
Igor Martinache
Créé pour former des citoyennes et des citoyen, l’enseignement des sciences économiques et sociales au lycée est depuis longtemps la cible d’attaques visant à l’aligner sur l’idéologie néolibérale et sur les besoins du patronat, qui ont sérieusement dénaturé les programmes.
On gagne souvent à prendre les mots au sérieux. Ainsi, parler de « programmes » scolaires s’agissant des contenus et des méthodes que les enseignants doivent transmettre et employer pour chaque matière et chaque niveau de classe n’est pas anodin. Car ces derniers sont sous-tendus par des valeurs et un projet éducatif qui peut viser l’émancipation des élèves ou tout son contraire. En témoigne le cas, loin d’être isolé, des sciences économiques et sociales (SES).
Introduites en 1967 au lycée par Christian Fouchet, alors ministre de l’Éducation nationale, dans l’objectif explicite d’« ouvrir l’école sur la société », celles-ci reposaient alors sur deux piliers : l’interdisciplinarité, visant à éviter de reproduire les cloisonnements du monde académique pour aborder des phénomènes pluridimensionnels, et une pédagogie active consistant à partir des représentations des élèves et à les mettre en activité, à rebours du cours magistral encore dominant. Portée par des membres de l’école des Annales, courant d’analyse historique fondé par Marc Bloch et Lucien Febvre en réaction à l’histoire événementielle et promouvant l’étude des tendances de fond socio-économiques, cette approche a fait l’objet dès l’origine de vifs débats au sein des groupes de travail mis en place pour construire ce nouvel enseignement. Car c’est bien des « honnêtes hommes » (ou femmes !), « capable de lire Le Monde »,qu’il s’agissait de former ainsi, selon les mots de Marcel Roncayolo, l’un de ses principaux architectes[1], autrement dit des citoyens en prise avec les enjeux de son époque grâce à des connaissances et des méthodes de réflexion rigoureuses, plutôt que de préparer de futurs étudiants ou travailleurs dociles. « Tout le contraire d’un enseignement professionnel », disait encore le géographe. En témoignent les premiers programmes, présentant des thématiques très larges et peu détaillées, laissant de fait une grande liberté pédagogique aux enseignants, auxquels il est recommandé de privilégier le travail sur documents.
Néanmoins, les opposants à ce projet n’ont pas baissé la garde, en premier lieu les économistes universitaires partisans de l’approche néoclassique dominante, qui consiste à se focaliser sur le fonctionnement de marchés théoriques et naturalisés. D’abord mis en minorité, ils ont profité de l’accession de l’un des leurs, Raymond Barre, à Matignon, pour reprendre l’offensive, à travers des « audits » des programmes et manuels concluant à divers défauts de ces derniers pour prôner soit la disparition pure et simple des SES, soit leur resserrement sur la seule « science » économique, c’est-à-dire leur approche asociale et anhistorique. Ces attaques ont attisé en retour une mobilisation des enseignants de SES s’adjoignant de nombreux soutiens dans la sphère intellectuelle[2]. A partir de la décennie 1990, certains lobbys patronaux se mettent à leur tour en branle pour réclamer la remise au pas de cet enseignement peu conforme à leurs vues. Usant des mêmes méthodes, à savoir la publication d’expertises rapides des manuels[3] afin d’en tirer une (maigre) collection d’exemples « choquants » censés démontrer une hostilité à l’économie de marché. Emmenés par le très puissant banquier Michel Pébereau, à la croisée entre mondes économique, politique et académique, ces différents lobbys parviennent au gré des réécritures progressives des programmes à imposer petit à petit leur vision malgré les résistances des enseignants, élèves et familles.
Une « économie » coupée de l’histoire et de la sociologie
Les dimensions historique et anthropologique sont ainsi évacuées, tandis que la sociologie accusée d’être trop « compassionnelle », voit ses contenus les plus dérangeants, approche marxiste en tête, marginalisés au profit de perspectives plus compatibles avec un (néo)libéralisme triomphant, comme l’étude des réseaux sociaux ou des organisations. Mais surtout, le cloisonnement entre l’économie d’une part et les autres sciences sociales se durcit jusqu’à être entériné dans les programmes de 2010. En somme, d’un côté les chapitres d’économie « sérieux », laissant la part belle à l’analyse néoclassique, notamment l’approche micro-économique et son irréalisme, de l’autre, ceux de sciences sociales présentant les logiques structurant le reste de la vie en société, politique, culture, etc. Un nouveau désencastrement à bas bruit de l’économie de marché, pour paraphraser Karl Polanyi.
Plus encore, devenus de plus en plus volumineux et prescriptifs, les programmes s’accompagnent d’évaluation laissant une place plus importante à la récitation au détriment de la réflexion, tandis que leurs préambules mentionnent désormais explicitement l’objectif de préparer aux études supérieures et à la vie professionnelle, avant l’exercice de la citoyenneté. La dernière réforme du lycée général et du baccalauréat orchestrée par Jean-Michel Blanquer révèle un peu plus l’idéologie sous-jacente : un libéralisme Canada dry qui, sous couvert du libre choix des modules et d’une place croissante faite au contrôle continu, vise à encourager le bachotage et la lutte des places permanente pour accéder aux filières du supérieur, qui se font bien évidemment au détriment de la curiosité intellectuelle et du développement de l’esprit critique[4].
En cela, si les débats sont incontestablement nécessaires pour déterminer ce qu’il faut enseigner ou non et avec quelles méthodes, afin de rendre l’éducation scolaire la plus émancipatrice possible pour tou.te.s[5], il est tout aussi certain que les évolutions actuelles, des programmes comme des structures, de l’école en France prennent actuellement un chemin inverse, portées qu’elles sont par un faux libéralisme faisant la part belle à l’héritage culturel, aux inégalités, et in fine générant une anxiété auprès de l’ensemble des élèves dont le seul horizon devient de « s’en sortir » individuellement.
[1] Marcel Roncayolo et Igor Martinache. « Marcel Roncayolo (1926-2018), l’un des « pères fondateurs » des SES et de leur esprit », Idées économiques et sociales, n°195, 2019, p. 69-78.
[2] Voir Cloé Gobert et Igor Martinache, « The Merchant, the Scientist and the Citizen: The Competing
Approaches of Social Science Education in the French High School », Journal of Social
Science Education, vol. 19, n°1, 2020, p. 10-26 : https://doi.org/10.4119/jsse-1617
[3] Stratégie visant à attaquer de front les programmes, et donc à l’époque leurs concepteurs et avec eux le Ministère de l’Éducation nationale, mais oubliant que les manuels sont pour leur part des produits d’initiatives privées, d’ailleurs fort lucratives pour les maisons d’édition !
[4] Igor Martinache, « Le confinement, un précipité de la réforme du lycée ? », in Stéphane Bonnery et
Etienne Douat (dir.), L’éducation aux temps du coronavirus, Paris, La Dispute, 2020, p. 71-84
[5] Si les accusations publiques selon lesquelles l’enseignement des SES serait responsable d’une prétendue « inculture économique » des Français sont d’une inanité consternante, ne serait-ce qu’au vu de la faible proportion d’élèves qui y est exposée, on peut au contraire se demander si ce dernier, à l’instar d’autres, comme la philosophie, ne gagnerait pas à être étendu à toutes les filières et/ou débuté à un âge plus précoce.