69 milliards, ce que les actionnaires ont coûté aux entreprises du CAC40
en 2021

Tibor Sarcey
économiste, membre du comité de rédaction d’Économie&politique

Les prélèvements des actionnaires du CAC40 ont atteint un niveau record en 2021. Quelle réponse apporter ?

En 2021, les actionnaires ont coûté 69 milliards d’euros aux groupes mondialisés présents en France et cotés au CAC 40. Ce montant record permettait à Jean-Luc Mélenchon de tweeter fin 2021 qu’il pourrait, avec cet argent, mettre « 1 million de personnes au travail à 2000 euros par mois pendant une année ». Mais par quel miracle l’argent des dividendes mondiaux irait-il financer l’emploi, ne serait-ce « qu’une année » ? Qui plus est en France seule ? Cet aspect du coût du capital, en tant que prélèvement sur les richesses créées, met en lumière deux choses passées sous silence par la gauche réformiste. Premièrement, empêcher le versement de dividendes (même par la force du Saint-Esprit) n’implique pas une meilleure répartition de la valeur ajoutée qui, pour se faire, nécessite des luttes syndicales fortes. Deuxièmement, il vient révéler un aspect fondamental du capitalisme : l’insoutenabilité d’un rapport de production dont les décisions de production, d’embauche, de localisation, les choix technologiques sont guidées par le seul critère de rentabilité, générant des crises de suraccumulation et une exploitation croissante du travail. À l’inverse de la réponse sociale-démocrate à la crise actuelle du capitalisme, réduisant le combat à mener au seul néolibéralisme en décrétant une meilleure répartition capital/travail sur le terrain des institutions publiques, ce constat appelle au contraire à investir massivement le terrain des luttes sociales  dans une visée de dépassement du capitalisme : les combats menés dans les entreprises pour le partage des richesses doivent être démultipliés par des luttes plus profondes de transformations sociales. Nous avons besoin d’une politisation des luttes sociales. En particulier pour démasquer les critères actuels présidant les choix des entreprises, pour en créer de nouveaux appuyés par des créations de pouvoirs pour les travailleurs, et par des institutions nouvelles ouvrant des pouvoirs à toute la société sur ces grands groupes (depuis la nationalisation du crédit jusqu’aux conférences permanentes, en passant par des Fonds régionaux de bonification et des traités internationaux nouveaux). C’est ici que devraient se concentrer prioritairement les actions d’une gauche révolutionnaire.

Les prélèvements records des actionnaires du CAC40 en 2021

Pour cela, il faut se rappeler que les entreprises ne se réduisent pas aux actionnaires, même si ces derniers disposent de pouvoirs considérables dessus. En 2020, le coût des actionnaires a pesé très lourdement sur les entreprises. D’un côté, elles ont versé 184 milliards d’euros de dividendes. De l’autre côté, d’après les données de la Banque de France, les apports des actionnaires, sous forme d’émissions de nouvelles actions cotées en Bourse à Paris[1] s’élevaient à 14 milliards d’euros sur la même année. Ainsi, pour le seul exercice 2020, les actionnaires ont représenté un coût net direct sur les grands groupes concernés de 170 milliards d’euros (davantage encore en intégrant les rachats d’actions), soit 7 % du PIB de la France soustrait du développement réel de l’économie.

En 2021, soit à peine un an après les recommandations faites par Bruno Le Maire aux entreprises de « modérer » le versement de dividendes dans le contexte sanitaire de 2020, les seules sociétés du CAC40 ont versé 69 milliards d’euros à leurs actionnaires, dont 46 milliards d’euros sous forme de dividendes et 24 milliards d’euros sous forme de rachats d’actions[2]. C’est un record historique.

Parmi ces 40 très grands groupes, trois représentent à eux seuls un tiers du coût total : L’Oréal (12 milliards d’euros), TotalEnergies (7,1 milliards d’euros) et Sanofi (4,4 milliards d’euros). En ajoutant Stellantis (4,2 milliards d’euros), AXA (4 milliards d’euros) et ArcelorMittal (4 milliards d’euros), nous obtenons plus de la moitié des contributeurs du CAC40. Les actionnaires des 40 plus grands groupes côtés dans le pays ont ainsi capté 3 % du PIB français en 2021. Ces actionnaires sont bien plus souvent des institutions financières que des personnes physiques (Fonds d’investissements tels BlackRock, Vanguard, Fidelity ; Fonds liés à des banques ou assurances, UBS, Allianz, JP Morgan ou Amundi détenu par le Crédit agricole).

On remarquera qu’à l’heure où les défis liés à la transition écologique et aux pertes inédites de pouvoirs d’achat font naître des besoins inégalés pour la population, l’identité des six groupes en tête de classement démontre avec brio l’inefficacité criante d’un capitalisme en crise.

Le « crétinisme » de la réponse sociale-démocrate à la crise du capitalisme

La rémunération des actionnaires (ainsi que celle des créanciers) n’est que la face émergée du coût du capital, bien qu’étant généralement la plus vulgaire. Dans les rangs de la gauche politique, il y a généralement deux niveaux de critiques adressés aux versements de dividendes aux actionnaires : 1/ une critique éthique ou « morale » pointant l’injustice frappant les salariés travaillant pour payer des actionnaires oisifs ; et 2/ une critique économique présentant les gâchis d’un tel détournement de richesses au profit d’une poignée d’investisseurs institutionnels. Les dividendes et rachats d’actions représentent en effet autant d’argent en moins pour le financement de nos besoins collectifs en investissements, en emplois, en salaires et en services publics.Alors que les profits cumulés des entreprises du CAC40 devraient atteindre 137 milliards d’euros en 2021, les dividendes et les rachats d’action versés les ont amputés de 50 % de leurs ressources d’autofinancement disponibles[3]. Dit autrement, le profit du CAC 40 aurait ainsi pu être divisé par 2 en diminuant les prix de vente et/ou en augmentant les dépenses sans que cela ne change rien à la situation de trésorerie des entreprises[4].

Ces deux critiques, tout à fait légitimes, ont cependant en commun de réduire la logique du capital à une simple répartition inégalitaire des richesses. En posant ainsi le problème, cette répartition pourrait tout à fait être améliorée tout en restant dans le cadre du capitalisme et en négligeant les luttes sociales : des lois, des décrets, une majorité à l’Assemblée nationale permettraient, seuls, de régler tout ça sans ces institutions aient besoin de jouer leur rôle fondamental d’appui et d’armement du mouvement social. Ce « crétinisme parlementaire » que critiquait Marx est la réponse sociale-démocrate à la crise actuelle du capitalisme, réponse qui non seulement ne permet pas la construction de luttes sociales et politiques de ruptures radicales, mais qui en constitue un frein potentiel. D’autant plus qu’en passant sous silence la prédation intrinsèque du capital qui s’exerce bien avant la création du premier euro de valeur ajoutée (et donc a fortiori bien avant son partage), il est tout à possible pour le capital de s’accommoder de cette réponse[5]. On ne peut donc pas se contenter de scander que l’argent finançant les dividendes devrait plutôt financer des choses utiles, comme l’investissement, l’emploi, les salaires et les services publics. Ce serait de l’incantation. Économiser le coût des actionnaires permettrait en effet de dégager des ressources de financement nouvelles, mais sans une mobilisation forte de travailleurs portant un projet alternatif au mode de production capitaliste, ces ressources financières n’iraient pas pour autant « s’investir » naturellement là où se nichent les besoins, faute de rendement suffisant.

La bonne réponse est celle qui sait s’appuyer sur les luttes des travailleurs

Mais il existe un troisième niveau de critique, marxiste, qui dévoile les logiques et les impasses du rapport de production capitaliste. Le capitalisme enferme les peuples dans un développement économique dont la seule finalité est le profit. Plus précisément, ce qui guide les choix de production, d’investissement, d’embauches, de financement, c’est le critère du taux de profit, régulateur central de l’accumulation capitaliste (le profit attendu rapporté au capital avancé). Entre deux utilisations d’une somme donnée en capital, la règle qui guide les choix de ses détenteurs est de l’affecter à l’usage qui rendra maximum le profit dégagé pour chaque euro qui compose cette somme. Le profit est à la base de l’accumulation capitaliste, qui s’opère par la transformation des profits des entreprises en nouveaux capitaux, devant générer à leur tour de nouveaux profits et de nouveaux capitaux, etc. Concrètement, à la fin de chaque exercice comptable, lors de l’approbation des comptes d’une entreprise par les actionnaires, il est décidé de l’affectation du profit réalisé : soit il vient augmenter les capitaux propres de l’entreprise, soit il est versé en dividendes aux actionnaires, soit un peu des deux. Dans les deux cas, le profit est transformé en capital supplémentaire, mais dans le premier cas les actionnaires considèrent que ce capital sera mieux valorisé par la rentabilité de l’entreprise, dans le deuxième cas ils estiment qu’il le sera davantage ailleurs[6], donc ils se le distribuent.

Mais dans les deux cas, cette dynamique impose nécessairement au système capitaliste la recherche continue de nouveaux « gisements » de profit, permettant de valoriser un stock de capital toujours plus important. Les crises de suraccumulation, qui apparait lorsque la masse de capitaux devient trop importante au regard du profit disponible, accompagnent ainsi le développement du capitalisme. C’est sa maladie génétique. Dans sa lettre de janvier 2022, commentant les dividendes et rachats d’actions records versés par les entreprises du CAC40, le Vernimmen [7] écrivait que « la quasi-totalité [du CAC40] sont des entreprises à maturité, ce qui est logique puisque celles-ci génèrent de nouveaux capitaux propres importants, que leur faible croissance rend inutiles. Il est plus sain de les reverser à leurs actionnaires, plutôt que de les gaspiller en surinvestissements ou en placements oisifs de trésorerie ». Lorsque l’entreprise n’a plus de projets suffisamment rentables, elle doit non seulement distribuer aux actionnaires tous ses bénéfices, mais aussi leur restituer tout ou partie de son capital via les rachats d’actions. Les dividendes et les rachats d’actions déplacent les profits et une partie du capital des entreprises vers les actionnaires agissant sur les marchés financiers, où il est  employé à la spéculation. Cela permet, un temps, de générer de la rentabilité sans en passer par le développement productif. Le temps d’après sera le krach, car le capital financier n’échappe pas aux crises de suraccumulation. En effet, les profits financiers ne sont, en dernière analyse, qu’une part de la plus-value dégagée par le travail des salariés et accaparée par le capital. C’est le cas des dividendes et des plus-values boursières. C’est aussi le cas des intérêts versés aux banques et aux détenteurs de titres de créances, qui sont également un prélèvement sur la valeur ajoutée.

Toute l’histoire du capitalisme est faite des moyens qu’il a employés pour surmonter cette suraccumulation, non sans y réussir pendant des périodes assez longues et au prix de transformations plus ou moins profondes des modalités de l’accumulation. La conséquence politique est la lutte que mènent les capitalistes pour configurer une économie permettant d’accroître la rentabilité du capital, via l’intensification de l’exploitation du travail, la conquête de nouveaux marchés (y compris ceux relevant jusqu’alors de la sphère non marchande), des créations de nouveaux produits ou par des dévalorisations de capital[8], que ce soit par la mobilisation d’argent public (crédit d’impôt, allègement de cotisations sociales[9], subventions) et de capital public (tout particulièrement la création monétaire à bas coût des banques centrales, mais aussi la présence de capital public dans de nombreuses entreprises) au profit des marchés et des entreprises,  ou que ce soit par la destruction réelle de capital (fermeture d’usines, disparition de PME, de sous-traitants).

Cette déconnexion croissante entre les sources de profits disponibles et les exigences du capital plonge actuellement les travailleurs dans une situation de durcissement social et politique inédite. Elle ouvre une période qui ne laisse plus de place à l’inertie sociale-démocrate, le compromis avec le capital n’étant plus possible dans une phase aussi avancée de crise de suraccumulation. C’est donc tout naturellement que la période actuelle se caractérise par une cristallisation des contradictions des forces de gauche, tant d’un point de vue politique que syndical. La campagne présidentielle a été, de ce point de vue, riche d’enseignement, et a permis d’amorcer certains éléments de clarification. Espérons que l’étape d’après sera celle de la reconstruction d’une gauche révolutionnaire.


[1] Sur le marché des actions, il convient de distinguer les achats d’actions nouvellement émises par les entreprises sur le marché primaire (qui se traduisent alors effectivement par un flux de cash allant des « investisseurs » vers les entreprises), des achats d’actions anciennement émises, cette fois-ci sur le marché secondaire (qui se traduisent par des flux de cash allant des investisseurs vers d’autres investisseurs).

[2] Les rachats d’actions consistent pour une entreprise à racheter elle-même certaines de ses actions à des actionnaires sur le marché secondaire, afin de réduire son capital, d’augmenter le dividende par action pour les actionnaires restants, et d’accroître son cours de Bourse.

[3] Le profit mesure ce qu’il reste de la valeur ajoutée après le financement des salaires, des cotisations sociales, des impôts, et de l’ensemble des dépenses d’une entreprise. C’est donc une mesure de l’autofinancement potentiel d’une entreprise, avant prise en compte des versements de dividendes et des rachats d’actions.

[4] La trésorerie constitue le porte-monnaie des entreprises. C’est ce qui, en dernière analyse, garantie la viabilité d’une entreprise et sa capacité à financer ses dépenses sans recourir à de l’endettement.

[5] Les forces du capital savent très bien s’accommoder de ce type de critiques. D’une manière générale, les mécanismes de participation des salariés aux bénéfices ou d’accords d’intéressements visent à « rééquilibrer » le partage des richesses. Récemment, Emmanuel Macron a même suggéré la mise en place d’un dividende salarié dans les entreprises versant des dividendes aux actionnaires. Cette idée s’inspire des travaux de Thibault Lanxade, ancien vice-président du Medef.

[6] Des considérations adjacentes rentrent évidemment souvent en ligne de compte dans les décisions d’affectation des profits : le besoin de cash des actionnaires pour leurs opérations financières peut favoriser le versement de dividendes même en cas de rentabilité élevée d’une entreprise, ou encore le besoin d’une entreprise d’investir massivement pour développer une activité encore faiblement rentable peut favoriser le maintien du profit dans l’entreprise.

[7] Le Vernimmen est un manuel de gestion de référence qui couvre l’ensemble des domaines de la finance d’entreprise (Pierre Vernimmen, Pascal Quiry, Yann Le Fur, Finance d’entreprise, édition 2022, Dalloz, Paris, www.vernimmen.net).

[8]Ainsi, le capital peut disparaître en tant que capital, c’est-à-dire argent exigeant sa part de profit, et c’est le ressort fondamental des crises et des récessions ; ou bien, une partie du capital peut être contrainte de fonctionner avec un taux de profit inférieur à la moyenne, voire nul : c’est le cas des petits sous-traitants pressurés par les grands groupes de l’industrie ou de la distribution. C’est, dans une autre optique, le cas des entreprises publiques qui fonctionnent durablement avec un taux de profit réduit dans le capitalisme monopoliste d’État mis en place au milieu du XXe siècle.  Autre type de modalité, une partie de ce qui était capital, devient de l’argent public avancé pour de tout autres buts que le profit : sécurité sociale, généralisation de l’enseignement public, formation, etc.

[9] Aujourd’hui environ 80% des emplois du privé sont partiellement payés avec de l’argent public.