Universellement condamnée, officiellement combattue, l’évasion fiscale est-elle une pathologie du capitalisme ou une condition intrinsèque de son fonctionnement ? Nous avons demandé à trois experts reconnus du sujet de nous éclairer sur la nature du phénomène et les propositions en présence pour lutter contre elle.
E&P : Quels sont les moyens qu’utilise l’évasion fiscale et les voies qu’elle suit ?
Jean-Marc Durand
Il convient tout d’abord de s’accorder sur le sens des mots. Et s’il y a bien une expression qui fait débat ou qui pour le moins mérite quelques précisions, c’est particulièrement celle « d’évasion fiscale ». D’autres locutions apparaissent en effet tout aussi fréquemment lorsqu’il est question du comportement face à l’impôt. Ce sont celles de fraude fiscale et d’optimisation fiscale. Pourquoi donc cette diversité de termes et pour certains leur relative récente apparition dans le discours fiscal courant ? Quelle réalité se cache derrière cette multiplication de qualificatifs et à quelle représentation du débat fiscal renvoient-ils ?
Pour tenter un éclaircissement on pourrait commencer par dire que l’évasion fiscale se distingue de la fraude fiscale en cela qu’elle utilise des moyens légaux pour réduire une imposition, ce qui renvoie à une pratique d’évitement de l’impôt en utilisant les failles du système. Cela, à la différence de la fraude fiscale qui désigne une utilisation illégale d’un système fiscal et/ou la transgression, la violation des lois fiscales édictées en France dans le Code général des impôts. Ce comportement constitue une infraction à la loi qui selon son degré de gravité est passible de sanctions relevant de législation fiscale jusqu’à conduire à des condamnations pénales pouvant se matérialiser par des peines d’emprisonnement.
En ce sens, l’évasion fiscale peut être comparée à l’optimisation fiscale qui a pour but de réduire la charge fiscale par un emploi pertinent des règles fiscales en vigueur n’entraînant ainsi pas d’infraction à la loi.
On remarquera dès lors que selon les discours employés et les buts recherchés, l’évasion fiscale pourrait se situer à mi-chemin entre la fraude et l’optimisation, ce qui en fait une notion pour le moins ambigüe. Pour reprendre une expression célèbre de Denis Healey, ministre des Finances britannique dans les années 70 : « la différence entre la fraude et l’évasion fiscale se réduit à l’épaisseur d’un mur de prison ». Pour autant aujourd’hui, si on peut évaluer le montant de la fraude fiscale, certes avec une certaine approximation, il n’est pas possible de chiffrer l’évasion fiscale…
Faire s’évader de l’imposition sans conséquences fiscales suppose en effet que bien qu’il y ait des barrières à franchir, il existe des procédés admis pour ne pas dire légaux qui permettent ce franchissement, ou alors qu’il n’y ait pas ou plus de barrière du tout. Dans ce cas, à situation fiscale identique, un impôt qui devait être acquitté précédemment ne l’est évidemment plus. Mais il y a toujours un moment où la réalité reprend le dessus. C’est notamment lors du constat de rentrées fiscales moindre au titre d’un ou plusieurs impôts. Et comme au regard de la législation existante et des pratiques admises il n’est plus possible de parler de fraude, on attribue ce phénomène à l’évasion fiscale, déclaration d’autant moins risquée que dans les faits il n’existe plus aucun moyen efficace pour aller chercher l’argent ainsi volatilisé. On aura compris qu’au final, pour ceux qui nous gouvernent, le meilleur moyen de supprimer la fraude fiscale serait finalement de supprimer l’impôt ! Une orientation qui aura particulièrement imprégné la politique fiscale des trois ou quatre décennies passées, période particulièrement prolifique en matière d’abandons d’impôts et de procédures fiscales.
On remarquera aujourd’hui qu’au titre des plus juteux moyens d’évasion fiscale sont les expatriations fiscales pour les personnes physiques et morales vers les paradis fiscaux, les délocalisations d’entreprises, les prix de transferts, les reports de déficits, certaines niches fiscales, la pratique des amortissements dérogatoires….
Vincent Vicard
L’affaire McDonald’s l’a encore rappelé : l’évasion fiscale des multinationales reste un sujet d’actualité, et les montants en jeu ne sont pas négligeables, loin s’en faut. Pour la France, plusieurs études estiment que l’évitement fiscal des multinationales coûte aux finances publiques de l’ordre d’un quart des recettes de l’impôt sur les sociétés en 2015. Des solutions existent, mais elles impliquent de combiner volontarisme politique et compréhension des contours de l’évasion fiscale et de ses enjeux.
L’affaire McDonald’s donne ainsi à voir deux éléments structurants de l’évasion fiscale des entreprises. En premier lieu, le phénomène s’étend au-delà des seuls GAFAM et autres entreprises du numérique. Bien sûr, le modèle d’affaire des entreprises du numérique, dématérialisé et intensif en actifs incorporels (brevets, marques, plateformes, etc.), facilite l’évasion fiscale ; combiné aux montants faramineux de profits de certaines de ces entreprises, leurs très faibles taux de taxation ont, de fait, beaucoup concentré l’attention. Mais l’évitement fiscal concerne l’ensemble des grandes multinationales, quel que soit leur secteur, dès lors qu’il existe des transactions entre les différentes filiales enregistrées dans différents pays à l’intérieur du groupe. Ce sont ces transactions qui constituent le support de l’évasion fiscale : sous-évaluer les prix lorsqu’elles vendent des produits à une filiale dans un pays à faible taxation, verser des droits d’usage de la marque ou d’utilisation d’un brevet détenus par une filiale dans un paradis fiscal ou s’endetter auprès d’une filiale du groupe dans un centre offshore et lui payer des intérêts sont autant de transactions à l’intérieur du groupe qui réduisent les impôts payés dans les pays à haut niveau d’impôt sur les sociétés. Pour les administrations fiscales, contrôler de telles transactions pour des groupes de plus en plus internationalisés qui peuvent avoir des centaines de filiales dans des dizaines de pays, relève de la gageure et nécessite des moyens.
Second élément illustré par l’affaire McDonald’s, le rôle central joué par les paradis fiscaux, ici le Luxembourg, dans les schémas d’évasion des grands groupes. Les paradis fiscaux sont des juridictions qui offrent à la fois une taxation faible voire nulle des activités déclarées sur leur territoire, et une certaine opacité dans la conduite des affaires. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ces juridictions ne rassemblent pas que des îles paradisiaques à la marge du système. Les paradis fiscaux sont au cœur du système économique international : pour les européens les principaux opèrent au cœur même du continent, le Luxembourg donc mais également l’Irlande, Malte, Chypre ou la Suisse. Ces paradis fiscaux jouent un rôle d’autant plus important aujourd’hui qu’ils sont l’un des vecteurs de l’internationalisation des entreprises qui a rapidement progressé depuis la fin des années 1990, en parallèle de l’éclatement des processus de production entre pays avec l’émergence de chaînes de valeur mondiales.
Michael Wicke
On parle d’évasion fiscale quand le contribuable utilise une frontière (et donc des législations différentes) pour échapper à l’impôt. Cela n’est pas forcément illégal (on parle d’optimisation) mais ça peut aussi constituer une fraude.
Les multinationales sont les championnes de l’évasion fiscale, implantées dans plusieurs pays, elles peuvent facilement « jouer » des différences de législations puisqu’elles organisent elles-même les échanges entre leur filiales et entre les filiales et la maison mère. S’appuyant sur les conventions fiscales (accord bilatéraux entre États) mise en place pour éviter d’être imposées deux fois, les multinationales arrivent à n’être imposées nulle part.
Les échanges au sein d’un même groupe sont facturés à un prix de transfert. C’est la multinationale qui le fixe, sous le contrôle de l’administration fiscale.
Cela pose deux problèmes principaux : il faut que l’administration ait des moyens suffisants, or, ceux-ci ne font que baisser ; et sur le fond, le prix de transfert doit être conforme à un prix de marché. Réaliste quand il s’agit d’un bien ou service que l’on peut comparer (même si nous savons que le prix de marché ne reflète pas la valeur d’usage), la détermination d’un prix de marché est impossible pour les royalties et autres redevances sur l’utilisation des marques et logos (la Direction Générale des Finances Publiques le reconnaît elle-même). Et comme par hasard ce sont ces logos et marques que les maisons mères vont facturer à prix d’or à leurs filiales : la « sirène » Starbuck ou le M de Mcdo.
Ce n’est pas anecdotique : ces échanges augmentent rapidement (cf ci-dessous).
L’Union européenne avait un solde négatif de 60 milliards de dollars avec les États-Unis s’agissant des frais relatifs à la propriété intellectuelle en 2017, les Pays-Bas et l’Irlande concentrant les 2/3 des versements vers les États-Unis. Or, ces deux pays sont au cœur des schémas d’évasion fiscale des multinationales.
N’oublions pas le reste du monde, les championnes du monde de l’évasion fiscale sont les multinationales minières qui par des systèmes de prêts à taux élevés entre filiales et maison mère, font perdre près de 800 millions de dollars d’impôts par an à l’Afrique subsaharienne.
E&P : À quelles décisions recourir pour juguler les dispositifs et les pratiques qui y conduisent ?
Michael Wicke
On voit avec les exemples ci-dessus que se concentrer sur les entreprises du numérique comme le gouvernement (et Bruno Lemaire en particulier) le fait n’est pas la solution. Il faut agir au niveau international en gagnant une harmonisation par le haut des législations fiscales mais aussi en réformant les règles de « cohabitation » des différentes législations (il y aura toujours des différences entre pays). Il faut en finir avec les conventions fiscales modèle OCDE et le système des prix de transferts, cela ne fonctionne pas.
Une solution existe : la convention modèle « ONU » ; l’OCDE, ce sont les 38 pays les plus riches du monde, il n’est pas normal que cette organisation ait un rôle central dans la construction de la fiscalité internationale.
La fédération des Finances CGT, avec ATTAC dont elle est membre fondateur, propose aussi la mise en place d’une taxation unitaire des multinationales, en les considérant comme une entité unique puis en répartissant le bénéfice dans les pays où l’entreprise réalise vraiment son activité. Pour cela, la transparence fiscale et l’échange des données est indispensable, de même que le renforcement des moyens humains et matériels des administrations chargées de la mise en œuvre.
Il ne faut pas inciter à la concurrence fiscale mais la décourager par une coordination des assiettes et des taux de l’impôt sur les sociétés, par la taxation des transactions financières,
Pour y parvenir, deux leviers de lutte peuvent être activés : les capitalistes ont besoin des travailleurs pour produire mais aussi des clients pour écouler leur marchandise ; un gouvernement motivé pour lutter contre l’évasion fiscale pourrait prendre des mesures coercitives pour fermer le marché intérieur aux tricheurs : le marché français est le deuxième au monde pour Mcdonald’s après les États-Unis (l’idéal étant d’agir au niveau international et au minimum européen).
Enfin, les travailleurs, seuls producteurs des richesses ont un rôle à jouer au niveau de leur entreprise pour lutter contre ce fléau : c’est grâce à la CGT qu’a été enclenchée la procédure qui a abouti au redressement fiscal de plus d’un milliard d’euro de Mcdo.
La fraude et l’évasion fiscale fragilisent le financement des services publics mais aussi des sites de production en les rendant artificiellement déficitaires au risque parfois de voir liquider des outils industriels de grands qualité et les travailleurs qui vont avec.
SOURCES : OMC : examen statistique du commerce mondial 2018.
https ://www.lesechos.fr/industrie-services/conso-distribution/fraude-fiscale-un-juge-valide-lamende-record-de-mcdonalds-en-france-1413710
Vincent Vicard
Quelles marges de manœuvre ont les États pour lutter contre ce phénomène ? C’est par la coopération internationale et la remise en cause des principes du système de taxation des multinationales hérité des années 1920 que passe la lutte contre l’évitement fiscal. Coopération multilatérale d’abord car le phénomène est global et au cœur de la mondialisation récente : le renforcement des souverainetés fiscales nationales passe ainsi par un accord international. Réforme en profondeur du système de taxation car surveiller l’ensemble des transactions au sein des grands groupes multinationaux pour les taxer là où leur valeur ajoutée est générée apparaît de plus en plus illusoire.
C’est ce vers quoi tend l’accord signé en octobre 2021 par plus de 130 pays : une réforme en profondeur du système international de taxation des entreprises basée sur deux piliers. Le premier réalloue les droits à taxer une partie des profits d’une centaine de très grandes multinationales vers les pays de marchés, c’est-à-dire là où ces entreprises vendent leurs produits ou services. Le second instaure une taxation minimale de 15 % sur les profits des multinationales dans chaque pays. Si une filiale est taxée à moins de 15 % dans un pays, l’administration fiscale de sa maison mère prélèvera la différence. Si cet accord constitue une avancée importante, elle s’arrête au milieu du gué et superpose un nouveau système à l’ancien plutôt que de le réformer de manière radicale. L’accord final implique cependant des compromis de l’ensemble des parties prenantes aux intérêts divergents sur des sujets cruciaux pour les États de répartition de droits à taxer, divergences qui freinent de fait l’ambition d’un accord au niveau mondial.
Aller plus loin pour la France implique sûrement l’échelon européen, même si des solutions unilatérales pourraient être mises en place à l’échelon national mais plus difficilement. La Commission européenne propose ainsi depuis de nombreuses années de taxer les multinationales européennes non pas là où elles déclarent leurs profits comptables, mais de les répartir entre pays de l’UE en fonction de l’activité réelle dans chaque pays (les ventes ou le nombre de salariés par exemple, que les entreprises peuvent moins facilement manipuler). Il s’agirait tout simplement de considérer les entreprises multinationales comme une entité unique, et non plus comme une multitude de filiales indépendantes opérant dans différents pays. En faisant cela, on simplifierait par ailleurs largement le processus de contrôle, puisqu’il ne serait plus nécessaire de contrôler toutes les transactions au sein des groupes. Et surtout, en taxant en fonction de critères non mobiles d’activité des entreprises (et notamment les ventes), on limiterait les incitations à la concurrence fiscale, qui conduisent à une baisse continue des taux de taxation depuis 40 ans. Car l’enjeu de la lutte contre l’évasion fiscale est non seulement de s’assurer que les entreprises paient leur dû fiscal dans les pays dans lesquels elles opèrent, mais également que ces pays puissent décider de leur niveau de taxation sans être confrontés à la concurrence d’autres juridictions.
Jean-Marc Durand
Choisir de s’attaquer véritablement à l’évasion fiscale, dans les faits à la fraude fiscale si on ne veut pas continuer à jouer sur les mots, suppose une action à trois niveaux.
Il faut tout d’abord décider d’une grande remise à plat du système fiscal national. De quels outils fiscaux avons-nous besoin ? D’une part pour une nouvelle maîtrise et une autre utilisation de l’argent issue de la production des entreprises car pour l’essentiel c’est à ce niveau que tout se joue. D’autre part pour quelle finalité de l’ensemble des impôts et des procédures fiscales ? Deux questions dont découle toute une série, par exemple : quelle nature d’imposition, quelle fonction de la fiscalité pour une nouvelle efficacité sociale et écologique ? Que cherche-t-on à valoriser : les fruits du travail, la lutte contre tous les gâchis ou le capital et la rente ? Quels objectifs assigne-t-on aux bénéfices des entreprises ? Quelle voie propose-t-on à ces dernières pour affirmer leurs liens aux territoires ? Mais au-delà, quels sont les moyens que nous voulons mobiliser pour financer le développement de l’État et des collectivités locales, particulièrement de leurs services publics ? Quel équilibre, quelle dynamique souhaitons-nous soutenir entre tous ces niveaux d’intervention ? En résumé, que voulons-nous pour demain : investir pour l’humain et la planète ou soutenir les dividendes et la prédation des marchés financiers ?
Si répondre à de telles questions commence par prendre des dispositions précises ici en France, elles ne peuvent plus aujourd’hui se concevoir en vase clos. Les interconnections industrielles, économiques et financières sont telles qu’au minimum il nous faut travailler en même temps une évolution des relations et des comportements fiscaux au niveau de l’ensemble de l’Europe. Créer les conditions de réelles coopérations fiscales entre pays de l’Europe pour une nouvelle harmonisation par l’installation de ce qui pourrait être un serpent fiscal européen et des commissions de l’harmonisation, véritables institutions, à Bruxelles et dans chaque pays de l’Union, devrait être un des objectifs à mener de pair pour une révolution fiscale qui pourrait prendre forme jusqu’au niveau mondial dans des structures propres liées à l’ONU.
Enfin, mener à bien un tel chantier suppose une réorganisation profonde de l’ensemble du ministère des Finances et des administrations financières qui le composent en lien avec la création d’emplois et l’élévation du niveau de formation de chaque agent. Une nouvelle organisation qui pour être efficace doit s’appuyer sur de nouveaux leviers démocratiques. D’une part, sur de nouveaux droits et moyens d’intervention des personnels avec de réels pouvoirs, dans la définition des missions et l’organisation des services. Et d’autre part, sur un droit d’alerte et de saisine des administrations financières par les salariés des entreprises et leurs représentants.