Yves DIMICOLI
Paul Boccara a révélé les processus de suraccumulation durable du capital avec l’analyse des cycles longs du capitalisme, de 48 à 60 ans [1]. À une phase d’essor des conditions économiques accompagnant le profit, succède une phase de difficultés de 23 à 35 ans, nommée par Paul « crise systémique ». Du fait de l’excès de capital global relativement au profit global réalisable, remplacer les salariés par des machines aux technologies économisant le capital matériel n’empêche plus, alors, le chômage et l’insuffisance de la demande de croître, tandis que s’exacerbe la surexploitation des travailleurs employés.
L’issue est ouverte par les luttes qui, conjuguées à des idées neuves, finissent par imposer une dévalorisation structurelle de capital à taux réduit, nul, voire négatif, déformant le capitalisme [2].
Ainsi, après la deuxième guerre mondiale, les nationalisations, le financement public de la production, la Sécu… ont imposé le « capitalisme monopoliste d’État social ». Mais, après les « trente glorieuses », le capital privé, en appui sur le capital public dévalorisé et fort de critères de gestion inchangés dans la production, a repris son accumulation jusqu’à l’actuelle crise systémique. Mais celle-ci dure depuis 50 ans [3] !
Les réponses capitalistes ont, en effet, engendré trois révolutions des opérations économiques la rendant très radicale.
La révolution informationnelle, analysée et ainsi nommée par Paul, fait suite à la révolution industrielle qui s’achève au plan mondial. Elle tend, elle, à remplacer des opérations du cerveau humain par des machines transformant l’information. Précisément, les informations – les résultats des recherches par exemple – deviennent plus importantes que le matériel pour produire. Or, une même information peut être partagée et enrichie jusque dans le monde entier.
D’où la visée d’un dépassement vers une économie de « partages généralisés », selon l’expression de Paul, avec un bond des dépenses pour développer toutes les capacités humaines et le recul systématique de tous les coûts en capital.
Au contraire, privatisations et dérèglementations aidant, le capital privé récupère ce partage possible avec, jusqu’en Asie si peuplée, l’expansion des multinationales. Au sein de leurs réseaux monopoleurs, elles peuvent mieux partager les coûts informationnels qu’un État ou une entreprise étatique. Pour enrichir leurs actionnaires et détruire les rivaux, elles l’ont fait, jusqu’ici, contre leur base nationale, en délocalisant, en fragmentant les processus productifs, en multipliant les fusions et acquisitions financées par appels aux marchés financiers.
Dans les pays industrialisés, où elle est née, la révolution informationnelle a boosté les services, ainsi que de rapides progrès de productivité industrielle contre l’emploi. Hyper-concurrence et déflation salariale ont contenu les prix à la consommation.
L’industrialisation en trombe des pays émergents a soutenu la croissance mondiale avec la salarisation et l’urbanisation de foules immenses. Sur cette base, l’État autoritaire chinois s’est emparé de la révolution informationnelle jusqu’à inquiéter Washington pour son leadership technologique mondial.
Ce faisant, l’humanité a été rendue plus interconnectée et interdépendante que jamais. Le principe de luttes se conjuguant pour maitriser et construire autrement le monde peut sortir des limbes face aux périls.
La révolution monétaire, liée à la révolution informationnelle, résulte du désancrage de la monnaie à l’or [4] érigeant le dollar en monnaie mondiale de fait. D’où une création monétaire effrénée, surtout en dollars, et l’envolée des endettements, publics et privés, sur des marchés financiers globalisés inflationnistes et spéculatifs qu’accompagne la déflation sociale.
En s’endettant à l’extérieur dans leur propre monnaie, les États-Unis aspirent les capitaux flottants, accentuant leur ascendant informationnel et militaire, et exportent des capitaux américanisés dominateurs. Paul parlait de « néo-impérialisme ».
Les excédents commerciaux de la Chine sur les pays industrialisés lui ont fait accumuler d’énormes réserves en dollars replacées, pour l’heure, en bons du Trésor des Etats-Unis. La stabilité du dollar dépend donc aussi, désormais, de Pékin.
Les pays européens se sont dotés de l’euro pour rivaliser avec le dollar dans l’attraction des capitaux, au lieu de servir à partager et se codévelopper[5]. Cela mine leur modèle social, aggrave chômage, retards technologiques, cancer financier et hémorragie de capitaux. Mais la colère sociale gronde, même au Royaume-Uni où elle a été si longtemps refoulée, poussant le besoin d’une autre utilisation de l’euro.
Pays émergents et en développement souffrent le plus de la dictature du dollar et de la politique monétaire américaine. Les BRICS, pour s’en émanciper, aspirent à un instrument monétaire commun, défiant le FMI. De quoi interpeller les Européens.
La révolution écologique exige un changement de paradigme, celui du profit et de l’accumulation. Elle résulte de l’extension du système capitaliste au monde entier qui met en cause la survie de notre niche écologique. Paul parlait de « la tragédie des fins de cycle long » ! Une crise protéiforme fait rage, suscitant des majorations de coût et appelant d’immenses besoins de reconversion fondamentale des productions. Les migrations de survie exacerbent les besoins de services publics et d’institutions de co-développement. Mais les intérêts dominants résistent frénétiquement. Illusionnant sur le « capitalisme vert », leurs mesures de correction s’appuient sur les marchés et respectent la domination du système capitaliste, faisant grandir anxiété et protestation dans tous les milieux.
Depuis 2008, la crise de ces réponses capitalistes fait rage
Les poussées périodiques d’insuffisance de la demande globale ont pu être, plus ou moins, compensées par les endettements publics et privés. Mais, dès 2007-2008, éclatent des crises de surendettement puis une première récession mondiale. Contrairement aux années 1930, des soutiens publics ont empêché une déflation catastrophique. Les achats bancaires massifs d’obligations d’État, appuyés par les Banques centrales, ont surtout servi à regonfler les marchés financiers et à aider des investissements réels contre l’emploi. D’où, dès 2019, le retournement vers une autre récession mondiale précipitée par la pandémie de la COVID en 2020.
Les États ont alors « quadruplé » leurs interventions, accentuant les endettements publics, grâce à une création de monnaie des banques centrales comparable, en deux ans, à celle des dix années précédentes.
Avec une reprise de rattrapage, l’inflation financière est repartie de plus belle. Les pénuries d’énergie, dues à l’odieuse guerre en Ukraine et aux spéculations, celles des composants, due à la désorganisation mondiale des chaines d’approvisionnement et d’activité, celles d’emplois et de qualifications, dues à l’obsession de rentabilité, ont fait ressurgir l’inflation des prix à la consommation. Elle reflète la suraccumulation, l’inefficacité de l’offre, le manque de services publics.
Ne sachant, face à l’inflation, que « refroidir » la demande, les banques centrales ont relevé les taux d’intérêt, faisant chuter les cours des obligations publiques déjà émises. Des banques, goinfrées de ces titres et ayant prêté à tout va, chancèlent.
Les banques centrales sont face à un dilemme. Poursuivre la hausse des taux précipiterait une récession, déjà effective en Allemagne, tandis que s’essouffle la reprise chinoise, et elle mettrait à mal l’immobilier. Mais une baisse rapide des taux enflammerait les marchés financiers.
Sûrs que les banques centrales sont obligées de conjurer tout effondrement, les marchés financiers ne désarment pas, préemptant d’immenses potentiels de création monétaire, lesquels pourraient, au contraire, servir à codévelopper les humains et protéger la vie sur terre.
Les Etats-Unis, protectionnistes, s’appuient sur l’OTAN, regonflée par la guerre, pour pousser leur complexe militaro-industriel, contenir la Chine, aligner l’Europe. Ils s’appuient sur la crise écologique pour lancer des méga-plans de soutien au capital, au nom d’une « réindustrialisation verte », attirant plus que jamais l’argent. Les pays européens tentent de rivaliser sur ce terrain, dans une surenchère mortifère d’aides publiques aux profits et de déflation sociale, accentuant, qui plus est, la concurrence intra-zonale… Gare à l’euro !
Les propositions avancées par Paul, visant à maitriser et commencer à dépasser les marchés du capitalisme, sont d’une actualité brûlante :
1 – Le marché du travail avec la sécurité d’emploi ou de formation, but et moyen de sortie de crise.
2 – Les marchés monétaires et financiers avec un nouveau crédit bancaire, incitatif à la création d’emploi et à la formation, pour les investissements réels, matériels et de recherche avec des Fonds régionaux de bonification sélective d’intérêt et un pôle financier public élargi de nationalisations bancaires ; avec une BCE refinançant sélectivement ce crédit et un Fonds d’expansion des services publics sollicitant sa création monétaire ; avec une refondation du FMI et de la Banque mondiale et la promotion d’un nouveau DTS comme monnaie commune mondiale alternative au dollar.
3 – le marchés de produits et services avec de nouveaux critères de gestion et une refonte écologique et culturelle des productions ;
4 – le marché mondial avec des coopérations de co-développement et une expansion commune des services publics et des biens communs à toute l’humanité.
[1] Marx a analysé qu’au fondement des crises de surproduction que connait le capitalisme, tous les 7 à 11 ans, il y a la suraccumulation de capital : un excès de capital global, relativement au profit global réalisable, qui interdit au capital additionnel un profit suffisant. Une partie du capital global doit alors se valoriser à taux réduit. C’est une dévalorisation conjoncturelle. Avec l’analyse « systémique » et celle des cycles de 48 à 60 ans du capitalisme, dits « cycles Kondratieff », Paul Boccara a mis en lumière le processus de suraccumulation durable du capital : le rapport « capital accumulé / valeur ajoutée produite » s’élève, renvoyant à l’élévation du capital accumulé relativement au profit global réalisable, au travail salarié et aux limites de la population exploitable. Depuis les années 1790, le capitalisme a connu quatre cycles Kondratieff.
[2] Il s’agit, à chaque fois, d’une transformation marquante du système, comme l’a montré Paul Boccara, « avec une modification des règles du marché, du jeu du régulateur du taux de profit et l’avènement d’une nouvelle structure sociale ».
[3] Cela conduit à postuler que le type historique de régulation du système capitaliste – par le taux de profit via les prix de marché – est définitivement enrayé et qu’il n’y aura plus de cycle Kondratieff. Autrement dit, le moment est venu de chercher à commencer de dépasser ce système.
[4] Initié sous le mandat du président américain Nixon en 1971-1973, relancé en 1979 (choc Volker) et accentué sous le mandat du président américain Reagan en 1980-1982.
[5] La force de son taux de change est prétendument assurée par la destruction de leur modèle social censée contenir leur endettement, la baisse obsessionnelle du « coût du travail » sensée assurer la compétitivité de leurs produits et des taux d’intérêts sensés rendre plus attractifs les placements en euro qu’en dollar.