Lundi 30 mai, l’intersyndicale et le président du CSE du site Général Electric (GE) de Belfort déposaient plainte devant le parquet national financier pour « blanchiment de fraude fiscale, abus de confiance, faux et usage de faux et recel aggravé en bande organisée » contre la tête de groupe de Général Electric. Une procédure qui engage la responsabilité de l’entreprise comme celle de ses dirigeants.
Un système bien huilé !
Qui tente d’observer les modes de gestion des multinationales, particulièrement américaines, découvrira rapidement que les principaux décideurs n’en sont pas à un paradoxe près. Alors que jamais l’activité turbines à gaz de General Electric de Belfort n’a eu un carnet de commandes aussi plein, le site présente cependant un bilan déficitaire depuis 2015 et est ainsi considéré par le conglomérat américain de l’énergie comme un centre de coûts qu’il faut réduire à tout prix et non plus comme une source de profits.
Seulement, et c’est bien là que le bât blesse, ce déficit serait artificiel. La tête de groupe américaine semble en effet avoir organisé un pillage en règle des ressources de l’entité belfortaine. D’une part, avec des bénéfices enregistrés en Suisse, dans le canton d’Argovie à fiscalité des entreprises particulièrement allégée (taux maximum d’impôt sur les bénéfices de 18 %). De l’autre en reversant, au titre d’une redevance de marque, 1 % de son chiffre d’affaires à une filiale américaine, basée dans le Delaware, paradis fiscal renommé, où les entreprises ne supportent aucun impôt sur leur chiffre d’affaires comme sur leurs bénéfices. Elles acquittent seulement une taxe de concession et une taxe de dépôt qui représentent un niveau symbolique de prélèvements obligatoires.
Ainsi, le géant industriel américain qui a racheté la branche énergie d’Alstom en 2015 sous l’impulsion d’Emmanuel Macron, alors ministre de l’Économie, a organisé l’évaporation de quelques 800 millions d’euros entre 2015 et 2020, vers la Suisse et dans l’État américain du Delaware. Un argent qui, selon toute vraisemblance et d’après les attendus de la plainte déposée par le CSE et l’intersyndicale, a été prélevé sur les bénéfices de l’activité turbine à gaz du site de Belfort, ce qui en menace l’existence même et induit des conséquences industrielles directes. Car cette minoration des bénéfices est utilisée pour diminuer les budgets d’investissement dédiés à l’outil industriel, modérer la politique salariale, justifier les plans sociaux et les délocalisations comme le soulignent les syndicats
Selon Disclose (1), General Electric « aurait bénéficié d’un protocole -dit de relation de confiance- avec l’administration fiscale française ». Il s’agit d’un mécanisme qui donne les moyens à une entreprise de fournir à Bercy les éléments permettant de valider son schéma fiscal, notamment les liens et les relations avec ses filiales. En retour, après validation, le fisc est censé par la suite ne plus effectuer de contrôle. Cette validation a été démentie par le ministère de l’Economie et des Finances. « Bercy et la DGFIP (2) n’ont jamais validé ce montage », répond la DGFIP dans un communiqué à l’AFP. De son côté, Général Electric assure la main sur le cœur, toujours à l’AFP, que le groupe « respecte les règles fiscales des pays dans lesquels l’entreprise opère ». Sans s’engager plus avant, il convient néanmoins de souligner qu’en matière de prix de transferts (répartition-ventilation des charges et des produits entre les diverses filiales d’un groupe), et au cas d’espèce c’est bien de prix de transfert qu’il s’agit, des discussions ont régulièrement lieu entre Bercy et les représentants des multinationales pour convenir tacitement d’un accord. Un système qui, ramené au sujet General Electric, aboutit à faire perdre des centaines de millions d’euros d’impôts au fisc français. Sachant qu’il est très difficile d’évaluer précisément la somme réelle qui échappe ainsi à l’État Français, le manque à gagner en termes de recettes fiscales peut cependant être estimé entre 150 et 300 millions d’euros. C’est d’autant plus ennuyeux que tout cela se produit à l’abri d’un accord passé avec l’administration fiscale. Un « protocole » qui relève des nouvelles procédures « d’autocontrôle » mises en place en matière de contrôle fiscal des entreprises et qui bien évidemment ne bénéficie pas qu’à General Electric.
Pour mémoire, cette procédure « d’autocontrôle » prend sa source dans les dispositifs d’accompagnement fiscal faisant partie du Pacte de compétitivité, et concerne particulièrement la pratique du contrôle fiscal des entreprises (3). En fait, il s’agit d’une évolution de la mission de contrôle fiscal externe (4) qui répond au doux nom de « contrôle fiscal en amont ». Ce système a été travaillé et adopté sous la présidence de François Hollande reprenant un projet retoqué de Nicolas Sarkozy qui, lui, s’appelait « garantie ». Dans les faits, il s’agit de garantir aux entreprises une pratique assouplie de la mission de contrôle fiscal de leur bilan comptable. Sur le fond, cela consiste à faire évoluer la mission de contrôle vers une sorte de super-conseil au prétexte d’un faux donnant-donnant car dans les faits ce sont bien les entreprises qui en tirent l’ensemble des avantages. En effet, elles seulement bénéficient d’une périodicité de contrôle beaucoup plus étendue et peuvent de plus, en cas de contrôle postérieur, se prévaloir de l’avis de l’administration pour justifier leur choix. Une pratique qui relève de la logique du rescrit. Un système qui est de la plus pure inspiration des thèses d’Adam Smith pour qui le marché est autorégulateur, c’est-à-dire qu’il est en capacité de se réguler lui-même. En l’espèce cela voudrait dire que les entreprises dans un grand élan de lucidité s’apercevraient tout à coup que leurs dérives fiscales ayant dépassé une sorte de Rubicon fiscal et moral, reviendraient d’elles-mêmes à des pratiques plus orthodoxes. Pour l’heure l’autocontrôle, cela donne l’e.coli dans les abattoirs, cela provoque 100 000 morts avec l’amiante, et l’autocontrôle fiscal des entreprises, cela donne zéro impôt. On pourra toujours se consoler en disant que ça économise des emplois d’inspecteurs-vérificateurs des impôts… Car en arrière-plan est l’idée que le contrôle coûte cher et que l’autocontrôle ne serait finalement pas plus mal.
Une dérive qui vient de loin et couverte en hauts lieux.
L’affaire est sérieuse. Le mal est profond, révélant la mise à sac minutieusement organisée de tout ce qui touche aux moyens de l’intervention publique, par les différents gouvernements qui se sont succédé depuis quarante ans maintenant, tous plus néolibéraux les uns que les autres ! Le manque à gagner qui en résulte pour les budgets publics et sociaux est considérable. Ainsi, dans le cas de GE, les premières investigations menées sur la période 2016-2019 par Eva Joly, avocate des organisations syndicales, ont mis à jour une minoration artificielle de chiffre d’affaires de 555 millions d’euros, un contrôle qui pour l’heure n’intègre pas les exercices 2020 et 2021. Si on en est arrivé là, ce n’est pourtant pas faute d’avoir attiré l’attention de Bercy sur cette situation déclare l’intersyndicale qui à plusieurs reprises, a lancé des alertes. Cela fait quatre ans que rapports, réunions et informations sont élaborés et transmis au fisc sans que rien ne bouge, permettant ainsi à GE de continuer ses opérations de siphonage. La réponse de l’administration fiscale est de dire que les grandes entreprises sont très suivies mais qu’il faut respecter le secret fiscal. Quant à la direction de GE, forte de l’adage « la meilleure défense c’est l’attaque », elle n’hésite pas à recourir au chantage à l’emploi en disant aux organisations syndicales : « attention, vous nous menacez, nous serons donc peut-être amenés à restructurer conséquemment à vos actions juridiques ». L’entreprise préparerait une nouvelle vague de licenciements, ou alors tout simplement la fermeture du site, qu’elle ne s’y prendrait pas autrement et ne dirait autre chose ! Il est à ce stade utile de préciser que sur la période en cause, qui a vu des millions d’euros s’évaporer dans les paradis fiscaux, en fait l’équivalent de 97 % des bénéfices réalisés par l’entreprise, 1 400 emplois ont été supprimés. Un constat qui conduit à une interrogation. Pourquoi la direction de GE serait-elle en train d’organiser un déficit aussi important, sinon pour, à terme, engager une procédure de fermeture pure et simple du site de production de Belfort pour le transférer ailleurs ? En arriver là serait une catastrophe industrielle et économique pour la France qui, particulièrement à Belfort, dispose d’un savoir-faire unique en matière énergétique. Et cela interviendrait alors que nous sommes à la veille d’énormes développements et de besoins de turbines. Il y a toutes les raisons pour que cette activité décisive pour l’avenir de la planète reste en France, bien sûr en travaillant les coopérations avec les autres pays, mais en continuant pour une part essentielle à être confiée à nos ouvriers, à nos techniciens et à nos ingénieurs. Cette industrie ne doit pas partir. Le président Macron doit nous montrer qu’il est autre chose que l’homme d’un système, en fait que le fondé de pouvoir du capital. Lui et Bercy doivent tout faire pour que les bénéfices de l’entreprise de Belfort reviennent dans ses caisses. Ils ne doivent pas laisser partir cette industrie. Avec les salariés, nous le leur rappellerons par tous les moyens nécessaires.
Il est devenu urgent de mettre un terme au plus grand sport des dirigeants et des conseils des multinationales, qui consiste à ramener à zéro la base d’imposition de leurs filiales implantées dans des pays ayant encore une fiscalité des entreprises, en en transférant le montant dans des paradis fiscaux. C’est une pratique totalement délictueuse qui contribue à spolier ces pays, leurs salariés et leur peuple. Parce qu’en contrepartie, dans les pays où il existe encore une fiscalité, les entreprises des multinationales en question bénéficient de toutes les offres d’infrastructures et de services publics qu’elles utilisent d’ailleurs avec avidité pour développer leurs sites de production, bénéficiant en plus, au passage, des diverses aides publiques à l’emploi… Ce comportement est d’une gravité absolue car il participe d’une dissimulation et/ou d’un détournement sciemment organisé des bénéfices des entreprises afin d’en minorer artificiellement le montant. S’agissant du site de Belfort de GE, si les comptes n’étaient pas truqués, son bilan serait à l’équilibre !
Optimisation, évasion, fraude fiscale : qui dit mieux ?
Par leur plainte déposée, les représentants des salariés de GE Belfort ont un double objectif. D’un côté, montrer que l’évasion fiscale n’est pas une fatalité pour que, dans d’autres groupes multinationaux, leurs homologues syndicaux puissent entrer dans une démarche identique et remettre en cause ces pratiques. De l’autre, manifester une entrée en guerre contre une telle méthode, tant elle semble être devenue une banalité de la gestion des grandes entreprises.
Pour ces syndicalistes, « l’évasion fiscale ne doit plus être une fatalité ». Ils affirment que « Les outils et les armes pour l’identifier et la combattre existent, à commencer par les règles de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) qui impose que l’impôt doit être payé là où la valeur ajoutée est créée et non là où il est le plus faible. » Et de déclarer in fine : « Nous sommes en guerre. »
Si l’appréciation globale de la situation par les représentants du personnel de GE Belfort est tout à fait juste et justifiée, il convient de souligner que s’agissant de l’OCDE, cela fait longtemps que les règles qu’elle édicte ne sont que des recommandations, le plus souvent suivies de peu d’effets car dépourvues de moyen réel pour les mettre en œuvre, et qu’une confusion règne quant à la qualification des pratiques dénoncées, du fait du vocabulaire employé. Un vocabulaire emprunté à celui inventé par l’idéologie dominante pour dissimuler la réalité des faits car ce n’est ni de l’optimisation, ni de l’évasion fiscale auxquelles nous avons à faire mais bel et bien de la fraude de plus pure espèce. Seulement difficile pour un État et surtout pour ses plus hauts représentants de qualifier de fraude, certaines pratiques d’évitement de l’impôt qu’ils ont eux-mêmes validé et d’une certaine manière, encouragé.
D’ailleurs si aujourd’hui, avec de larges marges d’erreur, il est possible d’afficher un montant d’évaluation de la fraude fiscale, il en va tout autrement d’un éventuel chiffrage de l’évasion ou de l’optimisation fiscale. Et pour cause ! Ou alors, et c’est plus aisé ainsi, certaines publications tendent à confondre allégrement fraude et évasion fiscale avec un double effet. Celui de noyer le terme fraude fiscale dans le magma de l’évasion et donc d’en faire disparaître la réalité. Ou alors de gonfler artificiellement le montant de la fraude pour laisser supposer qu’il n’y aurait finalement qu’à se baisser pour trouver l’argent nécessaire, par exemple à une vraie relance des services publics.
Pour en revenir au sujet central, qui est celui de la lutte contre la prolifération et la quasi- acceptation de pratiques aboutissant à soustraire à l’impôt d’importantes sommes d’argent, il convient de bien mesurer combien cela suppose de changements. Réintégrer des bénéfices ou des revenus dans le champ de l’impôt exige aujourd’hui une vraie révolution. Il s’agit à la fois d’empêcher la fonte des bases imposables, de combattre les omissions de déclaration totales ou partielles mais aussi d’en finir avec l’évolution régressive de la réglementation fiscale et des services qui en ont la charge. Des objectifs qui ne peuvent aboutir sans engager le démantèlement de tout l’arsenal juridico-fiscal néo-libéral mis en place depuis des années, ni sans arrêter immédiatement l’entreprise de déstructuration de l’organisation et du fonctionnement des administrations financières qui a suivi. Deux objectifs qui exigent d’engager un combat décisif. Tout d’abord pour rebâtir une fiscalité efficace : nature, finalité et taux des impôts. Ensuite pour reconstruire une législation débouchant sur des procédures permettant d’appréhender les nouvelles formes et les nouveaux usages en matière d’évitement de l’impôt et de les assortir des sanctions nécessaires. Enfin pour conduire une rénovation totale des missions et des services financiers.
Au cœur de l’enjeu de cette révolution est une nouvelle fiscalité des entreprises qui non seulement redevienne autre chose qu’un prélèvement symbolique mais qui évolue profondément dans sa finalité. Tout en rapportant plus, le but est de dissuader d’une utilisation parasitaire des bénéfices des entreprises pour les diriger vers des investissements permettant le développement de l’emploi, de la formation, des salaires et de productions écologiques. Il faut orienter l’argent vers le développement écologique et social et non vers le capital et sa rentabilité. Il s’agit pour cela de modifier en profondeur les articles du code général des impôts relatifs à la fiscalité des entreprises et aux sanctions encourues en cas de fraude. Mais il faut dans le même mouvement engager une refonte des missions et des services affectés à la gestion et à la vérification de ces impôts ce qui passe par des créations d’emplois et une élévation des niveaux de qualification. Car il faut des personnels en capacité de comprendre et d’appréhender les nouveaux canaux de la fraude fiscale, ce qui signifie des connaissances juridiques, économiques et financières approfondies.
Enfin, et l’exemple de GE Belfort en est une preuve supplémentaire, il s’agit de franchir un palier significatif dans l’intervention démocratique des personnels des services fiscaux et des salariés des entreprises. D’une part, les agents de l’ensemble des administrations financières doivent disposer de droits et de pouvoirs d’intervention dans les décisions concernant à la fois l’organisation, les moyens de fonctionnement des services et la gestion des personnels (mutations, promotion, évaluation…). De l’autre, les salariés des entreprises et leurs représentants doivent être dotés de droits d’information et d’alerte des administrations financières et de pouvoir de « réquisition » afin d’obtenir des interventions sur place pour venir vérifier certaines opérations.
Cette évolution de l’exercice des missions fiscales et financières sur le territoire national, doit trouver un prolongement dans les politiques mises en œuvre au plan européen et mondial. C’est pourquoi il s’agit à ces niveaux d’installer et/ou de développer des institutions permettant d’assurer de vraies coopérations et de nouvelles solidarités dans la traque et la lutte contre la fraude. Des actions qui doivent aller d’une réflexion et d’une harmonisation sur les taux et l’assiette des impôts en passant par des échanges sérieux et fructueux d’informations jusqu’à des interventions coordonnées et conjointes.
Pour le moins que l’on puisse dire, l’installation du nouveau gouvernement Macron-Borne ne semble pas vouloir donner de signaux positifs en ce sens. En effet, vient d’être nommée au poste de secrétaire d’État en charge de l’Europe Mme Laurence Boone qui n’est autre qu’une ancienne dirigeante de Kering, groupe de luxe mondial, dans lequel elle officiait en tant que spécialiste de l’optimisation fiscale… Tout un programme comme aurait dit un certain !
- Disclose : média à but non lucratif enquêtant sur des sujets d’intérêt public.
- DGFiP : direction générale des finances publiques
- Autocontrôle : Unpur produit de la loi ESSOC (État au Service d’une Société de Confiance) qui a, de fait, légalisé l’optimisation fiscale de nombreux groupes…
- Contrôle fiscal externe : contrôle qui se pratique dans les locaux des entreprises ou appelé aussi contrôle sur place.