ENTREPRISES – LUTTES – GESTIONS
Les luttes des salariés, clé de la réponse aux urgences climatiques

Stéphanie Gwizdak

Dans une société qui vise à répondre aux défis écologiques et aux besoins humains, les enjeux industriels, écologiques, sociaux sont étroitement liés. Comme le montre le graphe ci-dessous, les choix collectifs, l’industrie et les systèmes de production ont un impact majeur dans les émissions de gaz à effets de serre, pour ne parler que d’eux, sans commune mesure avec celui des comportements individuels. Pas de résolution du réchauffement climatique sans repenser la case production.

Et la repeindre en vert ne sera pas suffisant. Réindustrialiser localement avec une simple actualisation technologique de l’industrie d’il y a 40 ans non plus.

Source : César Dugast et Alexia Soyeux, Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’État face à l’urgence climatique, Carbone 4, https://www.carbone4.com/wp-content/uploads/2019/06/Publication-Carbone-4-Faire-sa-part-pouvoir-responsabilite-climat.pdf

Dans son rapport de février 2021 CAC degrés de trop, s’appuyant sur la méthodologie développée par Carbone 4, Oxfam France a pu calculer l’empreinte carbone globale des plus grandes entreprises françaises [1] (entreprises du CAC40 = 57 % du PIB Français en 2019).

Les résultats sont éloquents. En moyenne, leur empreinte carbone s’élève à 4,1 tonnes de CO2eq à chaque fois qu’elles réalisent 1 000 euros de chiffre d’affaires.[2] [3]

Prise dans leur ensemble, cela représente une empreinte moyenne par entreprise de 125 millions de tonnes par an, alors que les émissions de carbone en France métropolitaine sont de 452 millions de tonnes de CO2 eq.

S’il fallait encore le démontrer, les plus grandes entreprises françaises sont des contributeurs nationaux majeurs du dérèglement climatique

Les cinq pires entreprises par émission de gaz à effet de serre
en tonnes équivalent CO2 (hors banques)

Rien que quatre entreprises (BNP Paribas, Société Générale, Crédit Agricole et Total) ont, chacune prise isolément, une empreinte carbone supérieure à celle de la France. Et malgré leurs beaux discours, les niveaux d’émissions des entreprises du CAC 40 conduisent vers un réchauffement climatique de l’ordre de + 3,5 °C d’ici 2100, bien au-delà de l’objectif de 1,5 °C inscrite dans l’accord de Paris.

Source : Oxfam France, CAC degrés de trop

Il y a donc urgence à regarder de près comment mettre ces contributeurs majeurs au diapason a minima des accords de Paris.

Les salariés, en première ligne pour définir des solutions sociales et environnementales

Alors que la question du sens du travail devient majeure, et que la volonté d’avoir leur mot à dire sur les décisions stratégiques de leur entreprise monte en puissance, les salariés s’intéressent au sujet depuis quelques années – de façon encore plus ou moins formelle mais la tendance est là – conscients qu’il y a un enjeu à traiter la question sociale de pair avec la question environnementale.

Or la prise en main de cette question par le salariat est le lieu d’une lutte idéologique extrêmement structurante où chacun est en train de se positionner : du capitalisme vert à une décroissance plus ou moins ciblée sur certaines des activités, en passant par des solutions conditionnant l’emploi à l’écologie, beaucoup éludent la question majeure du mode de production des richesses et de sa finalité. Verser au débat dans les entreprises et les collectifs environnement qui s’ouvrent la réduction nécessaire du capital matériel et financier engagé, donc, à la fois, de l’utilisation des ressources naturelles, c’est-à-dire moins d’exigences de profits, et plus de dépenses en emplois, en salaires, en formation, en recherche, est donc une bataille d’actualité à mener.

Bien traiter ce sujet permettrait rapidement de mettre en lumière aux yeux de beaucoup les limites du capitalisme. Déjà, alors que les grands groupes souhaiteraient se repeindre de vert à grand coups de communication interne et externe, afin de capter et conforter les marchés, les salariés tout comme les citoyens ne sont pas dupes.

Au sein de leur entreprise, les salariés se mobilisent

En 2019, un collectif d’employés d’Amazon organisait la plus grande mobilisation de salariés d’une entreprise en faveur du climat : près de 9 000 employés signèrent une lettre demandant au conseil d’administration d’adopter une stratégie climat à la hauteur – qui sera finalement rejetée.[4]

La mobilisation contre l’implémentation d’un centre de recherches de Total sur le campus de Polytechnique ou la multiplication des appels à l’action de la part des étudiants des grandes écoles françaises l’expriment bien : les annonces des entreprises ne les convainquent pas. [5]

C’est bien dans les mains des salariés et des usagers que se trouvera la porte de salut

Et le comité de surveillance de l’étang de Berre pourrait nous donner des pistes quant à la marche à suivre : en 2019, le syndicat CGT d’ArcelorMittal de Fos a lancé un comité de surveillance des activités industrielles, des risques et pollutions du golfe de Fos réunissant les divers acteurs salariés, association et élus locaux, avec pour objectif à la fois modernisation et pérennisation de l’outil de production, le développement de l’emploi et la préservation d’un cadre de vie de qualité avec les populations riveraines. Alors que les salariés connaissent mieux que personne les installations et leur sûreté, la démocratie s’impose pour les mesures à prendre et se heurte à la monarchie patronale.

La Loi Climat et résilience : saisir tous les outils à disposition

Bien que très éloignée de l’ambition affichée d’une reprise, par voie législative, des recommandations des citoyens [6] , la loi de 2021 « portant lutte contre le dérèglement climatique et renforcement de la résilience face à ses effets », donne, en matière environnementale, de nouvelles prérogatives aux CSE, ceux-ci devant être informés et consultés sur les conséquences environnementales des activités de l’entreprise.

Bien formés, les salariés en première ligne pour répondre au défi

Les salariés par la voie de leurs élus auront donc à réfléchir à des sujets aussi divers que l’ensemble du cycle de vie de leur production – production – transport – usage – recyclage – mais aussi par exemple à l’impact de tout projet de regroupement immobiliers entraînant le déplacement de leur lieu de travail.

L’étendue des sujets potentiellement concernés promet donc d’engager de belles réflexions pour peu que les salariés soient (in)formés, ce qui sera sans nul doute un des enjeux majeurs de l’application de cette loi. Tout comme la capacité des organisations syndicales à élargir les collectifs de réflexion à l’ensemble des salariés au-delà des seuls membres des CSE.

Que ce soit pour des questions de localisation de la production dans des pays à énergie bas carbone, de recherche de mode de production et de produits économes, de formation continue pour répondre tout au long d’une carrière aux défis écologiques en s’appuyant sur des technologies à l’état de l’art ; sur l’avenir des bassins d’emplois avec des complémentarités industrielles à organiser, en lien avec un service public de l’énergie et du transport « éco-compatible » ou encore le développement du logement social permettant à chacun de vivre proche de son lieu de travail ; la raison d’être et l’objectif de production, de grands sujets tels que la paix (activités militaires et guerres sont causes de pollutions gigantesques – posant la question de la réorientation des technologies à des fins civiles) [7], tout cela est traversé par la question environnementale, à commencer par le nombre, actuellement bien insuffisant, d’ingénieurs HSE alloués aux calculs nécessaires aux CSE pour rendre un avis éclairé.

Enfin, évidemment nul doute que la question de la démocratie en entreprise se posera rapidement alors que la profitabilité en tant qu’alpha et oméga de toutes les décisions, est de plus en plus remise en cause par les salariés

Comme autour de l’étang de Berre, l’occasion sera à saisir de créer un pont entre travailleurs et usagers, faisant par là-même la démonstration de leurs intérêts convergents. Dernier en date, le projet de cession par Thales de son activité ferroviaire au japonais Hitachi avec la bénédiction de l’État français est emblématique, signant la fin d’une quelconque maîtrise française dans ce domaine si sensible pour l’avenir [8]. Ce projet place les usagers devant la question des enjeux de mobilité alors que la SNCF pointe une augmentation de capacité, multipliée par six sur trente ans, ce qui nécessiterait de nouvelles technologies pour faire face à ces capacités, et à la réduction de consommation d’énergie. Assez contradictoire avec les 100 millions d’euros de « synergies », dont une grande partie en ingénierie, annoncées par Hitachi, synergie qui touchera de plein fouet les salariés et les compétences accumulées.

Emparons-nous du sujet pour faire cause commune !


[1] L’empreinte carbone d’une activité est une mesure des émissions de gaz à effet de serre d’origine anthropique, qui peuvent lui être imputées. Les émissions de carbone considèrent quant à elles un périmètre géographique. Par exemple, pour la France, de nombreuses activités nécessaires à notre mode de vie sont opérées à l’étranger : Notre émission de carbone est plus faible que notre empreinte carbone.

[2] L’intensité carbone mesure les quantités de carbone émise par euro de chiffre d’affaires.

[3]  Eurostat (2019) Glossaire : équivalent dioxyde de carbone https://ec.europa.eu/eurostat/statistics-explained/index.php?title=Glossary:Carbon_dioxide_equivalent/fr  in Oxfam France, Climat : CAC degrés de trop.

[4] Amazon employees for climate justice (2019), Lettre publique à l’intention de Jeff Bezos et du conseil d’administration d’Amazon. https://amazonemployees4climatejustice.medium.com/lettre-publique-%C3%A0-lintention-de-jeff-bezos-et-du-conseil-d-administration-d-amazon-fcaed81ad5ac

[5] En 2018, l’appel lancé par des élèves des grandes écoles françaises comme Centrale et Polytechnique ou HEC, le Manifeste pour un réveil écologique, a été signé par plus de 30 000 étudiants. 70 % des élèves-ingénieurs pensent que la lutte contre le changement climatique est un enjeu majeur. The New York Times (2021) « Les étudiants des grandes écoles réclament un tournant écologique », https://www.nytimes.com/fr/2021/01/30/world/europe/etudiants-grandes-ecoles-environnement.htm

[6] Par exemple, la proposition de la convention citoyenne de conditionner les aides publiques à l’évolution positive du bilan gaz à effet de serre des entreprises a disparu du texte de loi. Au lieu des obligations proposées par les citoyens, le gouvernement préfère miser sur des expérimentations, de l’autorégulation et des engagements volontaires, sans réelle garantie de résultats.

[7] À l’occasion de la COP26, le Mouvement de la paix s’est associé à 180 organisations pour demander aux États de mesurer et de rendre publique les émissions de GES de leur activité militaire, et au GIEC de travailler sur ces questions (entretien avec Roland Nivet, secrétaire du Mouvement de la paix).

[8] La Caisse des dépôts et de placement du Québec est devenue le premier actionnaire d’Alstom lors de l’opération de rachat de Bombardier Transport.