Denis Durand
Nous ne pouvons pas nous contenter de « désobéir », à la façon dérisoire d’enfants turbulents, aux institutions européennes. Nous proposons un chemin pour obliger ces institutions, et principalement la Banque centrale européenne, à obéir aux citoyens dont elles gèrent l’argent, afin d’en faire des instruments d’émancipation contre la dictature des marchés financiers.
Les règles budgétaires européennes ont été faites pour inscrire l’euro dans une mondialisation financière soumise à l’hégémonie monétaire des États-Unis (voir dans ce dossier l’article d’Yves Dimicoli, « L’euro dans le vortex du dollar »). Il fallait convaincre les marchés financiers que l’euro serait, non pas « aussi bon que l’or » (cette prétention est le privilège du billet vert) mais « presque aussi bon que le dollar ». En somme, les critères de convergence, le Pacte de stabilité, et les dispositions successives qui se sont accumulées pour encadrer les politiques budgétaires des États ont pour objet de faire de Wall Street le juge suprême des politiques économiques en Europe. Celles-ci sont suspendues aux évolutions des taux d’intérêt.
Or, ce qui devait arriver est arrivé : les taux d’intérêt, restés proches de zéro pendant des années, ont remonté brutalement depuis le printemps 2022 et les États prennent le choc de plein fouet [1]. La Réserve fédérale des États-Unis, suivie tant bien que mal par la BCE, veut casser l’inflation provoquée par le mauvais usage – au service de la rentabilité financière et non de la création efficace de richesses – des milliers de milliards de dollars qu’elles ont injecté sur les marchés financiers et sur le système bancaire depuis 2008. Mais le premier résultat, avec des taux de rendement des obligations d’État à 10 ans qui sont passés, en France, de ‑0,3 % fin décembre 2020 à +3 % fin juillet 2023, est d’alourdir durablement les charges d’intérêt qui pèsent sur les budgets publics. Les intérêts versés par les administrations publiques sont passés de 28 milliards d’euros en 2020 à 39 milliards en 2021 et à 51 milliards en 2022. Ce n’est qu’un début : au fur et à mesure que les nouveaux emprunts, contractés aux taux d’aujourd’hui, remplaceront ceux pour lesquels l’État français avait bénéficié des taux d’intérêt très bas de la décennie précédente [2], le coût de l’endettement public va encore augmenter [3]. Aussi le pouvoir s’empresse-t-il d’en appeler à la compression des dépenses publiques (voir dans ce numéro l’article de Jean-Marc Durand, « Budget 2024 : à la recherche des milliards perdus ») !
Mais dans le même temps, une autre évidence, parfaitement contraire, s’impose : il faut plus de dépenses publiques ! Pour faire face aux crises économiques, comme celle du covid, et pour répondre à des défis de civilisation. Personne, ou presque, ne nie plus que l’atténuation et l’adaptation au réchauffement climatique exigent des investissements énormes, publics et privés, qui dépassent largement les ressources fiscales instantanément disponibles, même en imaginant qu’on prenne aux « riches » toute leur fortune. Même un économiste aussi conformiste que Jean Pisani-Ferry souligne, dans le récent rapport qu’il cosigne avec Selma Mahfouz [4], que « retarder au nom de la maîtrise de l’endettement public des investissements nécessaires à l’atteinte de la neutralité climatique n’améliorerait que facialement la situation, sans aucun bénéfice sur le fond » (voir dans ce numéro l’article d’Alain Tournebise « Un rapport de plus »). Mais il n’y a pas que l’urgence écologique : réparer les services publics de la santé, de l’éducation, de la sécurité publique, de la justice… apparaît de plus en plus vital pour préserver la société française de la désagrégation sociale et du chaos politique.
Les contradictions auxquelles se heurtent les politiques économiques sont ainsi portées à leur comble, et on peut en dire autant des tensions qui pèsent sur les règles budgétaires européennes. De fait, ces règles, en réalité, n’ont jamais été vraiment appliquées. Lorsque des États importants, comme l’Allemagne ou la France, s’en sont écartés, la Commission s’est empressée de regarder ailleurs. Et lorsque toutes les économies ont été confinées, en 2020, les règles ont été tout simplement suspendues, et de nouvelles procédures – comme la « Facilité pour la reprise et la résilience » qui finance le plan Next Géneration EU – sont venues compléter le financement des États membres, par un appel direct de l’UE au marché financier. Et pourtant, il est prévu qu’elles reviennent en vigueur à la fin de cette année.
Est-ce bien raisonnable, sachant que, selon le « consensus des économistes » évoqué par une étude récente de la Banque de France, ces règles présentent « des défauts bien identifiés : complexité, faible transparence, recours à des variables inobservables, procyclicité, efficacité très relative, faible appropriation par les États membres, soutien insuffisant à l’investissement, coordination imparfaite entre États [5] » !
Des règles budgétaires intenables
Il est donc acquis que ces règles doivent changer, mais dans quel sens ? Pour permettre une nouvelle efficacité économique, fondée sur le développement des capacités humaines ? Ou pour imposer, quoi qu’il advienne, les exigences des marchés financiers aux économies européennes ? Les gouvernements de l’UE, la Commission et la BCE ont fait leur choix.
La Commission a présenté le 26 avril des propositions visant à « assurer la soutenabilité des dettes à long terme tout en préservant la possibilité de stabilisation macroéconomique à court terme ». Pas question d’abandonner la norme des 3 % de déficit annuel et le plafond de 60 % de dette publique rapportée au PIB. Pire : le projet est d’imposer l’adhésion des États à la réduction d’un « agrégat de dépenses publiques primaires nettes » selon une « trajectoire de dépenses sur quatre ans » qui serait adoptée par le Conseil européen et deviendrait contraignante pour les États, à l’inverse des programmes pluriannuels actuels qui ne sont qu’indicatifs. Voilà des propositions qui conviennent très bien à Bruno Le Maire et à ses annonces d’un retour à l’austérité budgétaire dès le budget 2024, avec des coupes qui « toucheront toutes les sphères de la dépense publiques » (voir Jean-Marc Durand, « Vous avez dit Austérité… ? Non, J’ai dit austérité… éééé ! », Économie&Politique n° 826-827, mai-juin 2023, https://www.economie-et-politique.org/2023/07/11/vous-avez-dit-austerite-non-jai-dit-austerite-eeee/). Encore les propositions de la Commission sont-elles loin de recueillir l’unanimité puisque l’Allemagne et quelques autres pays en réclament de plus contraignantes encore.
Pourtant, tous ces gouvernements savent bien qu’ils devront y déroger, et qu’ils devront compter sur une création monétaire illimitée des banques centrales, dès que la prochaine crise économique menacera les profits des grands groupes, ou que la prochaine mégafaillite bancaire, à l’image de celle du Crédit Suisse au printemps dernier, devra être épongée par un recours aux fonds publics. D’ailleurs, malgré la remontée spectaculaire des taux d’intérêt, et malgré l’abandon progressif des mesures « non conventionnelles » de la politique monétaire (achats de titres, refinancements à long terme des banques) amorcé par la BCE dans le sillage de la Réserve fédérale des États-Unis, les politiques monétaires restent, prudemment, plus expansionnistes qu’avant la crise de 2008. Qu’importe ! ce qui compte, c’est de convaincre les marchés qu’en toutes circonstances les politiques économiques auront pour priorité la rentabilité des multinationales et des portefeuilles financiers.
Or, les dépenses concourant au développement des services publics n’ont pas de raison de dégager une rentabilité particulièrement élevée pour les créanciers. C’est pourquoi il est vain d’espérer trouver sur les marchés financiers les ressources nécessaires.
Alors, que faire ? Renoncer à financer le développement des services publics et exposer les sociétés européennes aux conséquences du changement climatique, aux épidémies, à l’insécurité, au chaos politique ? Pas question. Rêver d’un « État souverain » capable d’envoyer au diable les institutions européennes et de tenir tête tout seul aux marchés financiers ? Ce serait faire bon marché des transferts bien réels de souveraineté que la mondialisation financière a opérés des États vers les multinationales et les marchés. De quelles forces disposeraient 27 États jetés comme des fétus de paille dans le flux incessant des capitaux à la recherche de rentabilité, sans que les peuples aient leur mot à dire ? Les grands gagnants seraient Wall Street et le dollar.
Au fond, la crise de la construction européenne, et la crise globale de la civilisation capitaliste et libérale, nous obligent à plus d’audace : construire une souveraineté populaire sur l’utilisation de l’argent. C’est-à-dire créer progressivement, à partir de mobilisations convergentes autour de projets concrets, un rapport de forces capable d’imposer dans les faits à la BCE de consacrer une partie de sa création monétaire au développement des services publics dans les pays membres de l’UE. Cette construction peut commencer dans un pays – la France, par exemple – ou quelques pays, et s’étendre, potentiellement, à toute la zone euro, à toute l’Union européenne, et à des coopérations avec des partenaires au sud de la Méditerranée, en Asie ou en Amérique.
Il se trouve que les moyens financiers de cette construction existent.
Un fonds de développement économique, social et écologique solidaire européen
Depuis 2008, la BCE et les banques centrales qui, avec elle, constituent l’Eurosystème, ont acheté à leurs détenteurs (compagnies d’assurance, banques, fonds de placement, multinationales disposant de trésoreries abondantes…) des milliers de milliards de titres de dette émis par les États de la zone euro. Cet argent déversé sur les marchés financiers sans aucun contrôle démocratique a contribué à affaiblir les économies européennes, à priver les peuples de tout pouvoir sur son utilisation, et finalement à engendrer des risques d’inflation et de krach financier. Nous proposons que la BCE fasse l’économie de ce détour coûteux par les marchés financiers, et qu’elle finance plutôt un fonds de développement économique, social, écologique solidaire européen voué au financement de projets démocratiquement élaborés, décidés, réalisés et contrôlés, de façon décentralisée, dans les différents pays membres de l’Union européenne [6]. Ce Fonds serait une nouvelle institution intergouvernementale, dont le capital serait possédé par les États membres de l’UE au prorata de leur population.
Son activité consisterait à avancer les fonds nécessaires aux États et aux collectivités territoriales porteuses de projets de développement des services publics, sous forme de prêts à moyen ou long terme à taux faibles, voire négatifs, ou sous forme d’avances non remboursables. L’utilisation efficace de ces fonds garantirait qu’ils auraient pour contrepartie la création de richesses dans les territoires, et écarterait ainsi tout risque inflationniste.
Pour y parvenir, les avances du fonds doivent aller bien au-delà des dépenses appréhendées comme des investissements matériels dans la comptabilité publique et dans la comptabilité nationale : embaucher et former des enseignants, des infirmières, ou des inspecteurs des impôts engendre des gains d’efficacité considérables à long terme, tout autant que la construction d’un barrage ou d’un centre culturel.
Autrement dit, ce qui justifie le recours à l’emprunt, et à la création monétaire, pour le développement des services publics, ce n’est pas la nature des dépenses engagées à cet effet, comme prétend le faire la « taxonomie » européenne censée désigner les activités à encourager ou à bannir au regard de la lutte contre le changement climatique et ses effets. C’est leur capacité à engendrer des effets socialement et écologiquement utiles dans le futur. Une partie de ces effets prend une forme marchande dont une fraction augmente, in fine, les recettes publiques, tandis que la demande s’en trouve soutenue. Une autre partie améliore le bien-être de la population sans passer par l’échange de biens ou de services, ni par la distribution de revenus ; son effet sur la création de valeur ajoutée se manifeste de façon indirecte sous la forme d’une efficacité économique, sociale et écologique globale accrue à l’échelle de la société.
Ici, il convient de répondre à une objection politique et juridique : la BCE et les banques centrales nationales ont l’interdiction, aux termes des traités européens, d’apporter quelque forme de financement que ce soit à quelque organisme public que ce soit. En réalité, cette interdiction est déjà en partie contournée. En achetant des titres publics sur le marché secondaire (quantitative easing), les banques centrales ont facilité l’endettement public, même si c’est par des voies détournées et perverses puisqu’elles laissent aux marchés financiers tout pouvoir pour utiliser la monnaie créée à cette occasion. D’autre part, les traités eux-mêmes prévoient qu’un organisme public, s’il a le statut d’établissement de crédit, peut obtenir le refinancement de ses crédits par la BCE au même titre que les banques privées (article 123, paragraphe 2 du Traité sur le Fonctionnement de l’Union européenne).
Il ne serait donc pas nécessaire d’attendre une révision du traité pour que le Fonds européen puisse accéder aux financements monétaires de la BCE. Sa constitution pourrait même être amorcée dès le niveau national, en s’appuyant sur des institutions publiques telles que la Caisse des Dépôts et Consignations et BPI France, ou comme la Banque européenne d’investissement, qui peuvent dès aujourd’hui se refinancer auprès de la BCE. Les avancées obtenues dans ce processus créeraient alors les conditions politiques d’une abrogation des traités actuels et de leur remplacement par de nouveaux traités de coopération.
Une série de dispositions concourraient à introduire un pouvoir démocratique d’intervention des citoyens européens sur l’utilisation de l’argent créé par l’Eurosystème :
- un droit d’initiative à la disposition des élus locaux ou d’associations, qui auraient la possibilité de demander l’intervention du Fonds dans le financement de projets locaux en matière d’éducation, de santé, de culture, de transports ou de tous autres investissements contribuant au développement des services publics. Les instances de direction du Fonds seraient tenues de prendre en considération ces propositions et d’évaluer leur pertinence au regard de critères d’efficacité économique et sociale ;
- l’inscription, au programme de financement du Fonds, des projets prioritaires retenus dans des conférences locales, régionales nationales pour l’emploi, la formation et la transformation écologique et sociale, où tous les acteurs économiques et sociaux – syndicats, associations, élus, entrepreneurs locaux – mettraient au pied du mur les institutions publiques et privées – grands groupes, banques et institutions financières – pour contribuer à la réalisation d’objectifs collectivement élaborés, décidés et contrôlés en matière d’emploi, de formation, de création de richesses dans les territoires ;
- des fonds régionaux et nationaux pour l’emploi et la formation ayant pour fonction d’inciter les banques à financer des projets, publics mais aussi privés, répondant à des critères d’efficacité économique, sociale et environnementale à l’aide d’outils tels que des garanties d’emprunts ou des bonifications d’intérêts. Le Fonds pourrait participer à ces projets en en finançant une partie, aux côtés de banques privées ou publiques ;
- des pôles financiers publics nationaux ou européens mettant en œuvre des critères de financement opposés à ceux des marchés financiers. En France, un tel pôle public donnerait une mission cohérente, au service de l’emploi et des services publics, aux différentes institutions financières publiques existantes (Caisse des dépôts et consignations, BPI France, Banque postale, CNP, AFD, Business France…) au sein d’un réseau intégrant de nouvelles banques nationalisées et articulé aux réseaux mutualistes.
Les instances de direction du Fonds auraient l’obligation de prendre en considération les projets proposés à ces différents niveaux – local, régional, national – et au niveau intergouvernemental. Ainsi, l’organisation des pouvoirs au sein du Fonds doit être l’occasion de rompre avec l’inspiration fédéraliste qui contribue à éloigner des citoyens les centres de décision, et à placer les institutions européennes au service des marchés financiers. Elle peut matérialiser, à l’inverse, l’option d’une « confédération de peuples et d’États librement associés ».
[1] Voir Évelyne Ternant, « Quand les banques centrales font exploser la charge de la dette publique ! », Économie&Politique n° 822-823, janvier-février 2023.
[2] L’idée géniale, germée à l’Agence France Trésor, d’émettre des emprunts indexés sur l’inflation, n’a fait qu’accélérer le processus.
[3] Yves Dimicoli, « L’euro dans le vortex du dollar », op. cit, et Patrick Artus « Les taux d’intérêt réels à long terme proches aux États-Unis et dans la zone euro de la zone critique », Flash Économie Natixis n ° 426,, 17 juillet 2023.
[4] Jean Pisani-Ferry et Selma Mahfouz, Les incidences économiques de l’action pour le climat, France Stratégie, mai 2023.
[5] Carine Bouthevillain et Sandra Debu, « Vers un nécessaire renouveau des règles budgétaires en Europe :
la proposition de la Commission européenne, Bulletin de la Banque de France, n° 246/2, mai-juin 2023.
[6] La place manque, dans cet article, pour présenter en détail cette proposition. On se contente ici d’en signaler le sens politique. Pour un exposé complet, on peut se reporter à Denis Durand, « Financer l’expansion des services publics en Europe. Mobiliser la création monétaire de la BCE dans un Fonds de développement économique, social et environnemental européen », Note de la Fondation Gabriel Péri, 2017.