Des recherches sur l’anthroponomie à la perspective d’une nouvelle civilisation

Catherine Mills
maîtresse de conférences honoraire à l’université de Paris – Sorbonne

Les dernières œuvres de Paul Boccara Pour une nouvelle civilisation, Neuf leçons sur l’anthroponomie systémique referment la boucle ouverte dès ses premiers travaux et débouchent sur des horizons de dépassement.

I. L’ouvrage Pour une nouvelle Civilisation ouvre la voie pour de nouveaux travaux et luttes pour la construction d’une nouvelle civilisation.

1.Paul Boccara définit le concept de civilisation à partir de l’histoire de la pensée,

où il repère trois ensembles constitutifs d’une civilisation : relations sociales entre êtres humains ; produits et moyens matériels ; idées et culture. Paul présente notamment des références du XIXe au XXIe siècles. En 1845-1846, Marx et Engels écrivent dans L’idéologie allemande : « Ces trois moments, la force productive, l’état social et la conscience peuvent et doivent entrer en conflit entre eux […]». Victor Hugo déclare : « la religion, la société, la nature… Ces trois luttes sont en même temps ses trois besoins ; il faut qu’il croie, de là le temple ; il faut qu’il crée, de là la cité ; il faut qu’il vive, de là la charrue et le navire […] » (Les travailleurs de la mer, 1866). Freud écrit dans L’avenir d’une illusion : « la civilisation comprend tout le savoir et le pouvoir qu’ont acquis les hommes afin de maîtriser les forces de la nature et de conquérir sur elle des biens… toutes les dispositions nécessaires pour régler les rapports des hommes entre eux ». Gramsci, dans Qu’est-ce que l’homme ?, se réfère aux trois éléments constitutifs des civilisations, rapports entre les hommes, technique et conscience. (Cahiers de prison). Pour Claude Lévi-Strauss « tous les hommes possèdent un langage, des techniques, un art, des connaissances positives, des croyances religieuses, une organisation sociale économique et politique ». (Anthropologie structurale, II).

2. Paul Boccara montre que la crise systémique actuelle du capitalisme, bien plus qu’une simple crise économique, est une crise de civilisation.

Il ouvre sur des perspectives de dépassement du capitalisme mondialisé pour aller vers « une nouvelle civilisation de toute l’humanité ». Cela concerne le marché du travail avec la proposition d’une sécurité d’emploi et de formation. Cela concerne le marché de la monnaie et de la finance avec une autre création monétaire et financements. Paul avance simultanément la perspective de dépassement du libéralisme, ce qui exige de nouveaux services publics et institutions, de nouveaux pouvoirs. Cela implique des transformations sociétales concernant les rapports entre les hommes et les femmes, les jeunes, les personnes âgées, etc. L’ouvrage recherche une issue à l’exacerbation des conflits et des dominations : fermeture des civilisations ou ouverture. Il souligne les risques d’effondrement concernant particulièrement le réchauffement climatique. Paul Boccara montre la portée systémique des luttes environnementales, leur potentiel de rassemblement des luttes sociales, sociétales, politiques, et leurs débouchés pour une nouvelle civilisation de toute l’humanité.

II. Le dernier ouvrage de Paul Boccara Neuf leçons sur l’anthroponomie systémique définit le concept d’anthroponomie, recherché dès ses premiers travaux et élaboré en 1983.

Le Système anthroponomique de la regénération humaine sociale (et non «régénération») concerne la transformation des hommes eux-mêmes. Anthroponomie vient de anthropos = humain et nomos= règles. Paul présente quatre moments du système anthroponomique, de la naissance à la mort.  1)Le moment parental concerne la famille, l’éducation. 2)Le moment anthroponomique du travail. 3)Le moment politique. 4) le moment informationnel avec notamment la transmission de l’information au-delà de la mort. L’anthroponomie est décisive pour le changement de la société dans son ensemble, y compris celui de l’économie. Le système anthroponomique comprend la structure, l’opération de transformation, la régulation, qui entraîne non simple répétition des opérations, mais renouvellement de la transformation, à partir d’une nouvelle opération. Il n’y a pas seulement « reproduction » des êtres vivants, mais croissance, changement et problèmes, cela présente un aspect conflictuel et dynamique. Les systèmes vivants sont des systèmes ouverts, traversés par un courant d’énergie (Henri Laborit, L’inhibition de l’action). La régulation renvoie à des processus de rétroaction ou feedback positif ou négatif, selon que le processus initial soit renforcé dans le même sens ou au contraire corrigé.

Le moment anthroponomique du travail participe à la regénération humaine.

Paul Boccara analyse l’aliénation du travail mais aussi le processus de désaliénation, émancipation du travail. Chez Hegel, l’aliénation avec la dialectique du maître et de l’esclave revêt une dimension anthroponomique fondamentale, le travail aliéné. Le jeune Marx développe l’analyse de l’aliénation dans le travail. Le travail salarié est acheté contre de l’argent. L’ouvrier dans son travail mortifie son corps et ruine son esprit. Son travail n’est pas volontaire mais contraint. « Le travail de l’ouvrier ne s’appartient pas à lui- même mais appartient à un autre ». Mais c’est aussi l’idée d’une émancipation du travail comme contrainte et aliénation, au profit d’une activité libre. Dans les Manuscrits de 1844, Marx écrit « l’activité libre, consciente, est le caractère générique de l’homme ». Il reprend des conceptions de Hegel, mais aussi de Feuerbach sur le caractère sensible de l’homme et la conscience, le travail se rapporte à l’être humain qui souffre, qui est passionné, à l’opposé de l’être de pensée de Hegel. Marx indiquait dans ses Notes sur James Mill que dans la production, chacun comme homme (à l’opposé du travail aliéné), s’affirme lui-même, en même temps qu’il affirme l’autre. Plus tard, dans Le Capital, il y a des avancées sur la perspective d’une forte réduction de la durée du travail, avec une activité libre au-delà du travail. Pour la vulgate marxiste-léniniste, le travail reste au centre de la vie. Le Capital souligne l’intervention dans le travail de l’homme, de la conscience du but ou du résultat, et avance l’idée de l’anthroponomie en affirmant concernant le travail productif : « en même temps qu’il agit par ce mouvement sur la nature extérieure et la modifie, il modifie sa propre nature, et développe les facultés qui y sommeillent ». Marx considère les luttes ouvrières, les luttes pour le communisme, contre la domination de la propriété privée. Cependant les efforts de Marx sur l’anthroponomie pour dépasser le travail lui-même restent inachevés, il accorde encore une place trop centrale à la suppression de la propriété privée par la transformation politique. Certes les Manuscrits dénonçaient déjà le communisme grossier qui ne voit que la propriété et la répartition des richesses, alors que le centre du communisme doit être le développement de l’activité libre, personnelle, de l’essence humaine. Dans Le Capital, c’est surtout le fameux texte sur le « royaume de la liberté », situé au-delà du « royaume de la nécessité » soit du travail productif. Paul Boccara cherche à dépasser les béances de Marx, et rompre avec la tendance à hypostasier le travail comme créateur de l’homme. Il montre que le dépassement du travail ne se réduit pas à sortir de « la » logique économique, identifiée par certains auteurs, comme André Gorz, de façon indépassable à celle du capitalisme. (Métamorphoses du travail, quête du sens). Celui-ci recherche la rupture avec la logique économique capitaliste, mais non une autre logique économique.

La crise d’identité au travail, la crise anthroponomique du travail montent dans la crise systémique. Cette crise réside notamment dans l’écart devenu criant entre le but idéal du travail et sa réalité effective. Cela engendre la souffrance au travail et l’exigence de nouvelles règles anthroponomiques et économiques. Paul montre l’historicité du travail à la différence de l’école parisienne de la régulation qui majore les analyses de l’organisation du travail et se focalise sur le taylorisme, au détriment de l’histoire réelle, en négligeant l’opération de transformation technologique et ses conséquences sur la régulation. Taylor, c’est la fin du XIXe, alors que la crise systémique de l’entre-deux-guerres est le passage au néo- taylorisme. C’est aussi l’appel à l’idée de « fordisme », avec la prétendue montée des relations humaines, loin de la critique des sociologues du travail. La dialectique moyens matériels (technologies) et travailleurs.ses. Dans Le Capital, Marx montre que la machine-outil, remplaçant la main, est au cœur de la révolution industrielle. Paul Boccara, dès La mise en mouvement du capital, généralise à toutes les transformations technologiques, l’automatisation, le remplacement complet de la main, et les débuts de la révolution informationnelle, avec le remplacement de certaines fonctions du cerveau et la montée de nouvelles tâches informationnelles (formation). Marx discernait le côté négatif de l’aliénation au travail, liée au caractère étranger du travail, dirigé par le maître et les moyens matériels, et son côté positif avec le développement des forces productives, notamment du travail salarié. Cela prépare un dépassement, à la fois par ce que le travail a d’intolérable et aussi par son enrichissement. De nos jours, c’est l’articulation entre la crise du système économique et la crise anthroponomique du travail ; la montée du chômage, de la précarité, résulte du maintien des structures et régulations capitalistes. Mais monte aussi l’exigence de dépassement. La révolution informationnelle fait monter la possibilité d’un autre type de progression de la productivité, avec l’économie de moyens matériels, de travail passé et le développement des dépenses humaines. Cela appelle le dépassement du travail et la progression des activités informationnelles (formation, etc.). Mais c’est aussi la contradiction entre le besoin de formation et le freinage de la formation, avec les exclusions. Pour sortir des logiques dominantes et dépasser les critères de rentabilité capitalistes, Paul Boccara promeut l’intervention des salariés dans les gestions avec de nouveaux critères de gestion d’efficacité sociale. La gestion n’appartient pas au seul domaine économique et se situe à l’interface avec l’anthroponomie. Cela s’oppose aux illusions des sociétés étatistes et à ceux qui ne voient d’autres critères que les critères capitalistes. Cela appelle la créativité d’un processus long de dépassement avec un nouveau rapport entre partage et marché. Il ne s’agit pas d’une pure abolition de l’aliénation mais d’un dépassement. Le dépassement du travail pour l’issue à la crise de créativité, exige une éthique de l’intercréativité. Cela ne supprime pas la conflictualité, la contradiction, mais l’antagonisme et la monopolisation.

Le moment informationnel

Dernier moment crucial pour la regénération, il réamorce le cycle de la regénération. C’est la relation aux morts, desquels vient la plus grande partie de notre information. Au-delà de la mort, l’information est conservée pour la nouvelle génération. Identification / symbolisation. L’analyse ne se réduit pas à la symbolisation qui ramène l’information humaine au langage, et enferme dans notre type de société en bloquant une nouvelle créativité. L’identification développe le psychisme humain, elle peut être caractérisée par l’unité mère/enfant, où le psychisme de l’enfant est identifié à celui de la mère. La désidentification d’avec la mère fait émerger la symbolisation, mais l’identification ne disparaît pas. La créativité artistique est liée à l’identification. Cela renvoie à la dialectique conscience/inconscient, très importante dans l’issue à la crise actuelle. Un dualisme raison/cœur traverse l’information humaine. Le dualisme classique est critiqué par la protestation romantique qui peut être réactionnaire (idéalisation du Moyen-Âge), mais elle a aussi une portée révolutionnaire contre une société positiviste et trop raisonnable. Au XIXe siècle, Fourier place les passions au cœur de son système, Feuerbach critique Hegel au nom de l’homme souffrant. Marx se rattache par tout un côté au romantisme ; au début des années 1840, il était feuerbachien, insistant sur l’homme souffrant et passionné. L’anthroponomie revient, en un sens, vers ce dernier. Dans les Manuscrits de 1844, Marx considère que l’homme manifeste ses capacités humaines en faisant le bonheur de l’autre, et tire de cette action son propre bonheur. Mais de nos jours, certains auteurs reconduisent la prédominance du « penser » sur l’« aimer ». La pensée structuraliste privilégie les relations sociales (avec la symbolisation et le langage). Le néo-structuraliste Habermas, (Théorie de l’agir communicationnel) introduit en partie l’opération avec l’agir, cependant cela tend non à transformer, mais à renforcer la structure.

Un processus historique d’aliénation – désaliénation.

Feuerbach, dans L’essence du christianisme, montre que dans la religion l’homme place hors de lui sa propre essence, ses capacités créatrices, et se considère comme la créature de Dieu. Dans Pensées sur la mort et l’immortalité, il présente dans une perspective matérialiste la vraie immortalité de l’homme, la survie informationnelle de son apport, une forme de « résurrection des morts », une réponse à l’angoisse devant la mort. Durkheim dans Les formes élémentaires de la vie religieuse saisit le rôle de l’émotion et de l’identification ; la raison ne suffit pas, le sacré a une tout autre valeur que le profane, avec une relation d’amour mais aussi de crainte.

Crise informationnelle et dépassement.

L’excès de spécialisation, la coupure entre sciences de la nature et sciences de l’homme, mises en grande difficulté, l’insuffisance éthique, conduisent à des poussées régressives, avec des intégrismes religieux. On est passé des idées sur la mort de Dieu (Jacques Nathanson) à celles de la revanche de Dieu (Gilles Kepel). Mais monte aussi la nécessité d’un dépassement, d’une autre éthique, d’une inter-créativité, une auto-direction, la participation de tous à la créativité, une revalorisation de l’identification et de la félicité pour une autre vie. Georges Balandier soutient que notre civilisation actuelle est dans une certaine mesure inhumaine et doit être civilisée. Paul Boccara précise l’idée de civilisation pour une nouvelle créativité. Il ne s’agit pas d’opposer une pensée émancipée, désaliénée, qui serait la Raison, la symbolisation, et une autre pensée qui serait du côté de l’archaïque et des ténèbres. Il y a une double dimension de l’homme ; loin de la cantonner à la raison ou symbolisation, il faut prendre en compte l’identification qui ne se réduit pas à l’émotion. Le besoin d’une réponse à l’angoisse de mort implique une insertion dans d’autres domaines que celui de la raison. La crise de civilisation débouche sur la confrontation entre l’Occident, l’Orient et le Sud, et aussi les besoins de dépassement. Cette crise revêt actuellement une dimension anthroponomique fondamentale avec la difficulté d’avoir des lieux de parole pour dire la souffrance, les blessures, pour donner sens aux aspirations et à la vie. Les aspirations sont détournées : on consulte les gens concernés mais on ne les écoute pas, c’est une consultation intégratrice. La perte de sens liée à la parcellisation fait perdre le sens du tout, d’où le besoin de se raccrocher à un tout pour une vision systémique. Des lieux de créativité devraient répondre au besoin d’intervenir pour créer. Il ne s’agit pas de se sacrifier pour les générations futures, mais de répondre aux aspirations de chacun-e. L’éthique au nom de l’autre, c’est encore la domination. Il faut que l’autre soit une fin pour lui-même, on doit lui faciliter d’accéder à sa propre créativité et à son autodirection. Paul nous invite à y aller, au risque de se tromper ; car il y a une béance formidable, et un appel !