Le mouvement de réforme de l’enseignement professionnel
depuis 1985 :
promesses et bilan

Fabienne Maillard
professeure des universités - Université Paris 8 CIRCEFT-ESCOL

Cet article est reproduit dans nos colonnes avec l’autorisation des Carnets rouges, revue du réseau École du PCF, que nous remercions très vivement. Il est extrait du très riche numéro de cette revue paru en octobre 2021, qui a pour thème « Le lycée professionnel au cœur des enjeux d’égalité », et auquel on se reportera avec profit.

Les réformes de l’enseignement professionnel en appellent toutes à sa revalorisation et à l’amélioration de ses liens avec l’emploi, réitération qui montre soit un échec des politiques menées, soit la poursuite d’autres objectifs, en l’occurrence scolaires et quantitatifs.

Depuis 1985, date de la mise en place du baccalauréat professionnel (appelé bac pro par la suite), l’enseignement professionnel est soumis à un train permanent de réformes, officiellement dédiées à sa revalorisation et à sa proximité avec le système d’emploi. Le bilan de ces réformes apparaît cependant mitigé : l’attractivité de la filière est faible, son effectif est en baisse et sur le marché du travail ses diplômes sont très inégalement reconnus. Quant à la hiérarchie des filières, elle est restée inchangée malgré la montée en puissance du bac pro, devenu le deuxième baccalauréat de France par le nombre de ses titulaires. De tels résultats étaient-ils imprédictibles ?

De la création du bac pro à la promotion du chef d’oeuvre : la revalorisation comme leitmotiv

À force de répétition, la revalorisation de l’enseignement professionnel peut être considérée comme une simple rhétorique, un discours ritualisé de tous les ministres qui prennent la tête de l’Éducation nationale. Différentes mesures ont pourtant bien été prises pour métamorphoser cette filière et élever le niveau de formation des sortants.

La création du bac pro est sans doute la mesure la plus emblématique : elle vise à décloisonner l’enseignement professionnel, seule filière à ne pas disposer de baccalauréat, pour offrir de nouveaux parcours de formation aux élèves et donc de nouvelles opportunités d’emplois et de carrières. Le bac pro est présenté comme un vecteur de promotion de la filière et de son public. Il doit permettre l’accès à des emplois très qualifiés, à de meilleurs salaires que ceux qui sont octroyés aux titulaires d’un CAP (certificat d’aptitude professionnelle) ou d’un BEP (brevet d’études professionnelles), répondre aux évolutions de l’emploi et du travail liées à la tertiarisation et à la désindustrialisation de l’économie, ainsi qu’à la diffusion des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Face au déclin de certains secteurs de l’industrie (mines, sidérurgie, métallurgie, textile, habillement…), et à la mise en place de nouveaux processus de production, la disparition à terme des emplois dits « d’exécution » apparaît inéluctable. Cette conviction justifie la politique de hausse du niveau d’éducation et l’objectif de conduire 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat en 2000. Dans ce nouveau paysage économique et professionnel, le bac pro représente l’avenir. Il doit aussi favoriser la revalorisation de l’enseignement professionnel, intégré dans le système scolaire en 1959 et que les politiques de massification scolaire engagées dans les années 1960 et 1970 ont transformé en filière de relégation.

Néanmoins, bien que ce soit un baccalauréat et qu’il se prépare en 4 ans au lieu de 3 ans comme le baccalauréat général ou le baccalauréat technologique1, c’est en tant que diplôme d’insertion qu’est défini le bac pro. Si ses titulaires ont le droit de poursuivre leurs études dans l’enseignement supérieur, droit offert à tout bachelier, une telle possibilité doit être contenue, estime le ministère de l’Éducation nationale, qui craint une « dénaturation » du diplôme (Bouyx, 1996). Le baccalauréat dont dispose l’enseignement professionnel n’est donc pas un baccalauréat comme les autres. Pour remédier à cette situation, devenue d’autant plus tendue que les titulaires du diplôme se montraient de plus en plus nombreux à s’engager dans des études supérieures, une nouvelle réforme est lancée fin 2007. Intitulée « Rénovation de la voie professionnelle » et initiée par Xavier Darcos, elle prétend mettre à parité les trois baccalauréats existants en réduisant le cursus du bac pro à 3 ans et en affichant sa double finalité : insertion et poursuites d’études. On entre en formation aussitôt après la troisième, ce qui est supposé renouveler le public de l’enseignement professionnel et augmenter le nombre des titulaires du bac pro. Cette disposition passe par la suppression du cursus de formation au BEP, diplôme déclaré soudain « intermédiaire » et qu’il faut passer en cours de formation au bac pro. Et pour compenser cette disparition qui pénalise les sortants de troisième jugés scolairement trop fragiles pour être immédiatement inscrits en bac pro, le CAP est relancé. Créé en 1966 pour remplacer le CAP dans les lycées professionnels2, devenu dans les années 1990 le premier diplôme de l’enseignement professionnel en termes d’effectifs en raison de son rôle de socle du bac pro et d’une politique très active de suppression des spécialités et des sections de CAP (Maillard, 2013), le BEP a fini par mourir en 2021. Les principaux diplômes de l’enseignement professionnel sont désormais le CAP, régulièrement condamné à disparaître mais toujours en place, et le bac pro, dénoncé lors de sa création comme un faux baccalauréat puisqu’il ne menait pas à l’enseignement supérieur, et qui, malgré sa double finalité officielle, ne jouit pas des mêmes prérogatives que les autres baccalauréats puisque c’est à l’enseignement supérieur court qu’il est dédié. Pour garantir et encadrer en même temps ces liens avec l’enseignement supérieur, des droits à une place en section de technicien supérieur (STS) ont été octroyés aux bacheliers professionnels titulaires d’une mention très bien ou bien ; ce qui a d’abord nécessité la création de ces mentions, auxquelles les représentants des organisations professionnelles étaient opposés. Ensuite, pour renforcer ces droits auxquels les enseignants de STS opposaient quelques restrictions, des quotas de places réservés aux bacheliers professionnels, avec ou sans mention, ont finalement été rendus obligatoires par la loi de juillet 2013 relative à l’enseignement supérieur et à la recherche.

De telles décisions montrent que malgré toutes les mesures dont a bénéficié le bac pro au nom de sa valorisation et de celle de l’enseignement professionnel, les résistances existent. On les trouve parmi les représentants de l’enseignement supérieur, souvent réticents à accueillir les diplômés d’un bac pro, comme parmi les employeurs, inégalement enclins à reconnaître la valeur d’échange de ce diplôme. Mais elles sont également lisibles dans les décisions des ministres de l’Éducation nationale, le ministre actuel ayant par exemple décidé de réformer LE baccalauréat sans inclure le bac pro. En dépit de ses transformations, le bac pro reste attaché à une catégorie à part (Maillard, 2019). Pour justifier cette éviction, ce diplôme a eu droit à sa propre réforme et réclame dorénavant la production d’un « chef d’oeuvre ». Si elle vient compenser les limitations de la poursuite d’études et n’a donc pas qu’une dimension gratifiante, cette décision peut néanmoins apparaître comme l’affirmation d’une distinction positive, en lien direct avec le compagnonnage et la richesse de certains savoir-faire. Il reste cependant à définir en quoi consiste ce chef d’oeuvre, sachant que parmi la centaine de bacs pros en place, plusieurs relèvent du tertiaire administratif, du commerce ou des services de proximité, où la notion de chef d’oeuvre n’est pas des plus répandues. Par ailleurs, comme il a fallu une pandémie et des mois de confinement pour que certaines activités professionnelles deviennent soudain « visibles » et soient (momentanément) considérées comme « essentielles », activités qui sont justement la cible des diplômes professionnels, la valorisation de ces derniers apparaît bien compromise.

Pourtant, plus de la moitié de la population active occupe des emplois d’ouvriers et d’employés et il est peu probable que ces emplois disparaissent bientôt, malgré l’annonce régulière de leur obsolescence.

Élever le niveau d’éducation et gérer des flux : des fonctions scolaires prééminentes

En raison de la participation des organisations professionnelles à la définition des diplômes et des curricula, et parce que les référentiels et l’approche par compétences ont d’abord pris place dans l’enseignement professionnel, ce dernier est souvent dénoncé pour son adéquationnisme et sa subordination au patronat. Les diplômes seraient ainsi conçus et actualisés en fonction des demandes des entreprises. L’examen des réformes qui ont eu lieu depuis 1985 ne confirme pas cette critique. Il montre plutôt une certaine forme d’affranchissement du ministère à l’égard des revendications des partenaires sociaux, membres des commissions professionnelles consultatives chargées de définir les diplômes3, comme à l’égard de l’emploi et du travail. Ainsi, comme l’a souligné Antoine Prost (2002), la création du bac pro répondait moins à des demandes formulées par les entreprises qu’à l’objectif d’augmenter le nombre de bacheliers, le taux de 80 % à atteindre en 2000 étant inaccessible sans de profondes réformes du système éducatif. En décidant de mettre en place un baccalauréat d’un type inédit, le gouvernement a choisi de développer l’enseignement professionnel vers le haut tout en garantissant l’étanchéité de la filière. Pour assurer le développement rapide de ce nouveau baccalauréat, plusieurs mesures ont par ailleurs été prises, peu compatibles avec la promotion de la voie professionnelle et de ses diplômes sur le marché du travail. Le BEP s’est ainsi vu attribuer une « double finalité » afin d’alimenter les effectifs du bac pro, pendant qu’une politique discrète mais très efficace d’élimination du CAP était lancée. Premier diplôme de l’enseignement professionnel au début des années 1980, le CAP a rapidement perdu ce privilège, au nom de son obsolescence et de ses liens trop étroits avec les élèves en difficultés.

À l’aide d’une batterie de mesures très volontaristes, le développement du BEP et du bac pro a pu avoir lieu. Mais il a encore fallu transformer le BEP en diplôme « propédeutique » en 2005, puis supprimer son cursus de formation et recomposer celui du bac pro pour que ce dernier domine l’offre de formation et permette à la France d’atteindre en 2014 l’objectif de 80 % de bacheliers. Plus souvent informés que consultés, les partenaires sociaux ont dû s’incliner, tout en désavouant la politique menée, jugée très défavorable aux diplômes et donc à leur public de futurs travailleurs. Réduit pendant quelques années à ne plus être qu’un diplôme « intermédiaire », titre très improbable, le BEP ne sera désormais plus rien du tout. Avant le bac pro, seul peut être préparé le CAP, associé aux élèves les plus en difficultés et à l’apprentissage, où ses effectifs ne cessent de diminuer. Autrement dit, ce qui disqualifiait le CAP il y a 30 ans le rend aujourd’hui indispensable. Mis au service des politiques éducatives, les diplômes professionnels se révèlent très plastiques, dans leur contenu comme dans leurs finalités, qui changent régulièrement. Dans de telles conditions, que s’agit-il d’enseigner et d’apprendre ? Quel sens donner à l’adjectif « professionnel » ?

Fabienne Maillard

(1) Il faut en effet deux années pour obtenir un bac pro mais également deux années pour accéder au BEP ou au CAP, dont la détention conditionne l’entrée en bac pro.

(2) Le BEP se distinguait du CAP par sa polyvalence et son inscription dans des champs professionnels au lieu de métiers, ainsi que par son public issu de troisième et non pas de cinquième. Il rompait ainsi avec les gestes, le travail manuel, le corps au travail en général, tout ce que le CAP incarnait et qui l’inscrivait dans un passé jugé révolu.

 (3) Les diplômes et les référentiels sont élaborés, rénovés et supprimés par des commissions paritaires quadripartites qui comprennent des représentants des organisations patronales, des syndicats de salariés, des pouvoirs publics ainsi que des personnes qualifiées parmi lesquelles figurent des membres des syndicats enseignants. Ces commissions ont récemment été réorganisées et sont désormais rattachées à plusieurs ministères en même temps.

Sources

Benoît Bouyx, « Les diplômes de l’enseignement technologique et professionnel ». Éducation et Formations, n° 45, 1996, p. 71-78.

Fabienne Maillard, « La disgrâce d’un diplôme : le brevet d’études professionnelles ». Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, Hors-série n° 4, 2013, p. 71-90.

Fabienne Maillard, « Le bac pro de 1985 à 2015 : entre innovation et conformation ». Dans Maillard F., Moreau G. (dir.), Le bac pro, un baccalauréat comme les autres ? Toulouse, Octarès, 2019, p. 41-53.

Antoine Prost, « La création du baccalauréat professionnel. Histoire d’une décision ». In Moreau G. (dir.), Les patrons, l’État et la formation des jeunes. La Dispute, 2002, p. 95-111.