Austérité : la BCE aurait l’antidote, les dirigeants européens préfèrent propager le virus de la finance

Les ministres des Finances des 27 pays de l’Union européenne sont contents d’eux. Ils ont éclaté en applaudissements à la suite de leur dernière réunion, ce jeudi 10 avril. En vérité, il n’y avait vraiment pas de quoi – du moins si on se place du point de vue des 400 millions d’habitants de l’Unions européenne, et non pas du point de vue du capital. À quoi ont-ils donc abouti ?

Ils ont adopté trois dispositifs et renvoyé l’étude d’un quatrième au Conseil européen qui réunira les chefs d’États et de gouvernements le 23 avril :

  • les États membres consacreront 25 milliards d’euros à garantir des prêts accordés aux entreprises par la Banque européenne d’investissements (une institution financière publique dont le capital est possédé par les États membres de l’UE). La BEI pourra ainsi prêter 200 milliards d’euros… avec de l’argent qu’elle empruntera sur le marché financier ;
  • les États apporteront 25 autres milliards en garanties à la Commission européenne pour qu’elle complète le financement des dispositifs de chômage partiel. Ces garanties aideront la Commission… à emprunter, à cet effet, 100 milliards sur le marché financier ;
  • le Mécanisme européen de stabilité sera autorisé à avancer au total 240 milliards (sur les 410 mis à sa disposition par les États européens), sous la forme de lignes de crédit accordés aux pays qui peineraient à financer les immenses dépenses indispensables pour faire face à l’épidémie et à la mise à l’arrêt de l’économie. Ces avances sont limitées à 2 % du PIB du pays bénéficiaire, soit par exemple 36 milliards pour l’Italie – peanuts ! aux yeux d’un diplomate cité par Le Monde. Le but n’est pas de dépenser réellement cet argent mais… de rassurer les marchés, encore eux, sur la solvabilité de l’Italie, de l’Espagne, de la France.

Toutes ces mesures ont donc un point commun : l’obsession d’inspirer confiance aux « marchés ». Sur ce point, la doctrine des ministres des Finances européens n’a pas changé depuis 2008.

Il faut en particulier souligner que le « Mécanisme européen de stabilité » est tout sauf un instrument de solidarité entre Européens. Il a été constitué en réponse à la « crise grecque » en 2013, sous la condition expresse de n’accorder ses aides que si les pays « bénéficiaires » se lancent dans de lourdes mesures d’« ajustement » macroéconomique, c’est-à-dire d’austérité budgétaire et de restriction des droits des travailleurs : c’est exactement ce qu’il faut éviter aujourd’hui ! Et c’est pourtant ce que la réunion du 10 avril a réaffirmé, malgré les objections des ministres italiens et espagnols.

Mais c’est ce qu’exigent les marchés financiers, bras armés de la domination du capital sur les politiques gouvernementales et sur la gestion des entreprises. Les banques, compagnies d’assurances, fonds de placement, fonds de pension, firmes multinationales n’acceptent d’acheter des actions ou des obligations, et de les garder en portefeuille, que si cela leur permet de rentabiliser au maximum leurs placements. Ils veulent donc des entreprises rentables, capables de rémunérer leurs actionnaires et leurs créanciers, et donc des efforts incessants pour faire baisser le coût du travail (c’est-à-dire l’emploi, les salaires et les dépenses de formation), et pour réduire les dépenses publiques – du moins celles qui vont aux services publics, pas celles, comme le CICE, qui viennent gonfler les profits. Bref, ce qu’ils imposent aux gouvernements, c’est l’aggravation permanente des politiques qui ont mis l’hôpital public à genoux, précarisé massivement les emplois, sacrifié les dépenses de recherche et de formation, et placé l’économie mondiale en état de faiblesse face à n’importe quel choc, un peu comme un patient immunodéprimé face au premier virus qui se présente. En plus, pour ce qui concerne plus particulièrement l’Europe, l’obsession de disputer aux capitaux nord-américains les faveurs des marchés financiers soumet toujours davantage l’Union européenne à l’hégémonie de Wall Street.

Derrière la querelle des coronabonds,
la rivalité pour séduire le marché

Ces évidences redoutables n’ont pas troublé le consensus des ministres des Finances. En revanche, depuis le début de l’épidémie, ils s’affrontent autour d’une proposition supplémentaire.

Emmanuel Macron et huit autres dirigeants européens ont proposé la création d’un « instrument de dette commun émis par une institution européenne pour lever des fonds sur le marché […] au profit de tous les États membres […] pour faire face aux dommages causés par le coronavirus ».

Il s’agirait donc, là encore, d’emprunter sur le marché financier en émettant des obligations (bonds dans le langage de Wall Street) représentatives d’une dette de l’ensemble des pays membres de l’UE. On a ainsi parlé de coronabonds.

Mais les gouvernements allemand, néerlandais, autrichiens s’y opposent avec la dernière énergie. Tout au plus ont-ils accepté que l’idée soit évoquée au prochain Conseil européen.

Pourquoi cette obstination alors que le gouvernement allemand, face à la gravité des événements, a, par contraste, accepté la levée complète de toutes les règles du Pacte de stabilité et du TSCG (Traité sur la stabilité, la convergence et la gouvernance européenne), et qu’il a donné lui-même l’exemple dans sa propre politique budgétaire ? La réponse à cette question, c’est que ce ne sont pas « les traités européens » qui paralysent la coopération en Europe, comme on l’affirmait encore il n’y a pas si longtemps à gauche et à droite pour justifier le renoncement à la lutte pour une autre construction européenne. C’est bien plutôt, là encore, l’obsession de conserver la confiance des marchés financiers.

La puissance de l’industrie allemande, le soutien d’un système bancaire où les institutions publiques pèsent d’un poids stratégique, l’accumulation d’excédents commerciaux depuis plus d’un demi-siècle, ont permis au capital allemand d’exploiter les avantages d’une monnaie forte gérée par une banque centrale conçue sur le modèle de la Deutsche Bundesbank pour organiser tout un espace économique, particulièrement en Europe de l’est, au service de sa rentabilité. La faiblesse des économies d’Europe du sud est la contrepartie de cette domination, même si les classes dirigeantes de ces pays y ont leur part de responsabilité, avec leur complaisance pour les usages les plus inefficaces de l’argent public et de l’argent des banques, et avec leur servilité envers Wall Street.

C’est ainsi qu’a été acquise, puis consolidée, la confiance des marchés dans les titres émis par l’État allemand : en mars dernier, celui-ci se finançait à des taux négatifs, inférieurs de 2 points à ceux que paye l’État italien, et inférieurs de 0,5 point à ceux des obligations du Trésor français. Mais en retour, conserver cet écart, traduction de la confiance des marchés, est considéré comme vital pour préserver l’hégémonie du capital allemand dans la guerre économique. Là-dessus, ultranationalistes antieuropéens à la Hans-Werner Sinn et dirigeants favorables à une conception punitive de la construction européenne comme Wolfgang Schaüble sont d’accord. C’est pourquoi Berlin résiste de toute ses forces à ce qui pourrait ressembler à un partage de sa crédibilité financière avec les autres pays de la zone euro. De façon probablement concertée, La Haye en rajoute dans l’intransigeance, tant l’avantage de partager un peu du privilège que les marchés accordent au pays de la Deutsche Bundesbank est précieux pour les Pays-Bas qui servent, on le sait, de paradis fiscal à de nombreuses multinationales.

Supposons néanmoins que, de compromis en compromis, les gouvernements européens finissent un jour par décider l’émission de titres européens, qu’ils les baptisent coronabonds ou autrement. Faudra-t-il y voir un acte de solidarité européenne, en faveur de l’Italie, de l’Espagne, dont la population est durement touchée par l’épidémie, dont les économies sont à terre, et qu’on dispenserait ainsi des conditions inhumaines imposées, en leur temps, à la Grèce et aux autres pays du Sud de l’Union » ? Non. On aura en réalité deux virus pour le prix d’un : le virus mortel de l’austérité, en plus du coronavirus.

Avec les coronabonds, c’est en effet une vieille idée qui est remise au goût du jour. Déjà, il y a dix ans, Jean-Claude Juncker, qui n’était pas encore président de la Commission européenne mais seulement président de l’Eurogroupe des ministres des Finances, vendait la mèche : « Les euro-obligations visent à créer un grand marché européen des obligations afin d’apporter de la liquidité et de drainer du capital non européen en Europe… Je voudrais qu’en Europe, au sein de la zone euro, nous fassions tout pour éliminer ce désavantage de ne pas disposer d’un gouvernement unique et central qui veille au respect du bon sens… il faut suppléer à cette défaillance par l’émission d’euro-obligations qui au moins, faute d’un gouvernement que nous ne voulons pas avoir, nous donne un instrument pour nous permettre de gouverner avec des mécanismes de marché [1] ».

En faut-il davantage pour se convaincre que la mise en place d’un État européen fédéral, vieux projet d’une partie des classes dirigeantes européennes, et plus spécialement françaises, n’est qu’un autre visage de la dictature des marchés financiers ? Imaginons que de tels titres soient effectivement émis. Une fois les coronabonds dans les mains des marchés, si les détenteurs de ces titres ne sont pas satisfaits des politiques menées dans l’Union européenne, ils les vendront aussitôt, et organiseront la spéculation à la baisse sur leur cours, comme ils l’ont fait pour la Grèce il y a dix ans ! Résultat, les États européens devront accepter de payer des taux bien plus élevés pour se financer. Nous vivons déjà une expérience similaire avec les « obligations pandémies » émises en 2017 par la Banque mondiale, qui n’ont toujours pas servi à secourir les victimes d’Ebola mais qui rapportent déjà des rendements de 6 à 14 % aux financiers qui les ont souscrites [2] !

Le dernier tabou : utiliser autrement
la création monétaire de la BCE

Dans leurs divergences sur le partage des faveurs des marchés financiers, les dirigeants européens ont en commun d’être délibérément aveugles à une réalité qui est pourtant sous nos yeux : les gouvernements européens pourraient se passer du recours aux marchés financiers ! De l’argent qui pourrait servir pour faire face à la crise, la Banque centrale européenne en crée à tours de bras.

Elle a décidé d’augmenter de 1 050 milliards d’euros le montant de ses achats de titres d’ici à la fin de l’année, faisant sauter les limites qu’elle avait fixées à son quantitative easing. Mais là encore, au lieu de bénéficier directement au système de santé et aux services publics qui en ont un urgent besoin, cet argent fait le détour par le marché financier, et ce sont les traders qui décideront de son utilisation – rémunératrice plutôt que créatrice –, au gré des exigences de rentabilité des banques, des compagnies d’assurances, des multinationales, des fonds de pension et des fonds spéculatifs qui gèrent la circulation mondiale du capital financier.

De même, la BCE prévoit de créer 3 000 milliards d’euros pour refinancer à -0,75 % les banques pour leurs crédits aux entreprises et aux ménages. Mais là encore, ce qui va guider l’usage de cet argent, est-ce la sécurisation de l’emploi et de la formation, la création de valeur ajoutée dans les territoires de la zone euro, la coopération technique et commerciale en Europe et dans le monde ?  Non. C’est l’impératif même qui a conduit à la crise d’aujourd’hui : soyez rentables ! Faites baisser le coût du travail !

Avec cela, les marchés financiers se rassurent : tant que les banques centrales fournissent la liquidité à la demande et à bas coût, ils s’imaginent que les affaires pourront continuer indéfiniment en Bourse, quelle que soit la gravité de la crise sanitaire et économique. Et en effet, pour l’instant, les affaires continuent. Autant dire qu’en matière de krachs, même après les chutes spectaculaires des Bourses le mois dernier, nous n’avons encore rien vu. Comment l’économie mondiale, déjà en grande partie à l’arrêt, pourra-t-elle le supporter ? Laisser les banques centrales alimenter cette bombe à retardement, ce n’est pas seulement du gaspillage, c’est terriblement dangereux.

Il n’y a donc rien de plus urgent que de se battre pour une autre utilisation de cet argent.

Nous proposons que la Banque centrale européenne finance un fonds de mobilisation contre la pandémie par des prêts à très long terme à 0 % ou par des avances non remboursables. Les ressources ainsi mises à la disposition de ce fonds serviraient à acquérir les matériels et les médicaments indispensables en urgence pour combattre l’épidémie, à construire de nouveaux hôpitaux comme la Chine a été capable de le faire en quelques semaines, à lancer des embauches massives dans les hôpitaux et les EHPAD, avec les programmes de formation qui doivent les accompagner, à financer durablement les efforts de recherche dont dépendra dans les prochaines décennies la survie de l’humanité. Tous ces projets seraient sélectionnés, décidés, suivis et contrôlés par une instance démocratique de gestion du fonds, constituée de représentants des parlements nationaux, du Parlement européen et du Conseil économique et social européen.

Surtout pas de coronabonds, avec leur virus dangereux, pour alimenter un tel fonds de développement économique, social et écologique européen. Dès lors qu’il constitue une institution financière monétaire, les traités lui ouvrent la possibilité d’être directement financé par la BCE pour les crédits qu’il distribuerait.

Sans attendre la mise en place de cette nouvelle institution à l’échelon européen, on peut commencer en France à mettre en place un programme de crédits contre l’épidémie et pour le développement des services publics. Il prendrait la forme de prêts de la Caisse des dépôts à l’État et aux collectivités territoriales, que la Banque de France déclarerait éligibles au refinancement à taux zéro ou négatif de la BCE. Ce programme de prêts ferait partie des actions du fonds de mobilisation contre la crise sanitaire et économique dont nous préconisons la création immédiate.

Comme nous l’exigeons dans un appel européen, signé par des économistes et des responsables politiques allemands, espagnols, italiens, hongrois, belges, il faut obliger la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et les chefs d’Etats et de gouvernements européens à mettre en place dans l’urgence un tel Fonds. Rien ne s’y oppose, ni quant au fond – l’urgence absolue de conjurer la crise – ni dans la forme juridique… sauf leur volonté politique de séduire avant tout le capital financier prédateur.


[1] Jean-Claude Juncker, président de l’Eurogroupe, Libération, 16 décembre 2010

[2] Voir Bruno Odent, « Scandale : le fonds mondial pour lutter contre les pandémies ne sert qu’au bonheur des spéculateurs ! », L’Humanité, 8 avril 2020.