
[2] Ministère de l’agriculture et de la souveraineté alimentaire (MASA). 2023. Infographie – La politique agricole commune 2023-2027 : montant annuel par pays. Consulté le 25 juillet 2023. En ligne : <https ://agriculture.gouv.fr/infographie-la-politique-agricole-commune-2021-2027-montant-annuel-par-pays>
[3] MASA. non daté. PAC 2023-2027. Architecture du PSN et grands équilibres budgétaires. 2 p. Consulté le 25 juillet 2023. En ligne : <https ://agriculture.gouv.fr/la-pac-2023-2027-en-un-coup-doeil>
[4] Allaire, G. 2022. Voies et obstacles pour un remplacement de la politique agricole européenne. Pour. 243. 105-111.
[5] Bureau, J.-C., Thoyer, S. 2014. La politique agricole commune. Ed. La Découverte. Coll. Repères. Paris. 128 p.
[6] On lira ou relira avec profit les premières pages du Capital de Marx sur la différence entre valeur d’échange et valeur d’usage.
[7] Pouch, Th. 2023. Essai sur l’histoire des rapports entre agriculture et capitalisme. Ed. Classiques Garnier. Coll. Bibliothèque de l’économiste. Paris. 265 p.
[8] Cour des comptes. 2018. Référé n• S2018-2553. Consulté le 11 août 2023. En ligne :
<https ://www.ccomptes.fr/system/files/2019-01/20190110-refere-S2018-2553-aides-directes-FEAGA.pdf>
[9] Parlement européen. 2021. Statistiques agricoles de l’UE : subventions, emplois et production (infographie). Consulté le 11 août 2023. En ligne :
[10] MASA, 2023 ibid.
[11] Chatellier, V., Detang-Dessendre, C., Dupraz, P. Guyomard, H. 2021. Revenus agricoles, aides directes et future PAC : focus sur les exploitations françaises de ruminants et de grandes cultures. INRAE Productions animales. 34. 3. 173-190.
[12] Dubrulle, J. 2023. Depuis soixante-dix ans, d’importants gains de productivité au détriment de l’emploi agricole. Economie&Politique. 826-827.
[13] On renverra le lecteur curieux vers deux articles publiés récemment sur le sujet :
Dubrulle, J. 2023. Pour une politique volontariste d’intervention sur les prix. Progressistes. 39. 21-25.
Dubrulle, J. 2023. Intervenir sur les prix : un filet de sécurité de la fourche à la fourchette. La Terre. 11. 39-40.