Denis Durand
La remontée du chômage a des causes profondes, qui mettent en cause les logiques capitalistes à l’œuvre sur le « marché du travail ». Plutôt que de s’y attaquer, le gouvernement accentue la pression néolibérale sur les chômeurs, sur tous les salariés et sur les jeunes.
Depuis le deuxième trimestre 2023, le taux de chômage remonte : 7,1 % au premier trimestre 2023, 7,2 % au deuxième, 7,4 % au troisième. Le mouvement est encore modeste, mais on l’observe dans tous les pays développés.
Taux de chômage
Source : OCDE
Ce début de retournement est d’autant plus significatif que le taux de chômage au sens du Bureau international du Travail, qui sert aux comparaisons internationales, ne reflète qu’une partie de la réalité, comme le rappelle Gisèle Cailloux dans ce numéro.
En réalité, le chômage de masse n’a jamais disparu. En France, depuis vingt ans, le nombre de personnes touchées par le chômage, le sous-emploi, ou recensées dans le « halo du chômage » n’a jamais été inférieur à cinq millions, une personne en âge de travailler sur six !
Nombre de personnes « contraintes dans leur offre de travail »
Source : INSEE, enquête Emploi
On doit même voir là la cause principale des difficultés que rencontrent les économies développées, et particulièrement l’économie française. C’est l’insuffisance de l’offre (elle-même reflet de l’insuffisance de l’emploi et de la formation, en quantité et en qualité), au regard des liquidités dont les banques et les banques centrales ont inondé l’économie mondiale, qui explique la résurgence de l’inflation en 2021 et en 2022. Au lieu d’orienter l’argent vers les projets favorables à l’emploi, à la formation et à la recherche, les banques centrales ont alors réagi en resserrant brutalement le crédit, menaçant l’Europe d’une récession à laquelle elle aura bien du mal à échapper.
Ce sont ces perspectives qui rendent inquiétantes la remontée du chômage. Alors même qu’il fait l’hypothèse, plutôt optimiste, d’un petit redémarrage de l’activité au premier semestre 2024, l’INSEE prévoit que le taux de chômage va encore augmenter au début de 2024, jusqu’à 7,6 %. L’OFCE attend plutôt 7,9 % à la fin de l’année, la Banque de France 7,8 %.
C’est le résultat d’une tendance de fond : les créations d’emplois ralentissent alors que de nouvelles générations arrivent sur le marché du travail.
Le maintien sur le marché du travail des salariés touchés par le recul de l’âge de la retraite imposé par Emmanuel Macron va aggraver la situation, tandis que cesse d’augmenter le nombre de jeunes « sortant » des statistiques du chômage pour entrer dans des contrats d’apprentissage subventionnés sur fonds publics.
Mais fondamentalement, c’est la faiblesse de la conjoncture économique, particulièrement en Europe et en France, qui assombrit les perspectives de l’emploi. La Réserve fédérale et la BCE ont cessé d’augmenter les taux d’intérêt mais les effets du resserrement de la politique monétaire qu’elles ont amorcé en 2022 vont se faire sentir à plein en 2024. Le durcissement des conditions d’accès au crédit contribue à un recul du taux d’investissement des entreprises alors que se présente l’échéance du remboursement des prêts garantis par l’État qu’elles ont reçus en 2020. La tentative de remettre en vigueur le Pacte budgétaire européen, « suspendu » en 2020, dans une version encore plus intrusive pour peser sur les dépenses publiques, ne va pas arranger les choses [1].
L’obsession de la baisse du coût du travail affaiblit la demande dans le monde entier tandis que la dégradation des systèmes d’éducation, que la dernière enquête PISA diagnostique dans presque tous les pays, annonce un affaiblissement de l’offre pour les décennies à venir. Dans un monde que la révolution informationnelle est en train de restructurer en profondeur, l’« offre » dépend en effet, fondamentalement, des capacités créatrices des êtres humains.
Les « seniors » dans le collimateur
La poursuite attendue de la remontée du taux de chômage ne fait pas les affaires du gouvernement qui avait promis le « plein emploi », c’est-à-dire le maintien d’une « armée de réserve » de 5 % de chômeurs [2]. Il s’active donc pour montrer qu’il n’a pas abandonné cet objectif mais, sous prétexte d’améliorer le fonctionnement du marché du travail, il ne fait qu’en rajouter dans les mesures favorables au patronat, dans l’optique « néolibérale » qui impute aux chômeurs la responsabilité de leur situation. S’il voulait apporter de l’eau au moulin du Rassemblement national, il ne s’y prendrait pas autrement !
Ainsi, après les régressions sociales apportées par la réforme de l’assurance chômage et la création de France Travail, le ministre du Travail Olivier Dussopt annonce un « acte II de la réforme du marché de l’emploi [3] » qui consiste notamment à doubler les contrôles traquant les chômeurs soupçonnés de ne pas chercher d’emploi après une formation. Il parle de réduire les délais de recours en justice contre les licenciements.
Les « seniors », à qui le gouvernement vient d’infliger un report de deux ans de l’âge de la retraite, sont particulièrement visés. Le ministre les accuse d’abuser des ruptures conventionnelles du contrat de travail – refermant le piège tendu par la création de cette procédure visant à imputer aux salariés une partie de la responsabilité des suppressions d’emplois. De son côté, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire souhaite en finir avec les règles spécifiques d’indemnisation des chômeurs de plus de 55 ans.
Le gouvernement n’épargne pas davantage les jeunes, lorsqu’il s’attache avec constance à saboter l’enseignement professionnel public et à mettre la formation des travailleurs entre les mains des entreprises.
Tout cela, est-il dit, au nom d’un objectif : « 0 offre non pourvue ». Car c’est bien là ce qui préoccupe le patronat : alors même que le chômage remonte, la proportion des entreprises qui se plaignent de difficultés à recruter remonte dans la dernière enquête de l’INSEE sur le climat des affaires !
Ce n’est donc pas à combattre le chômage que vise Emmanuel Macron : c’est à pallier les conséquences, pour la rentabilité du capital, de la crise du marché du travail capitaliste. Plus les réformes néolibérales visent à le rendre efficace dans la satisfaction des besoins de main-d’œuvre, plus les faits révèlent que la logique consistant à traiter la force de travail humaine comme une marchandise n’est pas seulement génératrice d’effets sociaux délétères. En réalité, elle est de plus en plus inadaptée à une économie où prédomine le traitement des informations, et donc le besoin d’un libre développement des capacités d’initiatives des êtres humains, au travail comme dans tous les autres moments de la vie.
Aussi peut-on considérer que l’affirmation de la dignité des travailleurs dans de nombreuses luttes pour les salaires, pour l’emploi, contre les multiples formes contemporaines de précarité, et pour une autre utilisation de l’argent, peut être le ferment d’une émancipation graduelle du lien de subordination constitutif du salariat capitaliste. C’est aussi un enjeu d’efficacité économique. Cette observation vaut pour la France comme pour les autres pays, développés ou émergents.
C’est à répondre à cette exigence que vise la construction d’un système de sécurité d’emploi ou de formation, dont Frédéric Boccara évoque, dans ce numéro, des chantiers déjà ouverts ou susceptibles de l’être dès aujourd’hui.
[1] Voir Denis Durand, « Dette publique : face aux marchés financiers, construire une souveraineté populaire à partir des services publics », Économie&Politique, n° 828-829 (juillet-août 2023), https://www.economie-et-politique.org/2023/08/25/nous-ne-pouvons-pas-nous-contenter-de-desobeir-a-la-facon-derisoire-denfants-turbulents-aux-institutions-europeennes-nous-proposons-un-chemin-pour-obliger-ces/
[2] Voir Frédéric Boccara, « Réorganiser Pôle Emploi ou agir sur les entreprises ? », Économie&Politique, n° 826-827 (mai-juin 2023), https://www.economie-et-politique.org/2023/06/12/plein-emploi-de-precarite-ou-securite-demploi-et-de-formation/ .
[3] Les Echos du 15 décembre 2023.