France/Allemagne : luttes inédites bloquées et urgence d’alternative européenne

Bruno Odent

Les grandes luttes sociales du printemps en France et en Allemagne contiennent un énorme potentiel de solidarités et d’alternatives à la poursuite d’une construction européenne façonnée par et pour le libéralisme. Il faut s’en saisir au plus vite car les extrêmes droites et leurs propositions national-libérales montent en puissance des deux côtés du Rhin, surfant sur l’immense malaise politique provoqué par le rejet des revendications populaires.

L’Allemagne et la France ont été traversées au printemps par des luttes d’une ampleur considérable dans les deux pays. Elles se sont heurtés des deux côtés du Rhin à un refus catégorique de céder aux revendications exprimées par des millions de citoyens et de salariés. Ce qui illustrent l’impératif besoin de subvertir ces obstacles pour mettre en place de tout autres modèles sociaux capables dans le respect du meilleur de leurs acquis respectifs, de dépasser les dominations régressives du capital si systématiquement appuyées par l’État fédéral allemand, comme par l’État républicain français. Dans un combat convergent pour une expansion des souverainetés syndicales et populaires qui peut (doit ?) devenir l’un des grands enjeux des prochaines élections européennes.

Des luttes exceptionnelles des deux côtés du Rhin

Deux mobilisations sociales majeures aux dimensions inédites, voire historiques ont touché la France et l’Allemagne quasiment au même moment en ce printemps 2023 : l’une contre l’allongement de deux ans du temps de travail avec le report à 64 ans de l’âge de départ à la retraite, l’autre contre les baisses de salaires provoquées par les records d’inflation mesurés ces derniers mois outre Rhin. Les deux mouvements ont permis d’enregistrer des victoires d’étapes, parfois importantes. Mais ils n’ont pu empêcher les passages en force des dirigeants des deux pays.

En France, le combat sur les retraites demeure un enjeu majeur. Face à un président de la République qui n’entendait rien céder sur une réforme dont on sait désormais qu’elle va contribuer à fragiliser encore davantage les comptes sociaux et donc à susciter de nouvelles amputations du montant des retraites ou (et) de nouveaux reports de l’âge de départ.

En Allemagne, quelques puissantes fédérations syndicales, comme le syndicat des services VerDi ou celui des métallos, IG Metall, ont obtenu des hausses spectaculaires, de 6 % à plus de 10 %, des rémunérations. Les épisodes de grèves d’une ampleur et d’une durée record, démarrés dès la fin 2022 dans la métallurgie, ont été plutôt bien compris et même soutenus, à la surprise générale, par le reste de l’opinion qui a participé au mouvement en quelques sorte par procuration, singulièrement cette partie devenue si importante des salariés précarisés pour qui le droit de grève est devenu fictif.

 Mais ces augmentations ont souvent été étalées dans le temps entre 2023 et 2024. Ce qui ne permet donc pas de couvrir entièrement les pertes subies par les travailleurs. D’autant qu’outre-Rhin, résultat des dérégulations et autres précarisations du monde du travail orchestrés ces deux dernières décennies, une majorité de salariés n’est plus couverte désormais par ces accords tarifaires (conventions collectives), dont la renégociation peut ouvrir la voie à de sensibles revalorisations salariales. C’est ainsi que globalement les salaires réels ont baissé en Allemagne de quelque 4,5 % en 2022, selon une enquête de l’office fédéral des statistiques Destatis. Avant une année 2023 qui n’est pas placée sous de meilleurs auspices.

Un énorme potentiel de convergences

La convergence entre les deux grands mouvements français et allemand s’est exprimé jusque dans la rue, des syndicalistes allemands participant à plusieurs grands rassemblements français. Frank Werneke, le président du syndicat allemand VerDi des services, dénonça une réforme Macron qui, comme celles qui ont ravagé le système de retraites allemand, donnait une fois encore le « mauvais exemple» en Europe en visant « le système par répartition » et en incitant les salariés qui en avaient les moyens à migrer « vers des assurances privées ».

Les syndicats français CGT et Solidaires ont lancé, de leur côté, plusieurs initiatives de soutien aux grévistes de la Deutsche Post, de la Deutsche Bahn (chemins de fer) ou de la fonction publique, acteurs de « mega-grèves » entre fin mars et début avril, selon les termes de la presse allemande. Les Français ont placé au cœur de leur démarche solidaire la hausse conséquente des salaires comme seule réponse possible à la hausse des prix, en lien avec la défense et le développement des services publics, à l’opposé des dérégulations néolibérales si fortement déployées par Bruxelles, Berlin et Paris.

Des points ont été marqués dans chacun des deux pays. Cependant, mis sur la défensive, le capital a réussi, de chaque côté du Rhin, à rester maître du jeu avec l’appui des deux États. Ainsi, en France a-t-il pu s’éviter un débat sur une vraie réforme du système de retraite dont les cotisations puissent être modulées en faveur de l’emploi, de la formation, des investissements utiles aux grands enjeux sociaux et environnementaux ; selon une transformation radicale indispensable à la survie et au développement du système par répartition, propulseur d’un tournant plus solidaire indispensable pour consolider les comptes de la Sécu et ne plus les laisser devenir otage toujours davantage de la rente financière.

En Allemagne, les luttes ont déclenché une campagne de stigmatisation des augmentations salariales, présentées comme responsables d’une hausse, dite de second tour, de l’inflation. Le gouvernement de coalition tripartite SPD/Verts/Libéraux du chancelier Olaf Scholz s’est employé à soutenir cet argument rabâché dans les media dominants. Jusqu’à l’illustrer en travaux pratiques par la mise en place d’un « programme d’aides publiques anti-inflation », fondée sur une incitation des entreprises à verser des primes exceptionnelles, jusqu’à 3 000 euros, à leurs salariés. En échange d’une suppression des prélèvements fiscaux et sociaux sur ces primes qui, on l’aura compris, présentent l’avantage de permettre de ne pas ou peu toucher aux salaires dont la hausse sensible est pourtant le seul moyen de combler les pertes de pouvoir d’achat si durement ressenties par l’ensemble des travailleurs.

Berlin et Paris se rejoignent ainsi dans des plans de soutien au capital et à une compétitivité financière des entreprises, faisant valoir une logique européenne identique. Laquelle les conduit à un refus catégorique de répondre favorablement aux aspirations populaires qui se sont pourtant si fortement exprimées de part et d’autre du Rhin. Ce qui ouvre un vaste champ politique à la demande d’une véritable alternative dans les deux principaux pays de l’UE et bien au-delà.

Ces revendications convergentes constituent un des points les plus solides d’une visée européenne alternative et révolutionnaire. On ne peut, ni en France ni en Allemagne, les priver de débouchés politiques, au niveau national comme à celui de l’Europe, sans prendre de risques considérables.

Le national-libéralisme est au bout des intransigeances françaises et allemandes.

L’inflexibilité parallèle des gouvernements Macron et Scholz face aux mouvements pour les retraites et pour les salaires alimente de très fortes analogies entre les situations politiques très dégradées de Paris et de Berlin. Dans les deux pays les extrême-droites (RN et AfD) en sont les grands bénéficiaires. Le risque de morcellement, voire de délitement d’une Union Européenne (UE) elle-même minée par son alignement néolibéral et atlantiste à la faveur de la guerre en Ukraine, est devenu encore plus prégnant.

En France, le RN de Marine Le Pen réussit à surfer sur le climat désenchanté né des passages en force du gouvernement Macron. Il se présente comme une sorte d’unique recours possible mêlant nationalisme et libéralisme, mortelles illusions sur la capacité d’une économie tricolore à s’émanciper du monde et exacerbation du racisme contre les migrants, ces boucs émissaires classiquement placés en face de toutes les frustrations. De possibles alliances avec la droite émergent comme dans d’autres pays de l’UE (Italie, Espagne, Danemark, Suède) et la banalisation d’un discours de haine de l’autre s’accentue sur fond de conquêtes de positions médiatiques, dans les fourgons de la galaxie Bolloré.

Mais c’est en Allemagne que la récupération par l’extrême-droite du climat politique délétère est devenue la plus spectaculaire. Le gouvernement tripartite (SPD/Verts/Libéraux), ne se contente pas de tout faire pour barrer la route à de véritables hausses de salaires, il a annoncé début juillet 2023, en présentant les grandes lignes de son budget pour l’année 2024, un retour rapide à l’austérité la plus draconienne et au respect de la règle d’or inscrite dans la constitution limitant à 0,3 % le déficit public. Les ponctions sur les dépenses publiques et sociales s’annoncent ainsi d’autant plus terribles que le budget militaire sera, lui, épargné et pourra continuer de croître comme prévu par les normes de L’OTAN (plus de 2 % du PIB) afin de faire de la Bundeswehr la plus puissante armée de l’UE.

L’AFD ne surfe pas seulement sur la dégradation du climat social provoquée par la forte hausse des prix alimentaires, des loyers, du coût de l’électricité sur un marché totalement libéralisé et pleinement conforme au dogme ordo-libéral. Non, la percée de l’AfD dans quelques élections locales et dans les sondages où elle est désormais mesurée à plus de 20 % en seconde position devant le SPD, tient, pour une part essentielle, à son rejet du soutien militaire à l’Ukraine. En divergence avec le consensus établi l’AfD nationaliste considère que ce conflit « n’est pas sa guerre », que celle-ci aurait été imposée à l’Allemagne par les États-Unis. En conséquence l’implication décidée par Berlin serait contraire aux intérêts nationaux allemands. Et l’AfD de réclamer la remise en route du gazoduc Nordstream 2, soulignant le soulagement que constituerait un retour de l’accès au gaz russe bon marché pour les entreprises et les particuliers.

L’argument des nationaux-libéraux allemands qui s’opposent aux livraisons de chars Léopard 2 et se prononcent pour un arrêt de combats qui ne concernent pas l’Allemagne, est hélas jusqu’ici bien davantage entendu que celui des pacifistes qui, avec Die Linke, dénoncent la guerre inter-impérialiste et demandent l’ouverture de vraies négociations de paix sous égide de l’ONU. Le discours de l’AfD fait d’autant mieux mouche que la crise de confiance politique s’étend. Une partie de plus en plus importante de la population se détourne ostensiblement des discours les plus convenus sur le respect de la ligne ordo-libérale comme sur le caractère « politiquement correct » de l’engagement allemand dans la guerre sous le commandement de Washington.