Le 20ème congrès de la Confédération autrichienne des Syndicats, un timide aggiornamento ?

Kevin Guillas-Cavan
économiste

Du 20 au 22 juin de cette année s’est déroulé le 20ème congrès de l’Österreichischer Gewerkschaftsbund (ÖGB, Confédération autrichienne des syndicats), l’unique confédération autrichienne. Celui-ci a été précédé par le congrès du Produktionsgewerkschaft (Syndicat de la production), la fédération des ouvriers et des ouvrières, ainsi que par les congrès des différentes tendances politiques qui constituent statutairement l’ÖGB[1].

Le fonctionnement de celui-ci est en effet aussi éloigné qu’on peut se le représenter de l’imaginaire de la Charte d’Amiens. Loin de revendiquer l’existence d’une « double besogne », l’ÖGB se concentre sur l’action pour le quotidien (salaires et conditions de travail principalement), laissant traditionnellement aux partis politiques (et notamment à la social-démocratie), l’ambition de transformation sociale.

La crise de la social-démocratie autrichienne et les tensions qui se sont accumulées entre celle-ci et l’ÖGB a amené cette dernière à initier le développement d’une ébauche d’un programme de transformation sociale un tant soit peu consistant. L’entrée de l’ÖGB, en tant qu’observatrice, au sein de la Fédération syndicale mondiale (FSM), décidée lors de ce congrès et justifiée par l’attachement à la neutralité autrichienne, illustre aussi ces bougés hors du traditionnel « partenariat social » et le début d’un débat idéologique plus dynamique au sein du syndicalise autrichiens.

Brosser les différentes questions développées dans le programme du syndicat dépasserait les limites de cet article et certaines d’entre elles sont si profondément ancrées dans le système institutionnel du capitalisme autrichien qu’elles nécessiteraient de longs développements pour de simples curiosités intellectuelles exotiques. Cet article se concentre donc sur quelques dimensions qui peuvent constituer des points de réflexion et de dialogue.

1.      La question salariale : changer tous les chiffres pour que rien ne change ?

Les débuts timides d’une réflexion sur la double besogne syndicale ne signifient évidemment pas que l’ÖGB délaisse la question salariale. Elle revendique désormais qu’aucune convention collective de branche ne prévoit des salaires inférieurs à 2 000 euros brut pour un temps plein, contre 1 700 euros en 2018. Il s’agit donc d’une simple mise à jour correspondant peu ou prou à l’inflation (17,3 % entre 2018 et 2022).

La confédération apparaît ne pas vouloir remettre en cause l’actuel mode de partage de la valeur ajoutée au nom de la sacro-sainte conservation de la compétitivité des entreprises exportatrices autrichiennes. Cela correspond à la pratique syndicale de ces 40 dernières années, souvent qualifiée de « corporatisme de l’offre »[2]. Dans le meilleur des cas, l’inflation est couverte dans la métallurgie qui ouvre le cycle des négociations, mais pas dans les autres secteurs Ainsi, le pouvoir d’achat dans la métallurgie est conservé mais s’érode dans l’ensemble des autres secteurs[3]. Globalement, la part des salaires dans la valeur ajoutée décroît de la différence entre l’inflation et le taux d’augmentation salarial moyen. Et même dans la métallurgie, celle-ci décroît car les augmentations ne reflètent pas les gains de productivité[4].

L’ÖGB apparaît beaucoup plus ferme sur la question de l’introduction d’un salaire minimum légal. Alors que les élections européennes approchent, il est bon d’avoir à l’esprit que l’idée d’un système de salaires minimums légaux européens ne fait pas l’unanimité au sein du mouvement syndical européen et qu’il nous faut convaincre dans notre classe aussi. Cette résistance très forte des syndicats autrichiens aux côtés des syndicats scandinaves explique probablement pourquoi la Confédération européenne des syndicats a abandonné lors de son congrès de Vienne en 2019 la revendication d’un salaire minimum légal européen qui figurait dans son Manifeste de Paris[5].

Si elle salue la directive européenne relative à des salaires minimaux adéquat comme « une initiative importante » et « un important progrès en direction d’une réduction de l’écart salarial entre les États membres pour lequel des standards minimaux unifiés et contraignants sont nécessaires », l’ÖGB rappelle que la tâche la plus importante pour la Commission européenne est d’agir pour que « le droit fondamental à la négociation collective soit assuré dans tous les pays » en « enclenchant des procédures judiciaires en cas de non-respect des dispositions contractuelles et en refusant les subventions aux entreprises qui ne relèveraient pas d’une convention collective ».

2.     Une sécurisation des trajectoires professionnelles systémiques mais toujours au service des entreprises capitalistes malgré quelques avancées

Traditionnellement, l’ÖGB se contente de revendiquer davantage de moyens pour la formation professionnelle et à exiger que les formations donnent droit, tout comme la formation initiale, à un bonus pour la retraite.

La prise en compte des effets de l’adaptation au changement climatique et de la décarbonation de l’économie amène désormais l’ÖGB à développer une réflexion sur la manière de sécuriser les transitions professionnelles qui repose sur quatre dispositifs :

  1. L’accroissement des moyens mis à disposition pour la formation continue afin de favoriser les transitions individuelles des secteurs en déclin vers les secteurs en tension ;
  2. Une réduction spécifique du temps de travail pour les secteurs en déclin permettant à ceux-ci d’absorber une part de la réduction de l’emploi ;
  3. Une extension du système de « prime de solidarité » pour permettre le passage d’un secteur à l’autre sans passer par la case chômage comme c’est le cas actuellement (voir encadré) ;
  4. Une garantie publique d’emploi dans les cas où les salarié·es se retrouveraient néanmoins au chômage et n’auraient pas retrouvé d’emploi à l’issue de leur formation longue.

Cette dernière mesure illustre la difficulté de l’ÖGB à penser un système qui serait guidé par les besoins et non par la rentabilité. S’il existe des besoins sociaux à satisfaire comme l’affirme à raison l’ÖGB, citant notamment le secteur du soin, du social et de l’éducation, alors la solution ne devrait pas résider dans des emplois temporaires assurés par des chômeurs et des chômeuses bénéficiant de la garantie d’État mais par la création d’emplois pérennes.

Il existe néanmoins quelques avancées, comme son soutien au modèle de la « carence de formation » qui permet aux salarié·es de demander à l’Arbeitsmarktsservice (AMS, Service du marché de l’emploi, l’équivalent autrichien de Pôle emploi) de financer une formation longue, jusqu’à un an à plein temps, sans contrôle sur l’utilité immédiate de cette formation, qui peut donc être entreprise à de pures fins de développement personnel ou de curiosité intellectuelle, ce que la droite aimerait abolir.

Encadré : Le modèle de la prime de solidarité

Celui-ci permet à une entreprise de proposer à ses salarié·es de diminuer volontairement leur temps de travail. Au moins la moitié de la réduction du temps de travail est prise en charge par l’AMS. En échange, l’entreprise s’engage à embaucher des chômeurs ou des chômeuses de longue durée pour couvrir la réduction du temps de travail complète. Le conseil d’entreprise et la direction peuvent évidemment négocier que l’entreprise prenne en charge une part des 50 % restants.

3.     Forte extension de la propriété publique mais remise en cause timide du taux de profit

Pourtant, le programme de l’ÖGB contient bien une ébauche de réflexion allant dans le sens d’un dépassement du capitalisme quand il évoque huit les secteurs « délivrant les services nécessaires à l’existence » (Daseinversorge) : le logement, la santé, le médico-social, l’éducation et la formation, l’approvisionnement en eau, le traitement des déchets et des eaux usées, les transports en commun et l’énergie. Ces huit secteurs sont considérés comme « n’étant pas faits pour le marché libre », ce qui rompt avec la formule du texte de congrès de 2018 qui appelait « à contrôler les mécanismes du marché libre ». Désormais, l’ÖGB appelle à la socialisation de ces secteurs qui doivent être « organisés, dirigés et gérés par la puissance publique ».

Dans le cas de ces « secteurs nécessaires à l’existence », l’ÖGB précise que la prise de contrôle par la puissance publique ne peut se limiter à un simple transfert de propriété. Ces entreprises doivent être gérées différemment. Cela appelle à une refonte de la loi sur les actions (Aktiengesetz). Celle-ci impose en effet aux entreprises nationalisées, régionalisées ou municipalisées d’être gérées comme des entreprises privées et de chercher la maximisation de leur profit pour leurs propriétaires publics.

Hors de ces secteurs « nécessaires à l’existence », l’ÖGB milite pour que la puissance publique adopte « une politique active de développement de leurs capacités d’organisation de la vie économie » en devenant actionnaire de l’ensemble des entreprises stratégiques du pays, des Länder, ou des communes, sans nécessairement viser la nationalisation de l’ensemble de ces entreprises mais en décidant de critères permettant de déterminer l’ampleur de sa participation au capital (de minoritaire à totale), en fonction de leur importance. Pour cela, l’ÖGB propose que la puissance publique échange ses subventions par des prises de participation.

Pour ces entreprises qui ne relèvent pas des secteurs nécessaires à l’existence, l’ÖGB n’imagine cependant pas remettre en cause la centralité du taux de profit. Tout au plus revendique-t-elle que la puissance publique actionnaire s’élève contre le versement des dividendes et les salaires mirobolants des directions. Pour le reste, le rôle de la puissance publique se limiterait essentiellement à protéger l’entreprise des délocalisations, de restructurations financières, et à déterminer les investissements structurants.

4.     Le « rapports d’habitation » au cœur de la vison planificatrice de l’ÖGB

C’est sans doute dans le domaine du logement que l’ÖGB va le plus loin. Cette question est au cœur de la réflexion planificatrice de l’ÖGB qui met en avant la notion de « structure de concentration » (Siedlungsstruktur) liant « habitations, travail, lieux de formation, de loisir et infrastructure de santé dans un temps et une distance raisonnable », ce qui passe « par une politique de diminution des terres consacrées aux activités humaines, à commencer par celles consacrées aux activités d’habitation. »

Plus fondamentalement, l’ÖGB revendique que tous les logements de plus de 30 ans soient considérés comme des logements anciens, c’est-à-dire soumis aux mêmes conditions tarifaires que les logements sociaux, ce qui, pour l’heure, ne s’applique qu’aux logements construits avant 1945 à Vienne[6]. Elle demande aussi que l’intégralité des terrains constructibles vierges soit mise à la disposition de la puissance publique, c’est-à-dire que les communes activent « l’état d’urgence résidentiel » (Wohnungsnotstand) prévu par la loi d’approvisionnement foncier (Bodenbeschaffungsgesetz) de 1974 qui leur permet d’acheter ou d’exproprier les propriétaires à un prix réglementé. Cette loi a été activée pour la première fois en juillet 2022 à Innsbruck.

L’ÖGB va toutefois plus loin que les partis qui débattent d’activer l’état d’urgence résidentiel dans les capitales régionales en proposant de l’étendre à l’ensemble du territoire et de planifier la concentration dans les villes de plus petite taille afin que les individus aient moins souvent à recourir à la voiture, mais aussi pour éviter que seul le prix guide les choix locatifs des ménages, ce qui « conduit à des rapports d’habitation non-optimaux pour les revenus modestes, par exemple le long de routes très fréquentées, ce qui conduit à davantage de maladies respiratoires mais aussi à réduire les mesures d’adaptation au changement climatique (rénovation thermique, climatisation [sic !]). »

Ces deux notions de « rapports d’habitation » et de « structures de concentration » unissent dans une même réflexion la politique industrielle de (re-)localisation des activités, les investissements publics dans les transports ou les infrastructures sociales comme celles de santé, ainsi que la politique du logement pour laquelle l’ÖGB développe d’importantes ambitions.

Conclusion

Ces quelques points saillants qui ressortent du congrès constituent des points d’appui pour les forces révolutionnaires. L’ÖGB reste loin d’un syndicalisme révolutionnaire, mais certaines évolutions sont positives. L’accent mis sur la question du logement et la radicalité va dans le sens de la campagne menée par le Parti communiste d’Autriche qui fait de cette question la pierre angulaire de son action. La réflexion de l’ÖGB sur le logement n’est pas sans intérêt pour nous.

De notre côté, cela indique aussi l’intérêt de nos propositions que nous mettons au débat auprès de nos partenaires européens. Notre projet de sécurité d’emploi et de formation permet de répondre aux apories de la conception de la sécurisation des trajectoires professionnelles de l’ÖGB. En effet, notre projet part des besoins en emplois et en formation définis par la population, pierre angulaire d’une planification démocratique et décentralisée visant le développement de toutes les capacités humaines. Les ressources nécessaires pour garantir à tous les salariés, y compris à ceux qui sont touchés par les transformations structurelles de l’économie, une continuité d’emploi, de formation et de revenu tout au long de la vie sont engendrées par les gains d’efficacité que procure l’introduction de nouveaux critères dans la gestion des entreprises, appuyés sur une mobilisation démocratique du crédit, pour faire prévaloir, contre la logique capitaliste de l’exploitation et les coûts qu’elle engendre, une logique d’efficacité économique et sociale (y compris écologique, puisqu’il s’agit avant tout d’un besoin social). . Une activité non rentable du point de vue capitaliste, c’est-à-dire n’assurant pas le taux de profit attendu, peut néanmoins dégager des bénéfices, comme le faisait EDF lorsqu’elle avait le statut d’EPIC.

Quant aux réflexions de l’ÖGB sur l’appropriation publique de moyens de production, totale dans le cas des secteurs nécessaires à l’existence, moindre dans le reste de l’économie, elles demeurent certes par trop modestes mais peuvent constituer un point d’appui pour les forces révolutionnaires en élargissant ses implications et en poussant plus loin la critique du taux de profit. Notre proposition de pôles publics permet aussi de penser plus loin l’articulation des entreprises pleinement et partiellement dans les mains de la puissance publique en les articulant à de nos pouvoirs pour les salarié·es de ces entreprises mais aussi pour les usagères et usagers, afin que leur production soit cohérente et au service des besoins sociaux démocratiquement déterminés.


[1] L’auteur de ces lignes a pu assister à une partie de ce congrès. Les éléments de cet article reprennent ceux d’un article plus long et à destination d’un public (inter-)syndical. Il chercher à présenter l’intérêt et les limites des avancées doctrinales de l’ÖGB pour le mouvement communiste. Pour une version plus détaillée, voir Kevin Guillas-Cavan, « Le 20ème congrès de l’ÖGB, vers une prise en compte de la « double besogne » autour de la question du changement climatique ? », Chronique internationale de l’Ires, n° 183, à paraître.

[2] Voir par exemple la contribution de Vera Glassner et Julia Hofmann « Austria: Trade unions in a world of “contested stability”? », parue dans l’ouvrage dirigé par Jeremy Waddington, Torsten Müller et Kurt Vandaele, Trade unions in the European Union: Picking up the pieces of the neoliberal challenge, Bruxelles, Peter Lang, qui constitue une somme remarquable sur la situation des syndicats dans les 27 pays de l’UE que l’on espère voir rapidement traduite en français. La version anglaise est disponible gratuitement en ligne sur le site de l’European Trade Union Institute.

[3] Cette situation n’est pas sans créer des tensions au sein de l’ÖGB, notamment portées par les fédérations des services et des services publics. Sur cette question, voir Kevin Guillas-Cavan, « Autriche – Pas de raison de se retenir dans la négociation salariale », Chronique internationale de l’Ires, 2022, n° 180, p. 101-122, disponible gratuitement en ligne.

[4] Sur ce point, voir l’article de Michael Graber, dans ce numéro.

[5] Sur cette question, voir Udo Rehfeldt, « Le congrès de Vienne de la CES : une confédération plus unie mais avec moins d’adhérents », Chronique internationale de l’Ires, 2019, n° 167, p. 37-49, disponible gratuitement en ligne.

[6] Sur ce point, voir Kevin Guillas-Cavan, « Le logement social à Vienne : un modèle original à la croisée des chemins », Chronique internationale de l’Ires, n° 173, p. 17-32.