UN CHIFFRE EXPLIQUÉ
650 milliards de dollars,
la nouvelle allocation
de droits de tirage spéciaux du FMI

Le 21 août 2021, le conseil d’administration du Fonds monétaire international a décidé une allocation générale de droits de tirage spéciaux pour un montant équivalent à 650 milliards de dollars. C’est la plus grosse opération de cette nature depuis la création des DTS en 1969. S’agit-il d’une décision « historique » comme l’a affirmé Kristalina Georgieva, la directrice générale du Fonds ? Sans doute pas autant qu’on pourrait le souhaiter.

Comment fonctionne le FMI : quotes-parts et droits de tirage

La constitution du FMI résulte des décisions prises à la conférence de Bretton Woods en 1944. Le FMI, indépendant de l’ONU et de ses agences, est une institution politique, où les États siègent en tant que tels. Les États membres s’engagent à financer le Fonds et lui apportent une partie de leurs réserves de changes, constituées d’or et de devises étrangères.

Chaque pays dispose ainsi d’une quote-part monétaire qui détermine son pouvoir et l’importance de sa participation aux opérations du FMI : ses droits de vote au conseil d’administration du FMI, le montant des concours qu’il peut être appelé à apporter aux opérations du Fonds, le maximum des financements qu’il peut, à l’inverse, obtenir dans le cadre de ces opérations.

Si un pays se trouve un jour confronté à un déficit de sa balance des paiements, il peut alors se procurer une partie des réserves qui lui manquent en « tirant » sur les réserves du fonds à hauteur d’un montant déterminé par sa quote-part. Concrètement, il se voit ainsi mettre à sa disposition des devises apportées par les autres pays, pour l’aider à surmonter les déséquilibres de sa balance des paiements sans recourir à une dévaluation de sa monnaie. Le fonctionnement du FMI était ainsi conçu pour  préserver le système de parités fixes avec l’or et le dollar mis en place à Bretton Woods. Il y est parvenu jusqu’à ce que la crise systémique, à la fin des années soixante, finisse par rendre insurmontables les contradictions ce système. La création des droits de tirage spéciaux a été une réponse aux premières manifestations de ces contradictions.

Origine et nature des droits de tirage spéciaux

Dès 1944, le plan Keynes, avec le Bancor, proposait la création d’une monnaie internationale, ne dépendant donc pas d’un seul pays, celle d’une « Union de clearing internationale », et  un système de parités monétaires, révisables annuellement, entre les devises nationales et le bancor, en vue de faciliter la résorption des déséquilibres de balances de paiements. Ces conceptions ne correspondaient pas au contexte de l’hégémonie américaine triomphante, aux lendemains de la Deuxième guerre mondiale. Aussi furent-elles écartées au profit du système de Bretton Woods qui fit du FMI un organisme dont le rôle se bornait à redistribuer des réserves internationales préalablement déposées auprès de lui par les États membres, l’ancre du système étant le lien du dollar à l’or, comme le préconisait le plan White présenté par les États-Unis.

Avec le rétablissement de la convertibilité des monnaies, le commerce international se mit à croître très rapidement, dans un contexte où la balance des paiements américaine était proche de l’équilibre et où on n’envisageait donc pas que l’accumulation de dollars, c’est-à-dire de créances sur les Etats-Unis, puisse s’accroître au même rythme. Cela suscita la crainte d’une insuffisance des liquidités internationales. Pour y remédier, différents projets de réforme du système de Bretton Woods furent proposés, souvent audacieux et parfois suivis d’effets pratiques. Mais alors montèrent, en fait, les inquiétudes sur la perte de valeur des dollars détenus par les pays participant au système de Bretton Woods, alors que l’inflation accélérait aux Etats-Unis.

C’est à la suite de ces débats, peu de temps avant l’effondrement du système de changes de Bretton Woods et le passage à un flottement généralisé des monnaies, que le FMI décida en 1969 de créer des droits de tirage spéciaux (DTS), qui sont un rare exemple d’instrument de réserve et de règlement créé ex nihilo. 

Le DTS sert d’unité de compte dans les opérations du FMI. La valeur d’un DTS est celle d’un panier de monnaies dont la composition est en principe révisée tous les cinq ans. En fait, la composition actuelle date de la révision effectuée en 2015, qui a eu pour effet majeur d’introduire le yuan chinois dans le panier. La prochaine révision est prévue pour 2022.

Composition du DTS

MonnaiePondérations actuelles
(établies en 2015)
Nombre fixe
d’unités monétaires
Dollar américain41,730,58252
Euro30,930,38671
Yuan chinois10,921,0174
Yen japonais8,3311,900
Livre sterling8,090,085946
Total100,001 DTS

Depuis 1969, le FMI a procédé à quatre reprises à des émissions de DTS , pour des montants croissants, même s’ils restent extrêmement modestes en comparaison des flux financiers qui balayent en permanence la planète par milliers de milliards de dollars. Avec plus de 450 milliards de DTS, soit 650 milliards de dollars à la date d’émission, l’allocation d’août dernier représente trois fois celle – alors historique – réalisée juste après la crise financière de 2007-2008. Les allocations de DTS sont réparties proportionnellement à la quote-part de chaque pays au FMI.

* En 2009, une allocation ponctuelle spéciale a permis aux pays devenus membres du FMI après 1981 (c’est-à-dire après les allocations précédentes) de participer au système du DTS sur un pied d’égalité.

Source : département financier du FMI

Les droits de tirage spéciaux ne sont pas des prêts du FMI mais des avoirs internationaux de réserve à la disposition des pays allocataires.  Ils ne sont donc pas soumis, en principe, aux conditions attachées aux prêts du FMI qui ont fait haïr cette institution dans les pays en développement depuis les années 80 et récemment encore, en Grèce, parce qu’elles sont inspirées avant tout par le souci de préserver les intérêt des capitaux financiers les plus puissants : diminution des dépenses publiques, sévère police des salaires dans le but de réduire massivement la demande pour rétablir « par le bas » l’équilibre du commerce extérieur, sans se soucier des dégâts qu’une telle saignée provoque dans la capacité du pays à produire des richesses. C’est une des raisons pour lesquelles, à chaque assemblée générale du Fonds, en automne, les pays du Sud réclament une nouvelle allocation de DTS, refusée presque toujours par les principales puissances capitalistes, États-Unis en tête.

Cependant, le DTS n’est pas à proprement parler une monnaie. Il ne peut pas être utilisé pour des paiements entre agents économiques ordinaires. Lorsqu’un pays exerce son droit de tirage, il reçoit, en pratique, une somme correspondante dans des monnaies des pays membres. Il a donc une contrepartie directe dans des monnaies internationales. Nous préférons parler avec Paul Boccara « d’embryon de monnaie internationale », ce qui indique à la fois le potentiel et ce qui reste à faire.

La question posée ordinairement par les forces progressistes au FMI est celle des « critères d’allocation » des DTS aux différents pays. Nous pensons qu’il faut y ajouter celle des « critères d’utilisation » de ces DTS par les Banques centrales qui les reçoivent.

Les DTS, instrument technique d’une alternative à l’hégémonie du dollar ?

Utilisés largement, les DTS auraient pu constituer un substitut au dollar comme pivot du système monétaire international. En 1983, l’économiste marxiste Paul Boccara proposait ainsi, dans un colloque international à New Delhi, de les transformer en une monnaie commune mondiale de coopération pour le développement de l’ensemble des peuples.

Cette monnaie, émise par un FMI radicalement transformé, alimenterait, dans chaque pays, les banques centrales nationales. Les DTS ainsi mis en circulation devraient l’être sélectivement, en fonction de critères d’efficacité sociale et écologique. Ils devraient donc financer des prêts à très long terme et à des taux très bas, nuls ou négatifs, pour développer les créations d’emplois, les formations, les recherche, les services publics indispensables à la mise à la disposition de biens communs de l’humanité – climat, eau, énergie, biodiversité, santé, égalité entre les sexes, éducation, culture, liberté de circulation, sécurité économique, financière et militaire… Ils bénéficieraient tout particulièrement aux pays les plus pauvres dont le développement autonome serait la meilleure protection contre les périls – réchauffement climatique, épidémies, déplacements forcés de populations… qui atteignent aujourd’hui tous les pays de la planète, même les plus riches. Un fonds mondial pour le développement, destinataire d’une part significative des émissions de DTS transformés en monnaie commune, pourrait être institué à cet effet sous l’égide de l’ONU. L’utilisation de ces avances ferait l’objet de décisions, d’un suivi et d’un contrôle démocratiques par les populations des pays concernés [1].

De façon très convergente, en mars 2009, au plus fort de la crise financière, le gouverneur de la Banque populaire de Chine Zhu Xiaochuan a proposé de faire des DTS un nouvel instrument de réserves international, plus stable et plus adapté aux besoins de la plupart des pays que le dollar [2]. Ce point de vue, rejoint par les principaux pays émergents, figure désormais à l’agenda du G20 [3].

Les États-Unis ont toujours résisté à une telle mise en cause, de fait, de leur hégémonie monétaire.

Pourtant, les faits s’imposent. Chaque crise met davantage à l’ordre du jour l’utilisation des DTS comme instrument d’une réforme profonde du système monétaire international, en réponse à la crise de l’hégémonie du dollar.

Cela souligne avec encore plus de force ce qu’ont de critiquable les règles de fonctionnement actuelles du FMI, telles qu’elles définissent en particulier la répartition des DTS entre pays membres.

Transformer profondément le FMI

La part de chaque pays dans les émissions de DTS, comme ses droits de vote au sein du conseil d’administration du fonds, est déterminée par sa quote-part dans les réserves.

Les quotes-parts sont déterminées selon une formule combinant la taille de chaque économie mesurée par son PIB, son degré d’ouverture au commerce international, la variabilité de ses flux commerciaux et financiers internationaux, et le montant de ses réserves de change.

Ce calcul est donc très favorable aux grandes puissances économiques et financières, il s’écarte grandement d’une répartition équitable qui serait, par exemple, fondée sur la population de chaque pays, voire sur ses besoins financiers pour assurer son développement. Jusqu’en 2011, par exemple, l’Inde avait une quote-part inférieure à celle de la Belgique… Le déséquilibre demeure même après l’augmentation des parts des pays émergents qui a quelque peu atténué ces anomalies.

C’est ce qui a suscité différents appels à une allocation plus généreuse de DTS aux pays les plus pauvres (voir dans ce numéro « Aux côtés des peuples du Sud pour un changement des règles d’émission des droits de tirage spéciaux du FMI »).

Tout aussi choquant, les règles de vote au sein du conseil d’administration confèrent aux États-Unis un privilège exorbitant. Ce dernier pays possède 16,471 % des droits de vote. Or, les décisions importantes sont prises à la majorité qualifiée de 85 %… Cela donne à Washington un droit de veto, en particulier sur les émissions de DTS.

Droits de vote au conseil d’administration du FMI

Source : FMI

Il a fallu une crise de la violence de celle de 2008 pour que les États-Unis consentent à une émission de DTS en 2009. En mars 2020, la directrice générale du FMI avait proposé une allocation 2 500 milliards de dollars pour faire face à la pandémie. Elle avait été relayée, aux États-Unis mêmes, par une campagne menée par plus de cent organisations et associations de gauche, jusqu’à ce que la Chambre des représentants émette un vote favorable mais l’administration Trump s’y était opposée avec la dernière énergie avec le soutien du Sénat. Il a fallu la défaite de Trump pour renverser ce dernier obstacle et pour que le FMI reçoive le feu vert pour une émission limitée à 650 milliards de dollars [4].

Une réforme majeure consisterait ainsi en une nouvelle répartition des droits de vote, prenant en compte le nombre  d’habitant de chaque pays et leurs besoins. Si une telle réforme reste bloquée, c’est à cause de la résistance prévisible des États-Unis eux-mêmes mais aussi de la complicité des autres pays développés, au premier rang desquels l’Union européenne dont les membres totalisent 29,4 % des droits de vote. S’ils se joignaient aux pays émergents pour réclamer une coopération monétaire avantageuse pour toute l’humanité, ils auraient un poids très important pour amener les États-Unis à participer à une négociation pacifique internationale plutôt que d’envenimer les problèmes en tentant de bloquer toute évolution. Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui. Une autre construction européenne, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, est ainsi une clé dans la solution à beaucoup des problèmes les plus immédiats qui assaillent nos contemporains.


[1] Yves Dimicoli, « Une monnaie commune mondiale pour s´émanciper du dollar », Économie&politique, n° 786-787, janvier-février 2020.

[2] Zhou Xiaochuan, Reform the international monetary system, 23 mars 1999, https://www.bis.org/review/r090402c.pdf

[3] Voir Paul Boccara, « Les perspectives ambivalentes d’une Banque et d’un Fonds des BRICS pour une autre construction de la mondialisation », Économie&Politique, juillet-août 2014. 

[4] Mark Weisbrot, The IMF and Special Drawing Rights: Saving Lives, Backlash and Attempted Coup, and Structural Reform, https://cepr.net/the-imf-and-special-drawing-rights-saving-lives-backlash-and-attempted-coup-and-structural-reform/