Thalia Denape
La sécurité d’emploi et de formation (SEF) est souvent restreinte à tort à une proposition « purement » économique, un simple élément parmi d’autres du programme des communistes qui répond au problème du chômage et ne serait pas porteur d’un projet alternatif plus large. La SEF prévoit que tous les individus soient en emploi ou en formation, débouchant sur un emploi, meilleur et mieux rémunéré que le précédent, dans une sécurité de revenu et une liberté de choix. Elle permet de faire disparaître le chômage plutôt que de le réduire. Mais, il s’agit également de retrouver du sens et de la créativité au travail et hors du travail au-delà des enjeux de rentabilité, ce qui rejoint des aspirations contemporaines au-delà de l’économie. En ce sens, la SEF est un projet de dépassement du marché du travail, bien plus radical qu’un projet de plein-emploi qui se contenterait d’atteindre un taux de chômage jugé « d’équilibre », défini à 5 % par l’Organisation internationale du travail et qui est une proposition réactionnaire.
La SEF se veut être un projet qui fait le lien entre une transformation du système économique et du système anthroponomique pour dépasser la crise actuelle. Je vais tâcher aujourd’hui de développer quelques éléments montrant que la mise en place d’un projet comme la SEF est susceptible de transformer les aspects non-économiques de nos vies. Si on reprend la typologie de Paul Boccara sur les différents moments anthroponomiques, la SEF apparaît centrale de manière assez évidente dans les moments travail, politique et informationnel. Je vais donc tâcher d’innover en concentrant mon exposé sur le moment parental et insister sur un autre aspect peu explicité : la transformation des rapports femmes-hommes que pourrait accompagner la SEF.
Dans un premier temps j’évoquerai rapidement les éléments de crise du modèle de la famille conjugale, pour pouvoir ensuite montrer en quoi la SEF peut aider à dépasser cette crise.
I/ On assiste aujourd’hui à une crise de la famille conjugale et à la remise en question d’une domination fondée sur le genre.
Le moment parental est le moment de la famille tout le long de la vie, mais est particulièrement important au début du cycle de vie qui englobe les moments de la naissance, de la socialisation et l’éducation des enfants si on le prend au sens large. C’est notamment un moment crucial dans la vie des femmes qui assurent aujourd’hui dans nos sociétés l’essentiel du travail reproductif.
La forme historique du modèle parental que constitue la famille conjugale est vivement critiquée sur le plan de la domination patriarcale qu’elle induit, mais une autre forme de famille peine à se définir comme une alternative stable, acceptée dans les mentalités et le droit malgré des créativités nouvelles et des progressions (mariage et parentalité homosexuel, coparentalité, famille monoparentale, etc).
Les mouvements féministes s’efforcent de construire de nouvelles relations femmes-hommes qui sortent de la domination dans tous les domaines, à commencer par la division sexuelle du travail qui assigne les femmes aux tâches reproductives, et par les violences sexistes et sexuelles. Néanmoins, les préjugés ont la vie dure malgré l’ampleur du mouvement des femmes : le dernier rapport du Programme des Nations Unies pour le Développement datant de cette année, qui mesure l’indice des normes sociales de genre, montre qu’il n’y a aucune amélioration sur les préjugés de genre. 49 % des enquêtés considèrent que les hommes sont des meilleurs dirigeants politiques que les femmes, 25 % considèrent qu’il est normal que les hommes battent leur femme.
Cette domination se poursuit dans le moment travail et agit en retour sur le moment parental : les femmes sont plus souvent en temps partiel pour s’occuper des enfants, et assurent l’essentiel des tâches domestiques ; au travail, les métiers féminisés sont moins reconnus et moins valorisés, les femmes subissent une discrimination et sont moins bien payées que les hommes, entraînant à nouveau un repli des femmes sur le foyer. Il y a d’ailleurs une contradiction dans le maintien de ces normes de domination selon le genre et la nécessité du développement du travail de tous, de l’augmentation de la qualification et de la créativité qui supposent des normes plus égalitaires.
II/ La SEF peut agir comme un levier pour dépasser les dominations fondées sur le genre en articulant le système économique et anthroponomique
En agissant sur les moments travail, politique et informationnel, elle peut rétroagir sur le moment parental en créant des conditions favorables au dépassement des dominations, dans une volonté d’émancipation de l’ensemble de l’humanité.
La SEF assure une plus grande place au temps pour soi qui permettrait aux femmes le développement de leur capacité et de leur créativité réelle.
La nouvelle productivité permettrait la diminution progressive du temps de travail permettrait déjà d’alléger le poids de la double journée (celle où les femmes cumul le travail et les tâches domestiques), avant qu’une essentielle meilleure répartition du temps domestique dans le couple n’intervienne. Cela permettrait d’augmenter le temps libre des femmes qui pourront le consacrer à des loisirs, à l’engagement syndical et politique, à une vie familiale et amicale plus riche.
La SEF prévoit un développement du temps de formation sans précédent, librement choisi, gratuit car financé par la cotisation. Ce temps de formation est à la base du développement d’une efficacité nouvelle qui permet aux femmes et aux hommes de leur donner les moyens d’exprimer leur créativité.
Le développement des services publics de la petite enfance et de l’enfance avec création d’emploi garantirait une place en crèche gratuitement pour tous les enfants. Ceux-ci pourraient alors se développer plus facilement dans un cadre collectif et avec des professionnels de la petite enfance formés à leur métier, tout en libérant les parents de la charge d’organiser les gardes, charge particulièrement lourde pour les familles isolées. Bien sûr, la liberté de choix étant au centre de la SEF, il serait toujours possible pour les familles de garder leurs enfants ou d’offrir cette possibilité également aux grands-parents désireux de s’occuper de leurs petits-enfants, mais ce ne serait plus une contrainte.
La SEF pourrait contribuer à augmenter les droits des femmes
Il existe une corrélation positive forte entre progression du niveau de développement d’un pays et augmentation des droits des femmes ainsi que baisse des préjugés de genre. La SEF organiserait les possibilités d’un développement des richesses produites, avec un droit à la formation étendu, et donc une progression significative du niveau de développement, ce qui permettrait ainsi un cercle vertueux pour les droits des femmes.
De plus, la liberté de choix dans le travail peut amener à une modification des mentalités vers une place étendue aux choix dans tous les domaines. Pour les femmes, cela pourrait aboutir à une liberté de choix plus grande, notamment sur leur désir d’être mère ou de ne pas l’être, alors que les multiples mesures d’interdiction de l’IVG se développent dans le monde.
La SEF permettrait de rééquilibrer les relations femmes-hommes
Ce rééquilibrage interviendrait tout d’abord au travail : en effet, en se donnant comme objectif un développement de la créativité de toutes et tous pour développer les richesses produites, plutôt que des logiques de rentabilité, la SEF permet d’aller vers des normes plus égalitaires, car pour atteindre l’exigence d’une nouvelle efficacité, on ne peut pas accepter qu’une moitié de l’humanité soit limitée dans sa capacité de création du fait des rapports de domination. Par exemple, il deviendrait possible de mettre en place un contrôle des entreprises pour sanctionner toute mesure discriminatoire à l’encontre des femmes, contrôle qui serait réalisé par les salariées elles-mêmes qui peuvent saisir les conférences locales, régionales ou nationales. Celles-ci ont le pouvoir de conditionner des taux avantageux de cotisations, d’impôt et d’intérêt des crédits à l’application stricte d’une égalité dans les entreprises. De plus, la valorisation d’une formation exigeante et le lien étroit entre formation et salaire permettrait une augmentation de la rémunération des femmes car elles profiteraient enfin de leur avantage scolaire (les femmes ont aujourd’hui un meilleur niveau de formation que les hommes en moyenne, mais ont toujours un revenu en moyenne plus faible), mais aussi une valorisation des métiers dits féminisés, qui gagneraient en attractivité pour l’ensemble des individus, en tendant ainsi à une plus grande parité.
Ce rééquilibrage agirait alors dans la famille : la segmentation et la sous-valorisation des métiers féminisés ainsi que l’existence d’une discrimination, qui aboutissent à des rémunérations plus basses pour les femmes, sont des arguments sexistes souvent utilisés dans le couple pour que ce soient les femmes qui réduisent leur temps de travail à l’arrivée des enfants, ce qui diminue encore davantage les revenus des femmes. Une remise en question de cela pourrait permettre de renégocier le partage des tâches dans le couple. De plus, cela permet par exemple d’envisager une égalité de durée de congé maternité et paternité (vu que les hommes s’occuperaient alors davantage des enfants) et une reconnaissance d’une nécessité d’un temps élargi pour l’accueil d’un enfant. Enfin, la SEF permet la disparition de l’angoisse du chômage, l’augmentation des revenus et leur continuité, la liberté de choix dans le travail, qui permettent aux femmes de gagner une indépendance nouvelle et de sortir d’une éventuelle dépendance économique dans le couple qui nuit à la relation et peut constituer un terreau pour une domination sur tous les autres aspects de la vie et les violences associées.
La SEF oriente les besoins de recherche, de formation et d’emploi dans les domaines délaissés jusqu’ici et nécessaires à l’émancipation des femmes
Pour ne prendre qu’un exemple, les femmes sont les premières touchées par les logiques de rentabilité introduites dans la santé, en particulier dans leur accompagnement dans la maternité : fermeture des maternités, pression à l’accouchement rapide contre les logiques physiologiques, moins d’accompagnement aux premiers jours de vie de l’enfant (on notera le scandale de la « bébé box », proposition phare du gouvernement pour l’accompagnement des jeunes parents qui prévoit grosso modo une crème hydratante contre les rougeurs pour bébé et des tisanes anti-déprime pour maman…), etc. La SEF change la logique du système économique, se débarrasse de la logique de rentabilité et permet ainsi la possibilité d’un véritable accompagnement à la maternité et la paternité. De plus, les nouvelles institutions démocratiques pourraient créer des emplois et financer les investissements nécessaires au rattrapage du retard accumulé sur la recherche sur le corps des femmes qui empêche aujourd’hui d’agir sur leur santé spécifique et de lutter contre des maladies comme l’endométriose, pour ne prendre qu’un exemple, du fait d’une vision androcentrée du corps humain.
Pour conclure, J’aimerais évoquer les vigilances à avoir pour que le projet communiste aboutisse réellement à une émancipation personnelle et collective de l’ensemble de l’humanité, sans en exclure les femmes. J’ai cherché à montrer que la SEF peut créer des conditions favorables à une égalité réelle entre femmes et hommes. Néanmoins, la mise en place de celle-ci doit faire l’objet d’une vigilance particulière et de moyens spécifiques car sur la question de l’émancipation des femmes, rien n’est mécanique. Il faudra en effet veiller à la mise en place effective de cette égalité notamment en mandatant les nouvelles institutions démocratiques à prévoir des moyens spécifiques à la lutte contre les violences faites aux femmes et à la lutte contre les préjugés sexistes, des créations d’emploi dans les associations et services publics qui combattent les inégalités de genre et les violences, ainsi que des formations spécifiques pour les salariés et plus généralement, une formation de tous les salariés à la nécessité de l’égalité. Il faudra aussi évaluer l’évolution de l’emploi des femmes, notamment sur leur recours au temps partiel, sur leur mise en responsabilité au travail, leur charge de travail domestique, ainsi que les niveaux de salaires et prendre des mesures si les objectifs ne sont pas atteints par la sanction, l’incitation, etc.
Enfin, la mise en place de la SEF nécessitera des transformations anthroponomiques en amont. Les préjugés sexistes persistent et peuvent constituer un blocage à la mise en place d’une Sécurité d’emploi et de formation qui permette une égalité effective. Or, celle-ci ne permettra pas une plus grande efficacité sur le plan économique ainsi qu’une émancipation réelle du genre humain si elle ne permet pas aux femmes de se libérer des dominations qu’elles subissent. Cela doit nous inciter à engager une réflexion large sur la manière de transformer les rapports de genre profondément en accordant une place centrale à l’éducation et à l’accompagnement à la parentalité afin de préparer les jeunes générations à l’égalité.