Une nouvelle logique économique et anthroponomique

Évelyne Ternant
économiste, membre du comité exécutif national du PCF

La question qui taraude aujourd’hui toute la société est de savoir comment sortir d’une crise systémique, dont la gravité et la complexité sont perçues à juste titre comme pouvant conduire à un effondrement général ; comment stopper l’emballement actuel, comment reprendre le contrôle ? Jean Hervé Lorenzi, dans son livre La grande rupture, plaide pour une réconciliation entre Keynes et Schumpeter, c’est à dire entre deux théories qui s’inscrivent dans le cadre des logiques capitalistes ; je plaiderai pour ma part pour un dépassement de la société capitaliste et de la civilisation libérale, c’est à dire pour une transformation de l’ensemble des relations humaines. Cet article reprend la deuxième partie de l’exposé d’Évelyne Ternant à la cinquième séance du séminaire « Capitalisme : vers un nouveau paradigme » organisé par la Fondation Gabriel Péri et Économie&Politique.

Il apparaît que si le partage des rôles entre État et marché a évolué dans le temps, il s’est fait à chaque fois dans l’intérêt du capital (voir dans la rubrique « Analyses » de ce numéro, Évelyne Ternant,  « La ‘sainte alliance’ de l’État et du capital »). Les marchés ont besoin d’un État, d’institutions pour fonctionner. Polanyi l’a très bien décrit dans La grande transformation lorsqu’il montre que la « société de marché » n’est pas née d’un développement autonome de marchés limités préexistants ; elle résulte de décisions politiques qui ont créé trois marchés bien particuliers : celui de la terre, celui de la monnaie et celui du travail.

L’opposition entre État et marché est une approche biaisée du point de vue de la transformation progressiste de la société. Le retour à l’État, par le truchement d’une reprise de certaines activités, ou avec l’objectif de réguler des « excès du marché », sans qu’il y ait un changement radical des logiques économiques, ne permettrait pas de sortir de l’impasse actuelle. L’échec des politiques keynésiennes des années 70-80, et l’impossibilité de les remettre en œuvre par les gouvernements de gauche des vingt dernières années, en sont la preuve.

Il s’agit donc de faire reculer la logique du profit pour la remplacer par une logique d’efficacité sociale, qui s’applique dans les entreprises de façon décentralisée, à l’opposé d’une planification étatiste qui fixerait à chacune des objectifs décidés centralement. Ces nouveaux critères doivent inciter à minimiser les coûts du capital en faisant de l’emploi et de la formation, du développement des capacités de créativité humaine une priorité. Alors que les êtres humains ne sont que des moyens au service du capital investi, il faut inverser la priorité et réduire l’investissement à un moyen au service des compétences humaines.

Au-delà des logiques économiques, il y a dans toute société des relations non économiques, dites « anthroponomiques », selon l’expression de Paul Boccara[1], qui sont d’ordre générationnel, culturel, psychique, et ont des effets sur les luttes concrètes,

A) Les leviers d’un changement de logique économique

Reprendre le pouvoir au capital, c’est reprendre collectivement la main sur les masses d’argent que sont les profits, le crédit bancaire, les fonds publics pour les orienter autrement et répondre aux besoins sociaux et écologiques. Il n’y a pas unicité mais multiplicité des lieux où ce pouvoir sur l’argent s’exerce ; entreprises, banques, institutions locales, nationales, européennes, au sein desquels les salariés et les citoyens doivent conquérir des pouvoirs d’intervention pour mettre en œuvre des mesures de dépassement des marchés capitalistes.

1-Dépasser le marché du travail

C’est l’enjeu majeur d’un changement de société : la crise actuelle du marché du travail ou coexistent un sous-emploi massif et des pénuries d’emplois, avec un rejet profond des conditions d’emploi actuelles, ne peut pas être surmontée dans le cadre du salariat capitaliste. Il est possible de construire une sécurité d’emploi ou de formation, avec garantie de revenu, c’est à dire une société sans chômage. C’est une réponse à la crise du travail aujourd’hui, car elle permet de conjuguer liberté individuelle et efficacité sociale.

  • La liberté individuelle, c’est choisir ses formations, son évolution de carrière, c’est ne pas être captif d’un emploi ou d’une entreprise, c’est au-delà de la formation professionnelle, se réserver des temps de formation pour soi, pour son épanouissement personnel.
  • L’efficacité sociale, c’est mettre fin au gâchis humain du chômage, c’est développer une productivité fondée non pas sur la surexploitation et l’intensification du travail mais sur l’élévation des qualifications, la mobilité choisie et la libération des capacités créatives.

Comment cela peut-il fonctionner ? Évidemment en réorganisant profondément toute la société – entreprises, banques, État, institutions politiques, services publics, avec :

  • le développement d’un grand service public de l’emploi et de la formation (refonte totale du service actuel) avec lequel chacun peut passer dès sa sortie d’études un contrat SEF ;
  • des créations massives d’emplois correspondant aux immenses besoins de services publics, d’activités productives localisées dans le pays et de transformation écologique des productions ;
  • une transformation radicale de la société, avec des conquêtes de pouvoirs qui changent profondément les centres de décision, dans les entreprises, les banques, mais aussi dans les territoires pour construire démocratiquement le développement local souhaité par les citoyens. C’est non seulement un impératif pour changer de logique économique, mais également une aspiration majeure des salariés aujourd’hui, qui ne supportent plus de ne pas maîtriser l’organisation de leur travail, ne pas déployer pleinement leur créativité et leur autonomie, ne pas être associés aux finalités de l’entreprise, à ses choix stratégiques, ou de faire un travail qui perd du sens par rapport à leurs convictions et valeurs,

La mise en place de la sécurité d’emploi ou de formation peut se faire par briques, secteur par secteur, à partir de luttes conscientes et gagnantes de sécurisation, qui feront reculer la précarité et la subordination, pour un dépassement progressif du salariat.

            2-Dépasser le marché des biens et services

La production de biens et de services porteurs d’une valeur d’usage appelle au premier chef la mise en œuvre de nouveaux critères de gestion, dans un conflit radical avec la rentabilité capitaliste. Au lieu d’opérer les choix d’investissement, les choix techniques, les choix d’organisation de la production en fonction du taux de profit qu’on en attend, les nouveaux pouvoirs des salariés et de toute la société doivent viser à économiser le capital financier et matériel – donc à minimiser l’empreinte écologique de la production – pour pouvoir donner la priorité aux dépenses qui contribuent au développement des capacités humaines : emploi, formation, reconnaissance des qualifications…

C’est aussi dans cette perspective que s’inscrit le développement de nouveaux services publics dans les domaines de la santé, l’éducation, la culture, la sécurité, la protection sociale. C’est ensuite assurer la maîtrise sociale et publique des entreprises stratégiques, avec des nationalisations, pour développer des politiques cohérentes dans les secteurs clé tels que l’énergie, les transports, la pharmacie. Il ne s’agit pas « d’étatiser », en gardant les mêmes logiques, mais d’en faire des modèles de gestion démocratique incluant les salariés et les usagers : réaliser une appropriation publique et sociale.

Les conquêtes de nouveaux pouvoirs ne saurait se limiter aux salariés « dans » les entreprises, car il s’agit aussi de prendre le pouvoir « sur » les entreprises. De nouvelles institutions territoriales de planification démocratique sont nécessaires, pour une expression démocratique, pluraliste des besoins économiques, sociaux et écologiques à l’échelle locale et régionale et un aménagement du territoire équilibré. Réunissant acteurs économiques (entreprises et banques), représentants des salariés, citoyens, élus, grands services publics, elles pourraient élaborer les besoins en emplois, formation, en transformations écologiques des productions, et s’adosser à des fonds régionaux mobilisant des apports financiers venant des entreprises, des banques, des collectivités territoriales et de l’État. Ces plans de développement décentralisés, définis démocratiquement, validés par les instances élues, seraient mis en cohérence à l’échelle du pays dans le cadre d’instances de planification nationale articulant des objectifs nationaux et les projets locaux, et réalisant les arbitrages nécessaires.

            3- Dépasser les marchés financiers 

C’est un point crucial qui passe par la maîtrise du crédit bancaire grâce à la création d’un pôle public bancaire et à la nationalisation des grandes banques de dépôt. La monnaie doit enfin devenir un bien commun géré dans l’intérêt populaire.

            4-Dépasser le marché international

Des actions fortes sont indispensables Bonjour pour réaliser des changements en Europe et dans le monde qui construisent d’autres relations économiques, financières et politiques que les dominations impérialistes. Les institutions internationales actuelles sont profondément liées au capital multinational. Pour les en dégager, les voies sont connues, entre autres : contraindre la BCE à financer les services publics, refondre le FMI pour stabiliser le système monétaire mondial, créer une monnaie commune mondiale et financer les biens communs mondiaux, inclure l’OMC dans l’ONU pour des échanges maîtrisés.

B) Les changements anthroponomiques

Il y a dans tout processus révolutionnaire des bouleversements qui ne sont ni économiques ni politiques mais concernent les relations humaines au sein de la famille, les domaines psychiques, culturels. Il est très important de repérer les évolutions anthroponomiques, qu’il s’agisse des effets générationnels ou des changements de valeurs car elles ont des effets sur les luttes concrètes. Elles donnent lieu à des mobilisations spécifiques dites « sociétales », et posent la question de leur articulation avec les luttes directes contre le capital.

Trois mouvements profonds sont à l’œuvre actuellement : le mouvement féministe, le rapport au travail des jeunes générations, et l’exigence d’un temps de retraite, c’est à dire un temps hors travail préservé. Ces trois mouvements peuvent devenir des accélérateurs puissants de l’émancipation humaine.

La force du mouvement féministe dans le monde est de nature à bousculer non seulement des régimes politiques théocratiques, comme en Iran, non seulement les relations intra-familiales, mais aussi faire reculer les liens de subordination qui caractérisent le salariat. La force acquise par la date symbolique du début du travail non payé des femmes[2] est révélateur de la lame de fond du mouvement.

Le rapport des jeunes générations au travail est lui aussi de nature à accélérer les changements sur les lieux de travail. Lesdernières générations, dites Y et Z, ont des exigences fortes sur le sens du travail, ses finalités, l’ambiance au sein de l’entreprise, le degré d’autonomie qui leur est accordé, les perspectives de formation, la reconnaissance salariale. C’est ce qui expliquerait en partie les difficultés d’embauche actuelles dans certains secteurs, des démissions visibles (+ 20 % en 2021), aux démissions discrètes ou silencieuses du « quiet quitting », qui consiste à faire son travail juste assez pour ne pas se « faire virer ». Des phénomènes sociétaux qui montrent à quel point la mise en place d’une sécurité d’emploi ou de formation répond à la crise du travail devenu marchandise dans le capitalisme.

Il y a enfin cette exigence de voir préservé le temps de retraite en bonne santé, celui qui permet un temps de liberté totale après une vie au travail, pour profiter pleinement du temps grand parental, pour mener des activités sociales, associatives, qui pâtissent déjà de l’allongement de l’âge de départ à la retraite [3]. Le refus obsessionnel de voir augmenter le temps hors travail des vies humaines est révélateur des conceptions économicistes de la classe dominante, qui ne voit dans l’être humain que le vendeur de force de travail, à l’exclusion des considérations sur les activités familles, culturelles, sociales, politiques, qui sont pourtant vitales pour faire société. Là encore, on ne peut qu’apprécier l’intuition de Marx sur l’émancipation humaine, associée certes à un travail libéré de l’exploitation capitaliste, mais aussi et surtout à l’augmentation du temps hors travail qui appartient au « règne de la liberté », par opposition au temps de travail contraint qui, même émancipé, demeurera sous le « règne de la nécessité ».

Conclusion         

Le processus de changement révolutionnaire passe par de multiples conquêtes de pouvoir décentralisées, partout où les besoins sociaux et écologiques sont contraints et subordonnés à l’objectif prioritaire de valorisation du capital : dans les entreprises, les banques, les collectivités territoriales, des chantiers d’expérimentation alternative, sous la poussée des mobilisations sociales et citoyennes, peuvent faire avancer la société toute entière sur la prise de conscience et la faisabilité des transformations de la société.

 La nouvelle alliance entre l’État et le capital, celle d’un « sauve qui peut » qui soutient massivement le capital dans le suivisme de ses critères et délègue les fonctions économiques à l’Europe et aux régions, confirme le bien-fondé d’une visée révolutionnaire autogestionnaire.

La prise du pouvoir d’État ne saurait suffire à réaliser le dépassement du système capitaliste. Il est même possible qu’elle ne soit que l’aboutissement d’un processus qui aura commencé à la base, dans les conquêtes décentralisées, parce-que d’une part les institutions politiques centrales sont verrouillées, et d’autre part la transformation révolutionnaire implique à la fois le soutien de l’État et le recul de ses pouvoirs exclusifs de décision. La prise du pouvoir au sommet pourrait n’être que le fruit mur cueilli après une période de maturation mobilisant de larges pans de la société. C’est donc un changement de perspective considérable par rapport aux courants dominants de la gauche qui ont toujours fait de la prise du pouvoir d’État l’alpha et l’oméga de leur projet politique, pensant qu’il serait à même de corriger les dégâts du capitalisme tout en laissant au capital la gestion de l’économie. Le débat théorique et politique sur la question de la transformation économique et sociale est loin d’être achevé…


[1]Ses derniers ouvrages développent particulièrement les relations anthroponomiques, et montrent à quel point il est étranger à « l’économicisme » de certaines approches marxistes.

[2]Pour le dernier en date, vendredi 4 novembre 2022 à 9h10.

[3]Déjà un tiers de bénévoles en moins depuis les contre-réformes précédentes