Europe et enjeux énergétiques

Alain Tournebise

La libéralisation forcenée du secteur a abouti à un échec patent qui  met à l’ordre du jour une transformation radicale des règles européennes en matière de production et de distribution de l’énergie. Les peuples européens ont les moyens juridiques et politiques d’y parvenir.

C’est par l’énergie qu’a commencé la construction européenne qui s’est faite sur les fondements du traité établissant la Communauté économique du charbon et de l’acier (CECA) de 1951. Plus tard, les six pays signataires ont adjoint en 1957 le traité instituant la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom) et le traité instituant la Communauté économique Européenne (Traités de Rome). Ce dernier visait à établir les règles et les institutions régissant le « marché commun ». D’inspiration libérale, il visait déjà à instaurer « un régime assurant que la concurrence n’est pas faussée dans le marché commun » : libre circulation, interdiction des restrictions quantitatives et des aides d’État. Il définissait en outre deux domaines de politiques communes : l’agriculture et les transports. Mais, fait notable, il excluait explicitement les sources d’énergie autres que le charbon du marché et de toute politique commune. Le rapport Spaak, préparatoire au traité de Rome, reconnaissait ainsi :

«… Ie transport et la distribution du gaz et de 1’electricite se présentent dans des conditions techniques et économiques toutes différentes de la circulation de marchandises. C’est pourquoi il n’y a pas lieu d’envisager par priorité une extension du marché commun du charbon aux autres sources d’énergie » (1)

Le secteur de l’énergie a donc pu cohabiter avec le marché commun trois décennies dans une relative stabilité institutionnelle qui lui a permis de se développer efficacement sur la base de politiques nationales et d’échanges européens fondés sur des coopérations entre acteurs publics ou privés.

Ce n’est qu’avec la dérive ultra-libérale initiée par Jacques Delors, alors président de la Commission, et avec le traité de Maastricht en 1992 que la Commission européenne s’est octroyé le droit d’intervenir dans les politiques énergétiques nationales et ce, de la plus perverse des manières, celle de « l’achèvement » du marché intérieur. Pendant une décennie, jusqu’au traité de Lisbonne, la Commission a donc interféré dans les affaires énergétiques de l’Europe sur une base juridique très contestable et sans la moindre compétence de politique énergétique. Elle a fait adopter trois « paquets de directives », en 1996, 2003 et 2009, (complétées et consolidées ensuite par la directive de 2019) visant à libéraliser le marché du gaz et de l’électricité, qui n’ont pas peu contribué à la déstructuration du secteur. L’Union Européenne ne s’est finalement dotée d’objectifs et de moyens de politique énergétique qu’avec le traité de Nice et surtout le traité de Lisbonne signé en 2007 après l’échec du projet de constitution Giscard.

Pendant plus de dix ans, la Commission européenne a donc démantelé les services publics et cassé les coopérations intra et extra-européennes pour les remplacer par des mécanismes de marché sur une base juridique tout à fait contestable. Mais, évidemment, cela n’a pu se faire qu’avec la complicité plus ou moins active des gouvernements des États membres, dont certains encore en place aujourd’hui, font mine de se lamenter sur les échecs du marché de l’énergie qu’ils ont contribué à mettre en place.

S’il est un constat sur lequel il n’est plus utile de s’étendre, c’est bien que cette libéralisation du secteur de l’énergie européen est un échec patent, du moins pour les peuples de l’Union.

Pourtant, les objectifs affichés laissaient entrevoir un avenir radieux. « Le marché intérieur de l’électricité… a pour finalité d’offrir une réelle liberté de choix à tous les consommateurs de l’Union européenne… de manière à réaliser des progrès en matière d’efficacité, de compétitivité des prix et de niveau de service et à favoriser la sécurité d’approvisionnement ainsi que le développement durable ». (2) Examinons ces objectifs dans le détail.

Pour ce qui est de la compétitivité des prix, la crise actuelle, avec ses augmentations faramineuses, suffirait à démentir les promesses de la libéralisation. La commission tente bien de mettre cette crise énergétique au compte de la guerre en Ukraine. Mais en réalité, l’agression de Poutine contre l’Ukraine n’a eu qu’un impact tout relatif en privant l’Europe de son approvisionnement en gaz russe qui ne représentait qu’environ 10 % de ses importations destinées à la production d’électricité.

Ce qui a généré l’envolée des prix de l’électricité, c’est le mécanisme du marché lui-même, fondé sur le coût marginal, c’est-à-dire sur le coût de production de la dernière centrale à mettre en route pour couvrir la demande, le plus souvent une centrale à gaz. Et c’est aussi l’aboutissement des dysfonctionnements d’un marché qui, loin d’avoir introduit une « saine » concurrence, n’a fait que multiplier les opérateurs parasitaires, et réduit les échanges à des contrats à court terme volatiles voire erratiques.

L ’augmentation des prix, la dégradation du service, l’insuffisance des investissements en moyens de production d’électricité adaptés avaient commencé bien avant 2022 et sont la conséquence directe des règles de fonctionnement introduites par les directives de libéralisation (3).

En matière de sécurité d’approvisionnement et de développement durable, le constat est aussi accablant. Le marché a substitué à la nécessaire planification à long terme des processus de décision à courte vue fondés sur l’avidité. C’est le fameux « signal prix ». Des prix élevés devraient inciter les opérateurs à investir pour réaliser plus de profit et par là même à mieux satisfaire la demande. Hélas, même la Commission est obligée de reconnaître que ça ne marche pas : « L’extrême volatilité des prix et les interventions d’urgence à court terme peuvent compromettre les signaux d’investissement et l’appétit pour les investissements futurs, ce qui peut mettre en péril la réalisation des objectifs de décarbonisation de l’UE »peut-on lire, en anglais, dans le document de travail élaboré pour présenter ses propositions de « réforme » du marché de l’électricité. (4)

La catastrophe imminente

Et ces propositions ne présagent rien de bon. Fondamentalement, la Commission ne propose que des changements qui restent strictement dans une logique de marché sans s’attaquer aux causes profondes.

 La Commission est tellement peu sûre de la pertinence de ses propositions qu’elle a choisi de les imposer par règlement, au prétexte qu’« étant donné que la proposition vise à ajouter et à modifier un nombre limité de dispositions dans ces instruments, le recours à un acte modificatif est approprié. ». Comme si c’était le nombre des dispositions et non leur impact réel qui était important. Ainsi, la Commission ne laisse aucune latitude aux États membres, ce qui aurait été le cas si elle avait choisi de publier une nouvelle directive comme l’imposait le sujet. Mais cela lui évite d’ouvrir la boîte de Pandore.

Concernant le marché à court terme, celui qui fixe réellement les prix de l’électricité, il est urgent de ne rien faire. La Commission ne propose donc aucun changement fondamental, si ce n’est quelques mesures techniques telles que… « porter l’heure de fermeture du guichet infrajournalier entre zones à 30 minutes avant le temps réel » !  Quelle révolution !

Les prix de l’électricité deviennent trop élevés ? Qu’à cela ne tienne, il suffit de s’en passer. La Commission propose donc de développer les solutions d’écrêtement, de flexibilité et de tarification en temps réel. Enfin, elle propose aussi un renforcement des mesures de surveillance pour sanctionner les manipulations. Car si le marché est parfait, les acteurs du marché ne le sont pas. Dans la concurrence comme dans toute religion, il faut respecter les commandements et punir les pécheurs.

En fait, le glissement sémantique est clair : on est passé de « réformer en profondeur le marché de l’électricité », tel qu’annoncé par la présidente de la Commission, à « protéger le consommateur contre la volatilité des prix ». On ne vise plus à résoudre les errements du marché, mais seulement à en atténuer les effets. Et pour cela, la Commission propose… de nouveaux mécanismes de marché et de nouveaux soutiens publics aux profits privés

« Pour renforcer la stabilité et la prévisibilité des coûts de l’énergie, et contribuer ainsi à la compétitivité de l’économie de l’Union qui est confrontée à une volatilité excessive des prix, la proposition vise à améliorer l’accès à des contrats et marchés à long terme plus stables »

Il s’agit notamment de développer les « Contrats pour différence » par lesquels les États garantissent (sur fonds publics) aux investisseurs un prix minimal de rachat de l’électricité même quand le prix de marché est inférieur au prix de revient. Il s’agit aussi des « accords d’achat d’électricité » par lesquels un acheteur pourrait passer des contrats d’achat à long terme directement avec des producteurs. Ce type de contrat est très dangereux pour les consommateurs , car il profiterait surtout aux gros consommateurs en leur permettant d’ accaparer sur longue période les productions les moins chères laissant ainsi aux petits consommateurs les production les plus chères .  Il s’agit donc d’abord de préserver la compétitivité des entreprises au détriment des ménages.

Et il s’agit enfin de développer les marchés à terme, c’est-à-dire des marchés où les acheteurs et les vendeurs peuvent signer des contrats à un prix convenu pour livraison ultérieure, de quelques mois à quelques années. Ce genre de marché est supposé permettre aux acteurs de « couvrir leur exposition aux prix à long terme et réduire la dépendance à l’égard des prix à court terme ». En réalité, il n’en est rien puisque le moment venu, c’est le prix du marché à court terme qui déterminera le coût réel de la transaction. Ainsi, un producteur qui s’est engagé à vendre à 100 pourrait être obligé de produire à 120 , ou au contraire, un acheteur serait tenu d’acheter à 100 alors qu’au jour venu, le prix de marché n’est que de 80. Face à ce risque, les acteurs sont obligés de s’assurer (se couvrir) avec d’autres produits financiers à terme spéculatifs qui ajoutent des coûts et des risques.

Mais plus grave encore que les dysfonctionnements du marché, c’est la politique énergétique européenne que tente d’imposer la Commission qui constitue le risque le plus grand pour les peuples européens, car elle pourrait mettre en cause la capacité même du système électrique européen à couvrir les besoins d’électricité de l’Union avant même  2030.

Le traité de Lisbonne (2007) a conféré une compétence explicite à l’Union européenne dans le domaine de l’énergie, à la majorité qualifiée. La Commission s’en est emparée en proposant plusieurs directives tentant d’imposer le développement des énergies renouvelables comme politique unique de l’Union Européenne en écartant délibérément tout recours à l’énergie nucléaire.

Ainsi ont été adoptées deux directives dites RED (Renewable Energy Directives), RED I (2001) a fixé un objectif d’énergies renouvelables de 20 % de l’énergie primaire en 2020. RED II (2018) a porté cet objectif à 32 % en 2030. Une troisième est en préparation visant l’objectif de 42,5 %.

Cette politique énergétique, presque exclusivement centrée sur le développement des énergies renouvelables constitue un véritable danger pour la sécurité d’approvisionnement de l’Europe. (Voir encadré).

Les moyens de la conjurer

 Les États membres, et notamment la France, ne manquent pas de moyens politiques et juridiques pour mettre un terme aux velléités hégémoniques de la Commission. Ces moyens sont de nature différente selon qu’il s’agisse de politique énergétique ou de fonctionnement du marché.

S’agissant de la politique énergétique, la lettre du traité de Lisbonne fait de l’énergie non pas une compétence exclusive de l’Union européenne, comme c’est le cas dans la concurrence, mais une compétence partagée entre l’Union  et les États membres : le texte du traité de Lisbonne est très clair et son article mérite d’être cité in extenso :

 « Dans le cadre de l’établissement ou du fonctionnement du marché intérieur et en tenant compte de l’exigence de préserver et d’améliorer l’environnement, la politique de l’Union dans le domaine de l’énergie vise, dans un esprit de solidarité entre les États membres :

 a) à assurer le fonctionnement du marché de l’énergie ;

 b) à assurer la sécurité de l’approvisionnement énergétique dans l’Union ;

c) à promouvoir l’efficacité énergétique et les économies d’énergie ainsi que le développement des énergies nouvelles et renouvelables ; et

d) à promouvoir l’interconnexion des réseaux énergétiques.

 2. Sans préjudice de l’application d’autres dispositions des traités, le Parlement européen et le Conseil, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, établissent les mesures nécessaires pour atteindre les objectifs visés au paragraphe 1.

 Ces mesures sont adoptées après consultation du Comité économique et social et du Comité des régions. Elles n’affectent pas le droit d’un État membre de déterminer les conditions d’exploitation de ses ressources énergétiques, son choix entre différentes sources d’énergie et la structure générale de son approvisionnement énergétique ».

Autrement dit, si le fonctionnement du marché relève de la seule compétence de l’Union, donc de la Commission, il n’en est pas de même s’agissant de politique énergétique dans laquelle les choix, in fine, restent la prérogative des États.

Les velléités de la Commission d’uniformiser la politique énergétique européenne sur les choix allemands (voir encadré) se heurte donc à la réalité des prérogatives limitées que lui confère les traités UE.

Elles se heurtent aussi à l’existence d’un autre traité, le traité Euratom signé lui aussi à Rome en 1957 et dont La Cour de Justice de l’Union européenne a rappelé en 2020 qu’il avait la même valeur juridique que les autres traités et que sa mission était la création d’une puissante industrie nucléaire. (5)

La Commission, qui est pourtant la gardienne des traités, a curieusement « oublié » ses obligations au titre du traité Euratom. Pire, en essayant d’exclure l’énergie nucléaire des financements des énergies « vertes » elle s’oppose frontalement à la lettre de ce traité qui fixe comme objectif , dans son article 2, de« faciliter les investissements et assurer, notamment en encourageant les initiatives des entreprises, la réalisation des installations fondamentales nécessaires au développement de l’énergie nucléaire dans la Communauté ; »Par sa tentative de taxonomie (voir encadré) ou son projet de règlement, non seulement la Commission ne facilite pas les investissements nucléaires, mais elle tente de les entraver.

En matière de politique énergétique, la France a donc tous les moyens juridiques et politiques, à condition de ne pas y renoncer, de développer sa propre politique et de construire son mix énergétique comme elle l’entend. Dans le domaine de la politique énergétique au moins, les traités permettent « une Europe à géométrie choisie, respectant les choix souverains des peuples et des nations » comme nous le proposons dans notre texte de congrès.

Dans le domaine du marché, la position juridique de la Commission est plus solide, puisque le traité UE lui confère une compétence directe et exclusive dans la mise en œuvre du marché intérieur

Que faire

Sortir du marché européen de l’électricité et du gaz pose donc un problème bien plus redoutable qui nécessitera a minima de renégocier les directives de libéralisation et leur règlements dérivés. Et pour cela, plusieurs conditions s’imposent :

  • disposer de propositions alternatives solides et crédibles
  • établir un rapport de force populaire majoritaire sur ces propositions
  • traduire ce rapport de forces en une majorité d’États membre au sein de l’UE

Nos propositions sont désormais bien connues. L’ensemble du secteur de l’énergie doit être réorganisé dans un pôle public de l’énergie qui regroupera l’ensemble des grandes entreprises publiques et privées, dont Total Energies, des centres de recherche dont le CEA et un puissant service public de l’énergie, organisé autour d’EDF et Engie renationalisées. Ses missions restent encore à préciser, mais les principales seront celles qui, aujourd’hui, sont éparpillées entre le ministère en charge de l’énergie, la CRE, l’ADEME, RTE ou GRTGaz à savoir : une planification de la recherche et des investissements non plus technocratique mais démocratique, la gestion optimale du système électrique, l’établissement , la publication et le contrôle de l’application de tarifs réglementés reflétant les coûts et les besoins d’investissement des producteurs des transporteurs et des distributeurs. La fonction de fournisseurs, c’est-à-dire d’intermédiaires de commercialisation sera supprimée. Cette structure publique ne s’oppose en rien à la poursuite des échanges intra européens sur la base de coopérations entre opérateurs nationaux, comme c’était le cas avant la libéralisation.

 Évidemment, une telle structure est peu compatible avec les règles européennes établies depuis vingt ans. Il faudra donc, pour l’imposer, entamer une renégociation des directives de libéralisation et de leurs règlements dérivés. La encore, nous disposons de points d’appui pour renégocier ces directives sans nécessairement sortir des traités. Ces derniers, même s’ils sont d’essence libérale, prévoient de nombreuses exceptions à la concurrence ou aux restrictions d’importations , notamment l’alinéa 3 de l’article 101 du TFUE qui autorise les coopérations entre entreprises au lieu de la concurrence,  l’alinéa 2 de l’article 106 qui exempte les services d’intérêt général des règles de concurrence si celles-ci les empêche d’accomplir leur mission et l’article 36 qui rend possible les restrictions aux échanges justifiées par des raisons de moralité publique, d’ordre public, de sécurité publique.

Et  la période a rarement été aussi propice à exiger une telle renégociation, avec la crise énergétique actuelle qui a révélé au grand jour les carences profondes du marché et les effets dévastateurs de la multiplication et de l’émiettement des acteurs, le plus souvent privés, du secteur. Elle a montré aussi que, en cas de nécessité, la Commission n’hésitait pas à fouler aux pieds ses propres principes, en autorisant aides d’États etdistorsions de concurrence

On l’a vu, si la Commission a été contrainte d’ouvrir cette négociation, elle risque fort de se réduire à une course en avant vers plus de marché, notamment à long terme, plus d’acteurs parasitaires et plus de subventions publiques au secteur privé. Pour parvenir à une réforme réelle du secteur de l’énergie revenant à une mission de service public, il faudra convaincre ou contraindre les États membres à s’engager dans cette direction et pour cela construire un rapport de forces populaire fondé sur des bases claires et partagées.

Au sein de la gauche européenne, il existe déjà un consensus de principe sur l’organisation du secteur et l’abandon des mécanismes de marché. La plupart des partis de gauche des grands pays européens, ceux regroupés au sein du PGE, sont favorables à un retour dans le secteur public des opérateurs énergétiques (6). Cette vision dépasse d’ailleurs la seule gauche.

 En revanche, les vues de chacun sur ce que doit être un mix énergétique européen divergent, en reproduisant les divergences existant entre États membres. Mais ces divergences ne doivent pas freiner la mobilisation nécessaire. Il n’est nul besoin d’une vision uniforme de la gauche européenne sur le mix énergétique. L’établissement d’une vision partagée se fera plutôt sur la latitude laissée à chacun de définir ses choix énergétiques et d’établir des relations intra européennes sur la base de coopérations. C’est d’ailleurs cette « subsidiarité » que nous revendiquons face à la volonté d’uniformisation de la Commission.

(1) Rapport des chefs de délégations aux ministres des Affaires étrangères, avril 1956

(2) Directive 2009/72/CE du Parlement Européen et du Conseil du 13 Juillet 2009

(3) Voir Economie & Politique n° 816-817 et 818-819

(4) Reform of Electricity Market Design. SWD (2023) 58 final 14.3.2023

(5) Affaire C-594/18 P République d’Autriche contre Commission européenne Conclusions de l’avocat général présentées le 7 mai 2020 (ECLI :EU :C :2020 :352)

(6) Voir les documents adoptés au 7ème congrès du PGE à Vienne

Encadré 1

Un couple qui bat de l’aile

Le couple franco-allemand est souvent présenté comme le moteur de la construction européenne. En matière d’énergie, c’est faire preuve de beaucoup de naïveté. L’Union européenne est profondément divisée entre deux groupes de pays. L’un conduit par l’Allemagne (« les amis des renouvelables », regroupant l’Autriche, le Luxembourg l’Espagne,le Portugal et l’Irlande) qui tente par tous les moyens d’exclure l’énergie nucléaire du mix européen. L’autre, composé de la Bulgarie, la Croatie, la France, la Hongrie, la Finlande, les Pays-Bas, la Pologne, la République tchèque, la Roumanie, la Slovaquie et la Slovénie, qui s’efforcent de faire admettre ce qui est pourtant une évidence, à savoir que « l’électricité nucléaire est l’un des outils permettant d’atteindre nos objectifs climatiques »comme ils l’ont écrit dans une déclaration communeen février dernier.

Et dans cette confrontation, la Commission européenne emmenée par l’allemande Ursula von der Leyen , même si elle s’en défend, a choisi son camp et multiplie les textes qui visent à entraver le développement de l’énergie nucléaire.

  • La taxonomie : la taxonomie européenne est une liste d’activités économiques considérées comme « vertes » visant à orienter les investisseurs privés, mais aussi les financements européens en priorité vers ces activités « vertes ». Dans la première version, publiée en 2020, le nucléaire était tout simplement exclu de cette liste. Après deux ans de négociations, la Commission a accepté de réintroduire la production nucléaire, mais pour compenser, a aussi réintroduit à la demande de l’Allemagne… le gaz naturel ! énergie décarbonée bien connue.
  • L’hydrogène vert : La directive RED 3 actuellement en discussion vise à augmenter encore la part des renouvelables dans le mix énergétique européen. En particulier, dans les transports, l’hydrogène « vert » devrait prendre une part croissante en remplacement des carburants fossiles. Mais là encore, les opposants au nucléaire ferraillent : en ce qui concerne la production d’hydrogène, pour l ’Allemagne, seul l’hydrogène produit à partir d’électricité renouvelable (éolien et solaire) devrait être considéré comme vert alors que la France insiste pour inclure l’hydrogène produit par de l’électricité issue des centrales nucléaires bas carbone.
  • Le projet de règlement Net Zero Industry Act visant à ce que d’ici 2030 40 % des besoins de l’UE pour développer ses technologies propres soient couverts par des capacités industrielles européennes. Dans la première version, le nucléaire existant était exclu, jugé « non stratégique ».
  • La réforme du marché : Le projet de règlement présenté par la Commission autorise le soutien public aux investissements, sous réserve qu’il prenne la forme de contrat pour différence. Immédiatement l’Allemagne, et quelques-uns de ses vassaux, s’est opposée à ce que cette disposition s’applique aux investissements de prolongation des centrales nucléaires, comme le proposait pourtant la Commission elle-même

Tous ces exemples ne sont pas la conséquence d’une simple divergence de conception de la transition écologique. Ils montrent que les positions des États membres sont, en fait, le reflet de leurs intérêts économiques. Si l’Allemagne mise tant sur le développement de l’hydrogène, c’est qu’il va nécessiter des volumes de stockage considérables. Et la grande majorité des capacités de stockage en cavités salines se trouve… en Allemagne. Si l’Allemagne se bat avec tant d’âpreté contre l’énergie nucléaire, c’est qu’elle est dans une situation difficile avec des prix intérieurs de l’électricité près de deux  fois plus élevés qu’en France, situation qui va se dégrader encore avec l’arrêt des fournitures de gaz russe. Elle ne verrait pas d’un mauvais œil la dégradation de la compétitivité de ses principauxconcurrents en Europe. Et pour cela, elle fait peu de cas de la décarbonation réelle de son économie, en développant de nouvelles mines de charbon ou de lignite, en militant ouvertement pour le gaz naturel ou en luttant obstinément contre les projets de sortie du moteur thermique en 2035 pour protéger son industrie automobile.

Encadré 2

Une politique européenne irresponsable

C’est le traité de Nice qui a, le premier, conféré une compétence nouvelle à l’UE dans le domaine de l’énergie, mais sous le régime de l’unanimité. Le traité de Lisbonne l’a élargi au régime de la majorité qualifiée. Dès lors, au nom de l’UE et en vertu de son pouvoir exclusif d’initiative, la Commission Européenne a publié une série de directives visant exclusivement à développer les énergies renouvelables et à « jeter les bases d’un futur cadre communautaire en la matière ». Une obsession hégémonique, qui, depuis vingt ans, lui fait confondre harmonisation et uniformisation.

L’idée d’un mix énergétique européen est une chimère dénoncée par tous depuis toujours. Chaque État membre a son propre climat, donc ses propres besoins en chauffage qui diffèrent singulièrement entre la Suède et la Grèce, par exemple. Chaque État membre a ses caractéristiques géographiques propres donc son propre régime de vent, de soleil, ou ses propres capacités hydrauliques qui rendent illusoire la fixation d’objectifs uniformes en énergies renouvelables. Chaque État membre a une histoire et donc un parc de production qui résulte de cette histoire, de ses ressources naturelles, de ses savoir- aire. Et on ne renouvelle pas un parc électrique en dix ans simplement pour se plier aux injonctions technocratiques.

Ce que vise la Commission européenne, avec sa dernière proposition, c’est une part d’énergies renouvelables dans le mix européen de 42,5 % en 2030. Sachant que cette part n’était que de 21,8 % en 2021, on mesure l’accélération que nécessiterait l’atteinte de cet objectif. Dans ces 21,8 %, près de la moitié est constituée de biomasse dont le potentiel est  limité par la préservation des forêts et des terrains agricoles  et 12% d’énergie hydraulique dont la production peut difficilement croître puisque presque tous les sites sont équipés. . La politique de la Commission reviendrait donc à augmenter démesurément les autres sources renouvelables, c’est-à-dire la production solaire et éolienne d’électricité.

Or d’une part l’Europe n’a pas un tel potentiel de production et la Commission prépare d’ores et déjà des « partenariats » avec les pays du sud pour « soutenir les investissements à grande échelle dans les énergies renouvelables et la production d’hydrogène propre pour leur consommation intérieure et l’exportation. » (1) L’idée est très clairement d’inciter les pays du sud à investir dans des panneaux solaires notamment en Afrique, pour produire et exporter de l’hydrogène en Europe par pipelines. A la dépendance vis-à-vis du gaz russe, la Commission substituerait une nouvelle dépendance à l’hydrogène importé du sud. Et pour des quantités équivalentes !

D’autre part, l’intermittence de ces deux énergies (elles ne produisent que dans des conditions de vent et d’ensoleillement favorables, soit 25 à 30 % du temps), dans une telle proportion, constituerait un véritable danger pour la continuité du système électrique, qui doit en permanence s’adapter à la consommation. Elles nécessiteraient soit des mesures de « flexibilité », donc d’interruption de fourniture plus ou moins imposées ou de stockage massif, soit par batteries avec les inconvénients qu’on sait, soit par transformation en hydrogène. Des moyens coûteux et aujourd’hui peu efficaces qui obéreraient gravement la sûreté et l’efficacité économique du système électrique. Il est donc irréaliste, voire irresponsable, d’envisager un mix électrique qui ne reposerait que sur des énergies intermittentes. Des moyens de production pilotables, c’est-à-dire s’adaptant en temps réel à la consommation, sont indispensables. Aujourd’hui essentiellement assurés par du gaz et du charbon , la seule alternative crédible décarbonée restent l’hydraulique et le nucléaire.

(1) Communication de la Commission Renewed partnership with the Southern Neighbourhood A new Agenda for the Mediterranean {SWD(2021) 23 final