Le temps est venu d’un autre type de mondialisation :
défis pour la théorie et les propositions

Frédéric BOCCARA
économiste, membre du comité exécutif national du PCF

On trouvera ci-après le texte de l’intervention de l’auteur à la Cinquième conférence internationale José Marti pour l’équilibre du monde, du 24 au 28 janvier 2023 à La Havane.

Le besoin urgent d’une mondialisation radicalement différente pour une nouvelle civilisation

La mondialisation actuelle fait souffrir les hommes et la planète, elle apporte inégalités et monopoles, guerres économiques et guerres militaires. Mais ce n’est pas la seule possible. Un autre type de mondialisation est possible et nécessaire. Il ne s’agit pas du faux radicalisme de la « démondialisation » ou du « souverainisme ». Le monde a besoin de partage et d’action commune : du partage de brevets et de technologies pour fabriquer des vaccins, à l’action commune contre le réchauffement climatique, mais aussi au partage des informations sur la santé publique, sur les cyclones…

Il y a un besoin urgent d’une mondialisation totalement différente pour une nouvelle civilisation, une civilisation commune à toute l’humanité, une civilisation de partage, de paix et de développement de toutes les capacités humaines.

Il faut distinguer économie et anthroponomie.

L’économie est l’ensemble des activités de production et de reproduction de produits, matériels et immatériels (services). L’« anthroponomie » désigne les activités de génération et de régénération des êtres humains et de la société. Les deux sont sous-tendues par des conceptions conscientes communes. Dans notre société, l’économie est capitaliste et l’anthroponomie est celle du libéralisme.

Il y a des revendications anthroponomiques (comme une nouvelle forme de démocratie ou l’émancipation féministe) mais l’économie résiste.

Des changements économiques sont nécessaires à trois niveaux : objectifs, moyens, pouvoirs.  (i) Les objectifs sont plus anthroponomiques, comme la démocratie, l’égalité, la coopération, l’écologie. (ii) Les moyens désignent les moyens financiers et la culture ; ils sont donc mixtes, économiques et culturels. (iii) Insister sur les pouvoirs, c’est insister sur la nécessité d’une démocratie sur des moyens financiers avec des objectifs différents. Et il y a des critères qu’il faut voir comme transversaux à ces trois points, ils les relient, comme le font les critères de rentabilité financière dans le capitalisme.

Il faut aussi des changements anthroponomiques (comme le féminisme, une culture de paix, une culture de partage et de coopération). L’anthroponomie pourrait « déverrouiller » les changements économiques.

Crise

Il y a une crise profonde qui vient de la domination du capital et de sa logique sur tous les aspects de la civilisation. Je voudrais insister sur trois de ses causes.

  • Première cause, les limites que le capital met à son propre développement : la suraccumulation du capital. La suraccumulation est un excès de capital. Non pas un excès par rapport aux besoins sociaux et aux exigences d’investissement pour ces besoins, mais un excès devant les exigences de profit pour atteindre un taux de profit suffisant.

Quand un capital s’accroît en valeur, il a besoin de plus de profit sur la même production pour maintenir son taux de profit. Cela implique, en particulier, le chômage et la crise écologique.

  • Deuxième raison : les réponses à la crise. Crise des réponses de droite : le néolibéralisme, toujours plus pour le capital et la marchandisation de tout. Crise des réponses de gauche qui ont deux versions : soit compenser et limiter le capitalisme ; soit imiter sa façon de produire, et agir principalement dans la répartition des revenus (« socialisme de  rattrapage étatique et autoritaire »).
  • Troisième raison : des changements profonds dans la civilisation. De l’intérieur du système capitaliste, de véritables révolutions objectives s’opèrent, mais sans révolution politique et sociale : la révolution informationnelle (technologique et sociétale), la révolution monétaire (la création monétaire est libérée de l’or), la révolution écologique, la révolution militaire (avec les armes de destruction massive) et une révolution démographique et parentale (longévité, limitation des naissances, autres rapports entre les genres et les générations, etc.).

Ces révolutions objectives mettent en question la structure de la société et les consciences, qui résistent. Un peu de la même manière que la révolution industrielle s’est développée à partir du féodalisme avant qu’il y ait eu une révolution politique et sociale. Mais au-delà de la simple opposition entre « structure sociale » et forces productives, et de la focalisation sur les « structures », voire sur la propriété (publique ou privée), il s’agit de transformer les régulations elles-mêmes. Dans le capitalisme cela signifie s’attaquer radicalement à la régulation par le taux de profit, pour un autre type de régulation qui peut passer aussi bien par un changement des critères de gestion des entreprises ou d’utilisation des fonds que par un changement des types de correction (rotation emploi-formation-emploi, dans une sécurité de revenu, avec un développement des recherches, au lieu du chômage et du remplacement des emplois par des machines).

La révolution informationnelle et les multinationales

La révolution informationnelle rend possible une nouvelle forme d’efficacité économique et sociale, une efficacité par le partage de l’information. Cela génère de nouvelles contradictions dans les multinationales et transforme leur mode de fonctionnement.

Pour comprendre cela, il faut partir de la caractérisation de la révolution industrielle. La révolution industrielle peut être caractérisée comme le remplacement de la main du travailleur manipulant l’outil par des machines-outils. La révolution informationnelle repose sur le remplacement de certaines activités du cerveau humain – les activités informationnelles – par des machines informationnelles (comme les ordinateurs) qui agissent sur l’information (la transforment, la transmettent, la reproduisent, etc.).

L’information, c’est, par exemple, la formule chimique d’un médicament tel que le paracétamol. Aujourd’hui, cette formule peut être incluse dans un programme, ou un ensemble de programmes, avec les spécifications pour le  fonctionnement des machines qui fabriquent le médicament. L’information devient alors une information « agissante », qui agit directement sans médiation humaine[1]. Cela change profondément les choses, à commencer par la relation entre l’homme et l’équipement matériel.

L’information a deux propriétés : la possibilité de la partager (l’essence de l’information est qu’elle peut être partagée à l’infini, contrairement à un produit matériel) et le rôle déterminant de l’humain dans son élaboration.

Il y a plusieurs conséquences importantes, qui sont autant de nouveautés fondamentales.

  • Le travail sur l’information, sa manipulation, sa création, etc. prend une importance croissante, en qualité et en quantité ; cela s’exprime notamment dans la structure de l’emploi, dans le type de travail, ou dans un changement de la frontière entre travail ouvrier et travail intellectuel
  • Les dépenses pour les êtres humains, pour leur développement, deviennent déterminantes (pour développer l’information) contrairement au principe dominant du capitalisme en régime normal qui est de donner la priorité aux dépenses en capital et en équipement matériel. La formation, l’emploi et les services publics doivent devenir prioritaires, mais le monde capitaliste tout entier souffre d’une pénurie de travailleurs qualifiés et éduqués, et de l’austérité dans les services publics.
  • Conséquence du partage, l’information a une (sous-) propriété d’ubiquité : elle peut être « ici » et « là » à la fois, contrairement à une machine. Il y a donc des coûts « globaux » pour une multinationale, comme les frais de recherche ou de développement, les coûts d’ajustement, etc., et des coûts « locaux », comme les coûts directs de production. Les multinationales d’aujourd’hui (les multinationales du temps de la révolution informationnelle) jouent toujours sur la différence entre les coûts globaux et locaux, et les opposent les uns aux autres.
  • La logique des coûts est différente : les coûts de création de l’information sont très élevés, tout comme les coûts de recherche (R&D). Mais, une fois l’information créée (la formule du paracétamol par exemple), ces coûts fonctionnent comme des coûts fixes qui peuvent être partagés et donc divisés. Les multinationales d’aujourd’hui (les multinationales de la révolution informationnelle) utilisent cette propriété pour partager les coûts dans les réseaux géants de leurs filiales mais avec la logique du capital. Par exemple, les multinationales étendent leurs réseaux pour partager les coûts mais achètent des entreprises et/ou des technologies sur le marché financier. Ainsi, ce qu’elles gagnent en efficacité, en raison du partage des coûts, elles le perdent, et plus encore, dans les dépenses engagées pour acheter de la technologie ou des entreprises sur le marché financier. C’est une nouvelle contradiction qui alimente une course sans fin et une crise d’efficacité des multinationales, avec une hausse du coût du capital.
  • Les multinationales transfèrent des valeurs, effectuent un drainage de valeur sur les pays où elles sont implantées. L’impérialisme est triple :
  • monopole de la technologie ;
  • drainage de la valeur et de la richesse (y compris les ressources naturelles) sur les pays ;
  • monopole du capital sur l’utilisation de l’argent et du crédit pour se développer : mais le développement des multinationales, c’est autre chose que de le développement des peuples, tant ceux du Sud que ceux du Nord ;

Le drainage de valeur (royalties, services d’information, services de gestion, services financiers, dividendes et autres revenus des investissements directs à l’étranger) peut être résumé sur une carte qui est un élément de la carte de l’impérialisme : la ponction se fait sur 181 pays (chiffre négatif, en bleu) en faveur de l’économie de 19 pays (chiffre positif, en rouge).

Je voudrais insister sur le monopole de l’usage de l’argent. Il s’agit du monopole patronal et des critères du capital, de sa culture, de l’utilisation de l’argent dans les entreprises et par les entreprises : utilisation du profit, du crédit bancaire et des aides publiques.

Il y a besoin non seulement d’une nouvelle répartition des richesses en tant que répartition des revenus, mais aussi d’une utilisation différente des richesses dans la production elle-même, pour une autre production, une autre activité économique, sociale et écologique. L’utilisation de l’argent est la plus importante car elle signifie : un autre travail, un autre travail et une autre production. C’est d’abord le principal moyen de rendre viable et durable une autre répartition des revenus.

Deuxièmement, c’est le moyen de modifier les richesses réelles produites, voire les technologies, pour les faire correspondre à des besoins sociaux et environnementaux.

La question majeure, c’est donc celle des critères de gestion des entreprises et de l’utilisation de tous les fonds.Ainsi, il faut (i) aller dans le sens d’un partage mondial des technologies et de leur utilisation (ii) briser le monopole du capital et des employeurs sur l’utilisation des moyens financiers, qui est un monopole de pouvoir et un monopole des critères (rentabilité financière), à chaque niveau (des entreprises jusqu’aux organisations internationales).

Cela dessine la perspective d’une autre mondialisation et non d’une fermeture des nations, une mondialisation du partage pour toute l’humanité, du partage des richesses, des pouvoirs et des savoirs.

Propositions et changements pour une autre mondialisation

Trois domaines apparaissent décisifs : les multinationales, le dollar, les institutions internationales.

  1. multinationales
  2. Nouveaux types de traités internationaux de commerce et d’investissement

Les traités  actuels ont pour objectif explicite  plus de commerce international en soi, plus d’investissements internationaux en   soi [1].   Ils ont donc trois aspects : (i) le principe, faciliter l’investissement et le commerce international avant tout, (ii) les mesures visant à protéger « l’investisseur », son rendement (= son profit), à faciliter les « transferts » (= drainages de valeur) (iii)   les organismes communs ou supranationaux de règlement des différends. Tout est donc évalué sur le principe de l’accroissement et de la facilitation des échanges et des investissements internationaux, de la protection des profits.

L’idée serait d’établir des traités de maîtrise du commerce international et les investissements pour le développement commun de l’emploi et des biens communs. Le principe serait de développer l’emploi et les biens communs. Ainsi, le commerce international ou les investissements internationaux seraient soutenus s’ils développent de l’emploi et/ou des biens communs (santé, environnement, etc.). C’est une logique juridique où les moyens et les objectifs seraient inversés, le commerce international et l’investissement deviendraient des moyens et non des objectifs.

L’établissement de nouveaux types de traités internationaux serait une étape très importante pour changer le rapport de force avec les multinationales capitalistes, et pour que les multinationales travaillent différemment et développent les pays et les peuples. Mais, il faut aussi (dans les traités et/ou au sein des multinationales) :

  • des règles de coopération et de partage versus des règles de concurrence (par exemple, changer les principes de la propriété intellectuelle pour un partage des technologies, ou au sein des multinationales instaurer des règles de partage de la charge de travail).
  • des droits d’intervention des travailleurs et de la société civile sur les entreprises et leurs décisions, avec droit d’imposer des projets alternatifs de production, d’investissement et/ou de recherche. Cela exige le droit d’accès à l’information et le droit de mobiliser le crédit public.
  • Le dollar et la revendication d’une monnaie mondiale commune différente

La domination du dollar sur le monde entier est énorme. Mais ce n’est pas seulement une monnaie d’échange. C’est aussi, et c’est plus important, une monnaie de crédit, et une monnaie qui attire des capitaux du monde entier. Elle renforce ainsi la puissance des États-Unis, de leur capital et non de leur peuple.

Il y a besoin d’une monnaie mondiale commune alternative au dollar. Une monnaie commune de crédit pour les services publics et de crédit bancaire pour les investissements, avec des critères de développement de l’emploi et de production efficace et écologique.

C’est possible à partir des droits de tirage spéciaux (DTS) du Fonds monétaire international (FMI). Par exemple, le FMI attribuerait des DTS à un taux faible (ou négatif), en fonction de la population des pays, aux banques centrales pour financer le développement des services publics et pour refinancer le crédit bancaire à un taux d’autant plus réduit que les investissements développent davantage l’emploi et l’efficacité et la production écologique.

On peut commencer au niveau de régions du monde, ou entre régions du monde (Europe/ Amérique latine et Caraïbes, ou Chine/ Amérique latine et Caraïbes).

  • Nouvelles institutions démocratiques

Il y a besoin de nouvelles institutions, démocratiques, de partage ainsi  que d’institutions de contrôle de l’utilisation de l’argent et de la réalisation des objectifs. Il faut aussi une profonde réforme des institutions déjà existantes :

  • une profonde réforme du FMI : sa démocratisation, avec un rééquilibrage des droits de vote des pays en fonction de leur poids dans la population mondiale, et avec la suppression du veto (de facto) des Etats-Unis.
  • une profonde réforme de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) qui devrait s’appuyer sur un changement de sa mission : au lieu d’être chargée de garantir une « concurrence libre et non faussée », l’OMC pourrait être chargée de coopérer et de la maîtrise (gérer/contrôler) du commerce mondial pour le codéveloppement. Cela impliquera également des règles de partage des technologies (l’OMC est actuellement chargée des droits de propriété intellectuelle) et de développement des biens communs.

Le blocus de Cuba est, d’une part, un monopole maximal sur les technologies, les produits, les matières premières et sur les voies de transport exercé par le capital étatsunien et ses multinationales. S’il s’applique aussi largement, c’est d’autre part à cause du monopole du dollar sur le système monétaire et financier mondial. Ainsi, ce blocus est comme l’expression maximale du déséquilibre du monde : en cela, il concerne tous les pays.

Mais changer les institutions qui existent déjà ne suffit pas. Il y a également besoin de nouvelles institutions. En particulier, il y a besoin de nouvelles instances pour suivre les multinationales, ce qu’elles font, et pour suivre les nouveaux types de traités de commerce et d’investissement, avec la participation de travailleurs de différents pays. Ces instances devraient s’appuyer sur les services publics nationaux, et au niveau international il faudrait un service public global, et/ou une coordination entre les services nationaux, sous l’égide de l’ONU, en lien avec la nouvelle prise de conscience de l’évasion fiscale, qu’il faudrait étendre au rôle plus large des activités des multinationales, ou à leur contribution à la réalisation des « Objectifs du Millénaire ».

Conclusion

Tout cela peut paraître difficile. Mais le monde est à la croisée des chemins, à la recherche de nouvelles règles et de solutions viables face à des défis extraordinaires. L’ancienne logique est remise en cause de toutes parts. Nous vivons l’échec néolibéral qui se transforme en une intervention publique inédite… mais en faveur du capital (création monétaire massive par les banques centrales, ou subventions publiques massives aux entreprises, comme les 400 trillions de dollars du plan IRA aux Etats-Unis). Et il ne peut y avoir de retour aux solutions du passé (solutions keynésiennes de la social-démocratie ou solutions de type soviétique). Elles n’étaient pas viables. On ne peut pas non plus se contenter de limiter le néolibéralisme. Il y a une opportunité et une nécessité historique pour construire des revendications et des combats communs à travers le monde, dans la lignée d’une nouvelle culture de paix, d’humanité, du bien de tous, avec tous, comme le soutenait José Marti !


[1] La CNUCED dénombre 2 244 traités bilatéraux d’investissement en vigueur.


[1]L’information existait avant, quand la formule n’apparaissait que dans des documents papier et dans le cerveau des scientifiques, ingénieurs, etc… Mais c’était une information séparée de l’équipement, et non pas agissant directement, et elle était non transformable par l’équipement.