Je vais commencer mon propos par deux faits.
Le premier : quatre textes en 1982 revisitent le droit du travail, les lois Auroux qui « feraient » entrer la « démocratie » dans le monde du travail… dans les faits, ces lois sont mises en place suite à une volonté du patronat d’encadrer le calendrier des luttes. (lois Auroux : relative aux libertés des travailleurs, négociation annuelle, expression directe des salariés, mise en place des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT)…
Le second : à la suite du plan chimie lancé en 1982 par l’État, une vaste restructuration de ce secteur qui avait été nationalisé a lieu. C’est par un décret du 24 décembre 1987 que Rhône-Poulenc est autorisé à céder la totalité de ses participations dans le capital d’Orogil à la société américaine Chevron Chemical Company.
J’intègre l’entreprise en 1992 au poste de secrétaire, statut intérim suivi d’un CDI, à l’avenant 1-employé. Là je découvre, que dans l’entreprise, il y a deux régimes d’accords : pour les salariés ex-Rhône-Poulenc et pour les nouveaux embauchés, à qui d’autres accords s’appliquent, moins-disants socialement. Exemple : la retraite chapeau pour les ex Rhône-Poulenc, financée entièrement par l’employeur (régime à prestations définies) qui garantit un niveau global de retraite pour ses salariés.
Les dégâts de la rentabilité
D’ailleurs, qu’est-ce que Chevron ? groupe mondial pétrolier américain. Aujourd’hui plus de 60 000 salariés, présents sur tous les continents. Au début du XXe siècle, la loi anti-trust aux USA a morcelé les quelques grands groupes pétroliers en plusieurs compagnies. Je peux vous dire qu’aujourd’hui, au XXe siècle, le groupe Chevron est redevenu ce qu’il était.
Le rythme des fusions-acquisitions, qui se font quasi tous les 10 ans, a aussi rythmé les modifications des conditions de travail et d’organisation des salariés. [Chevron-Phillips, Chevron – Texaco, rachat Paramins à Lubrizol). Tout ça en parallèle à l’évolution, au bouleversement de la révolution technologique et informationnelle.
Évidemment, l’objectif de ces acquisitions-fusions a toujours été assumé : augmentation de la rentabilité et, de fait, garder une enveloppe constante de « rémunérations » des salariés. Ce qui est valable pour l’ensemble du secteur. (exemple de Total qui a aussi connu des découpages par des filialisations. Et ce secteur de la chimie est un secteur à la pointe de la révolution technologique et informationnelle (et lorsqu’un site ne l’est pas il faut se poser la question de son devenir…). Toutes les décennies, introduction par vague de nouvelles technologies.
Dans un système économique qui cherche à économiser de l’humain dans le processus de production et de recherche. On pourrait attendre de ces évolutions technologiques un allègement de la charge de travail. Sauf que ce qui prime c’est la recherche d’efficacité maximum, associée à des réorganisations qui font reposer la responsabilité de la finalité du travail, et non plus de sa propre exécution, jusqu’au plus petit coefficient.
Dans la branche chimie, la recherche de la rentabilité a conduit à l’externalisation de services, informatique, gestion paie, bureaux d’études, entretien des locaux, services de sécurité, remplacement du personnel par de l’intérim… et donc hors la convention collective et aussi des accords entreprise.
Ce que j’ai vécu, par contre, comme syndicaliste, déléguée syndicale et secrétaire du CCE, ce que mon syndicat porte, c’est la volonté farouche de la sécurité au travail, ce qui veut dire : jamais un salarié seul à son poste de travail, un outil de travail entretenu, des procédures strictes en cas de dépotage, des procédures immédiates de dépollution, et ces procédures validées par les organisations syndicales et pas par la direction américaine, une ouverture/une visite de l’usine organisée pour les habitants proche du site… et tout ça n’a été arraché que par la lutte, et un rapport de forces constant entre l’organisation syndicale, les salariés et les directions d’entreprises.
Ce rapport de forces créé a aussi permis que le ratio entre personnel entreprise et extérieur soit pérenne, voire en réinternalisant des services (informatique…). Quand je dis rapport de forces, je dis construction de la revendication, luttes sur ces revendications par la grève pour préserver et obtenir de nouveaux conquis spécifiques à l’entreprise. Tout en faisant le lien avec les luttes nationales.
La formation, clé de la réussite de la révolution informationnelle
L’évolution des technologies, la révolution informationnelle sont portées par un fantasme du capitalisme que le robot allait remplacer l’humain. Le système de la modélisation dans le secteur de la recherche, plus d’accidents au travail… (rachats par Air liquide de sites industriels faisant passer le nombre de salariés de 150-200 à 4, mais plus sur site, car pilotage à distance avec une sécurité industrielle du site par drones).
Par exemple, quand la norme européenne REACH a été travaillée, Chevron a mandaté le directeur de l’usine de l’époque pour faire du lobbying en tant qu’expert. REACH, c’est le règlement européen qui est entré en vigueur en 2007 pour sécuriser la fabrication et l’utilisation des substances chimiques dans l’industrie européenne. À l’époque, dans mon service, on a été amené à travailler sur ce dossier pour voir l’impact et les contraintes sur nos procédures de travail. Et donc sur quelles mesures il fallait peser pour qu’elles nous correspondent et qu’elles soient le moins contraignantes pour l’entreprise. Donc l’objectif était clairement assumé que les mesures n’aient pas de portée environnementale ou ne soient pas plus protectrices pour les salariés et la population, mais qu’elles soient en définitive les moins contraignantes pour la commercialisation et le transport des produits. Et ce lobbying a été réussi.
Pour continuer sur l’évolution des technologies et la révolution informationnelle, la mise en œuvre n’est possible que si on y associe de la formation professionnelle, initiale et continue. Et parce que nous en étions conscients dans mon syndicat, par exemple, quand nous avons négocié fin 1999 les 35 heures, nous avons construit le cycle de travail pour les salariés postés en y intégrant une journée de formation. Il a quand même fallu une grève et on y est arrivé.
Sur la branche, aujourd’hui, comme le rapport de forces est différent, la volonté affichée de concurrencer les diplômes, d’État et donc à valeur nationale, par les certificats de qualification professionnelle est assumée par le patronat.
Je vous ai dit en introduction, que j’avais été embauché comme secrétaire. Ma formation professionnelle initiale, c’est un niveau deug de droit, une formation d’assistante de direction par l’AFPA. Et aujourd’hui, je suis technicienne qualification et homologation dans la recherche et le développement. En fait, je me suis approprié la sécurité d’emploi ou de formation. J’ai eu des périodes de chômage, pendant lesquelles j’ai été formée. Chez Chevron, j’ai bénéficié d’une formation en interne avec les salariés qui ne demandaient qu’à partager leurs connaissances. Et en externe, j’ai suivi une formation dans un lycée technique professionnel, formation construite conjointement avec la Chambre de commerce et d’industrie du Havre et Chevron. Et une formation par l’ENSPM à l’IFP, L’École nationale supérieure du pétrole et des moteurs à l’institut français du pétrole.
La sécurité d’emploi ou de formation, ça m’a construite. Ça a participé à la construction de mon identité dans ce monde.
La formation professionnelle dans notre monde capitaliste est toujours fonction de l’employabilité des individus. Alors que la sécurité d’emploi ou de formation nous retire du lien de subordination. Et, pas que. Ça m’a émancipé en tant que femme. Accéder à un métier très genré masculin. Être une femme syndicaliste dans un syndicat d’une entreprise avec des emplois, genrés masculin pour la production, genrés féminin pour l’administratif.
La formation professionnelle repose aujourd’hui sur le principe de la monétarisation au lieu de libérer du temps. C’est un enjeu de société.
Et puisque le sujet de notre table ronde traite du diagnostic et des enjeux d’issues à la crise, un dernier point concernant la crise de 2008. En réalité, l’impact a commencé à être vu dans ma boite en 2010, et encore. Quid de la crise qui s’annonce aujourd’hui ? tout va bien chez Chevron. Impact covid ? dans la branche, accroissement du recours à l’activité partielle. Chez Chevron, record de bénéfices. Impact augmentation du prix de l’énergie ? Dans la branche, des entreprises ont eu recours au chômage technique pour revendre leur énergie ! Aujourd’hui, les perspectives économiques de branche sont en progression.
Et pour coller à l’actualité, en sortie de covid les luttes pour les salaires ont été un levier pour la mobilisation contre la réforme des retraites, et aucun doute que demain les luttes pour les salaires vont reprendre.