Le Haut-Commissariat au Plan : une planification à l’esbroufe ?

L’urgence écologique, les ratés de la lutte contre la pandémie et l’ampleur de la désindustrialisation ont remis au goût du jour l’idée de planification, dans des versions très variées. Celle d’Emmanuel Macron n’est pas la plus crédible.

La « planification à la française », dite « indicative », qui a marqué la nouvelle phase du capitalisme après la Seconde guerre mondiale avec des objectifs macroéconomiques nationaux et des déclinaisons sectorielles (plans calcul, programme nucléaire…) fait partie des structures mises en place après la Libération dont il est apparu, trente ans plus tard, qu’elles ne parvenaient plus à préserver la rentabilité du capital. Dans le prolongement des politiques de libéralisation et de privatisation qui ont favorisé l’entrée du capital financier anglo-saxon dans les grands groupes industriels, les plans quinquennaux prennent fin en 1993, et le Commissariat général au Plan disparaît officiellement avec Dominique de Villepin en 2006. Il devient « Centre d’Analyse stratégique », puis « France stratégie » en 2013 sous le quinquennat Hollande, simple organisme de prospective, avec à sa tête un « commissaire général ».

Emmanuel Macron, en 2020, a donc fait renaître de ses cendres un « Haut-Commissariat au Plan » confié à François Bayrou, annoncé « en même temps » que le plan de relance de 100 milliards. Il s’agit de transmettre le message fort d’un « État stratège, porteur d’une vision de long terme ». Une petite structure de 8 personnes, qualifiée d’« équipe commando » ou de « cabinet intellectuel », a vu le jour, appelée à se coordonner avec le CESE pour définir les orientations stratégiques et à utiliser les services de France Stratégie pour leur mise en œuvre. Des « sous-préfets à la transformation et à la relance », nouveaux missi dominici, ont été désignés cependant qu’une nouvelle restructuration de l’administration décentralisée de l’État[1] en affaiblit encore les moyens d’intervention et renforce du même coup le pouvoir des régions.

S’agit-il d’un acte pur de communication, destiné à rassurer sur la capacité gouvernementale à maîtriser le bon usage des fonds publics, ou y a-t-il, dans le contexte d’une aggravation sans précédent de la crise, besoin de repenser la nature du soutien de l’État au capital ?

Le Haut-Commissaire au Plan a esquissé quelques lignes directrices sur son approche de la planification dans deux notes[2].

La première note part du constat accablant de la désindustrialisation, de ses liens avec le déficit commercial, et des défaillances d’approvisionnements vitaux révélées par la pandémie, constat évidemment incontestable. Il est proposé de «rompre avec une logique de renoncement qui a prévalu depuis des années et qui s’est imposée à bas bruit sans être débattue collectivement », ce que nous ne pouvons qu’approuver. Il est de même reconnu le caractère limité (c’est un euphémisme…) du dispositif de contrôle des investissements étrangers dans le capital d’entreprises stratégiques, qui «ne peut donc pas empêcher des délocalisations réalisées « à bas bruit », sans entrée d’investisseur étranger au capital des sociétés, par exemple par l’effet de décisions d’externalisation ». Le dispositif des « golden shares » (actions de l’État avec droit de veto) est passé lui aussi au crible de la critique et reconnu de « portée limitée » !

Les menaces du déclin industriel et technologique

Pour remédier à cette impuissance, deux objectifs sont avancés :

1) «un plan de mobilisation » pour assurer notre survie collective en cas de crise brutale,

2) « un plan d’indépendance stratégique » pour assurer notre indépendance dans le temps long.

A cette fin, il convient, selon le Haut-Commissaire, d’une part de définir les biens et services dits « vitaux », d’autre part, de construire une politique sectorielle de long terme, avec des priorités stratégiques sur les technologies, les « acteurs clés » et les chaînes d’approvisionnement structurantes.
Le « vital » englobe les produits de santé, l’agro-alimentaire, la fourniture et la distribution d’eau, le transport et de distribution d’énergie, les télécommunications.

Mais une première restriction à l’ambition protectrice intervient : la distinction au sein du « vital » entre ce qui « vulnérable » du point de vue de l’approvisionnement, et ce qui ne l’est pas, pour se centrer exclusivement sur ce qui est « vital et vulnérable ». Dans le « vital non vulnérable » donc sans nécessité d’intervention publique, par exemple : « […]la production et la distribution d’électricité ou encore le secteur de la distribution et du traitement de l’eau. ». Comme par hasard des secteurs ouverts à la concurrence et dominés par le capital international !

Une deuxième série de limites à l’ambition de reconquête industrielle est très vite posée : des mobilisations – pour une fois mises en avant – pourraient s’opposer à des implantations industrielles, même si c’est plutôt à des fermetures que les luttes actuelles résistent ! Par ailleurs, il faut que « la main-d’œuvre soit disponible et disposée à travailler dans ces domaines » ! Tout compte fait, une « politique de stocks » ou une « politique de diversification des sources d’approvisionnement » peut très bien faire l’affaire. Ou encore, « une politique, préparée et définie à l’avance, de conversion de l’outil industriel… lorsque la production est aisée et qu’il est peu coûteux d’adapter le tissu industriel ». L’exemple du gel hydro-alcoolique, où les capacités de production se sont très vite adaptées, est cité. On sait que pour les médicaments et vaccins, les pertes de compétences scientifiques et techniques sont rédhibitoires. La politique de conversion d’urgence imaginée par la nouvelle planification condamne donc le pays à se cantonner aux productions banales.

La « politique sectorielle de long terme » est posée en termes de recherche d’efficacité des aides publiques : ainsi est-il fixé à la planification la mission « d’assurer la mise en cohérence des politiques de soutien avec les capacités des infrastructures et l’objectif de développement équilibré des territoires ». Par-delà l’enrobé du propos, on peut déceler en fait trois difficultés majeures rencontrées par le pouvoir politique dans son soutien actuel au capital :

1) le positionnement des productions françaises dans l’échelle des exigences internationales de rentabilité. Il est donc prévu de privilégier les secteurs sur lesquels l’industrie nationale a des chances de devenir « compétitive ».
2) la crainte que le pays soit mis hors-jeu des ruptures technologiques actuelles (robotisation, intelligence artificielle, fabrication additive…), même si elles sont présentées comme des « opportunités » à saisir.

3) l’impuissance de l’État face à la gestion spatiale des activités par le capital, qu’il s’agisse de l’espace infranational ou de l’espace européen. Le texte cerne bien l’impératif d’évaluer les besoins économiques de façon décentralisée et territoriale ainsi que la nécessité d’inscrire la reconquête industrielle dans des coopérations européennes. Mais il boucle finalement sur l’impossibilité d’une politique industrielle impulsée par les pouvoirs publics, dans les conditions actuelles de fonctionnement du capital.

Repenser le soutien de l’État au capital

En effet, le rôle que le Haut-Commissariat attribue à l’État dans la nouvelle ère planificatrice consiste à :

1) recueillir les intentions stratégiques des entreprises[3] , 

2) établir avec les régions dans quelle mesure ces stratégies sont compatibles avec leurs objectifs d’aménagement du territoire ; ou plus exactement s’il est possible de combler quelques trous de la désertification industrielle.

 La réactivation d’une structure planificatrice témoigne des contradictions qu’affrontent les classes dirigeantes dans cette nouvelle phase de la crise systémique, Une certaine lucidité sur l’état actuel de la base productive française et des services publics de formation et de recherche leur fait anticiper le risque d’un affaissement technologique et d’une dévastation territoriale, un déclassement massif du pays face à une concurrence mondiale exacerbée.

L’inefficacité du plan de relance et de ses 100 milliards, son incapacité à assurer la fonction de reconquête industrielle semblent d’ores et déjà admises, ce qui conduit le Haut-Commissaire à proposer un additif de 250 milliards sur 10 ans, dédié à cette mission, qui serait financé grâce à un différé d’amortissement de 10 ans de la dette dite « covid », dont la définition est évidemment des plus problématiques.

A la recherche de leviers d’action pour éviter le désastre pressenti et tenter de restaurer la fonction de politique industrielle, le gouvernement, prisonnier de sa ‘conception libérale de l’intervention économique, n’est disposé à n’user que de la commande publique et de la réduction d’impôts pour infléchir les décisions des « investisseurs »[4].

La subordination assumée de la stratégie publique aux exigences de rentabilité du capital, le retrait volontaire de l’État, revendiqué par ministre de l’Économie[5], pour laisser le champ libre au « domaine du droit privé des affaires » condamnent par avance la fonction planificatrice à n’être qu’une réorganisation du soutien au capital, axée sur quelques cibles, dans des filières telles que l’hydrogène, le calcul quantique, les biotechnologies, l’agroalimentaire, les batteries électriques, jugées prometteuses dans les nouvelles conditions de la concurrence internationale.

Des intrants stratégiques pour l’industrie et les grands services publics, il n’en est question que dans le discours. La preuve, c’est la résistance gouvernementale à la maîtrise publique de l’industrie de l’énergie, pourtant démantelée pièce par pièce par General Electric. La preuve, c’est l’indifférence gouvernementale devant la disparition une à une des fonderies en France. La preuve, c’est le refus d’utiliser le levier de la « Caisse des Dépôts et Consignations » qui a des capacités considérables d’intervention financière, pour la considérer comme un investisseur privé[6]. La preuve, c’est la « servitude volontaire » aux marchés financiers, avec le refus de canaliser l’énorme création monétaire de la BCE sur les services publics, l’emploi et la transformation écologique.

La planification décentralisée et démocratique que nous proposons vise au contraire, par le truchement de nouvelles institutions locales et régionales, coordonnées nationalement et insérées dans des coopérations internationales, à affronter la logique du capital pour imposer d’autres normes que la rentabilité financière.


[1]Il s’agit d’une réforme 1er avril 2021 passée inaperçue : la fusion des Directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (DIRECCTE) et des Directions régionales de la cohésion sociale (DRCS), désormais regroupées pour devenir les Directions régionales de l’économie, de l’emploi, du travail et des solidarités (DREETS).   

[2]  Première note : Produits vitaux et secteurs stratégiques. Comment garantir notre indépendance (21 décembre 2020).
Seconde note : Face à la dette Covid, une stratégie de reconquête (24 février 2021).

[3]C’est en effet l’interprétation que l’on peut faire de la conception d’un État censé jouer un « rôle moteur, fédérateur en mettant en action les différentes filières industrielles pour qu’elles contribuent à définir ce qui est stratégique.

[4]Propos de Bruno Le Maire à BFM Business, le 20 janvier 2021 à propos des 20 milliards de baisse d’impôts sur 2021 et 2022 : « … je pense que toutes les entreprises et tous les investisseurs à travers la planète doivent entendre ce message simple : nous avons fait de la France le pays le plus attractif pour les investisseurs étrangers en Europe, Grande-Bretagne comprise… ».

[5]Bruno Le Maire n’a jamais caché son hostilité à la présence de l’État dans les conseils d’administration (vente d’Alstom à GE), ou a neutralisé leur intervention (fusion  Veolia-Suez).

[6]Propos de Bruno Le Maire dans une audition devant le Sénat sur « le rôle de l’État dans la protection du patrimoine industriel », 25 mars 2021, au sujet de l’affaire Véolia-Suez. « La Caisse des dépôts et consignations détient effectivement une participation de 6 % au capital de Veolia, mais je rappelle qu’elle est indépendante. Je ne donne pas d’instructions à son directeur général pour lui indiquer ce qu’il doit faire ».