Sandra Brisson
L’industrie de défense française – et l’effort considérable de recherche qu’elle suscite – ont été pilotés depuis des années par l’expansion internationale de quelques groupes capitalistes de l’armement, et par une stratégie néocoloniale de projection des forces de défense dans des interventions extérieures. Au moment où un embrasement général menace en Europe, l’impératif de remettre en cause radicalement cette orientation s’impose. Le fil conducteur devrait être de valoriser d’une façon tout à fait nouvelle les compétences et les capacités humaines accumulés dans le secteur. C’est sous cet angle qu’on lira ce point de vue, reflet d’une expérience concrète dans la recherche nucléaire.
Dans un pays fracturé socialement, dont les services hospitaliers sont exsangues et où l’Éducation Nationale ne tient que grâce à l’abnégation de ses acteurs, le budget alloué – entre autres projets – à la modernisation de la dissuasion nucléaire semble être à rebours des intérêts de la République française et de ses citoyens.
Pour autant, quelle a été la contribution des recherches et investissements militaires dans l’industrie civile depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale ? Les projets militaires, a fortiori nucléaires, sont-ils totalement décorrélés de l’intérêt public ? Quelle a été la part de l’industrie nucléaire de défense dans les principales innovations technologiques françaises d’après-guerre ?
Les 6 et 9 août 1945, deux bombes atomiques américaines sont larguées sur Hiroshima et Nagasaki au Japon. Certains ont dit que ce fut un mal nécessaire pour faire capituler le Japon (et donc économiser de nombreuses vies par la suite), les raids incendiaires contre Tokyo en mars 1945 ayant tué au moins autant sans avoir l’effet escompté. En septembre 1945, le général de Gaulle demande au directeur du CNRS, Frédéric Joliot-Curie (membre du PCF), et à Raoul Dautry, alors ministre de la Reconstruction et de l’Urbanisme, de mettre en place un organisme de recherche consacré à l’énergie atomique. Le Commissariat à l’Energie Atomique (CEA) est créé le 18 octobre 1945.
Pendant les années 1950, notre pays lance un programme nucléaire militaire qui l’amène à développer une force de dissuasion durant la décennie suivante. En parallèle débute la construction des premières centrales nucléaires françaises, devant produire plutonium[1] et électricité.
Dans les années 1970, conforté par les chocs pétroliers, le gouvernement Pierre Messmer fait le choix du « tout nucléaire » pour la production électrique en France. Durant le quart de siècle suivant, un parc de 58 réacteurs nucléaires électrogènes standardisés va être construit dans le pays, assurant à la France une indépendance énergétique aujourd’hui partiellement remise en cause [2] .
La France devient ainsi le deuxième pays producteur d’électricité à base d’énergie nucléaire au monde, tant par le nombre de réacteurs en activité que par la puissance installée et la quantité d’électricité produite. Pendant longtemps, la France exportera même une partie de sa production, s’assurant d’importantes rentrées de devises, tout en garantissant pour la population française l’accès à un bien de première nécessité, l’électricité, à un tarif défiant toute concurrence.
En 1972, le département de construction des piles du CEA est externalisé pour devenir la Société technique pour l’énergie atomique (Technicatome). Quatre ans plus tard, c’est au tour de la « Direction de la production », qui regroupe les activités de production d’uranium en France et à l’étranger, de former la Compagnie générale des matières nucléaires (Cogema, devenue aujourd’hui Orano).
Le cas particulier de la propulsion nucléaire
Parallèlement au développement du parc électronucléaire, la France se dote du vecteur de la bombe nucléaire : les sous-marins lanceurs d’engins. De façon à assurer la discrétion du vecteur, ce dernier est devenu à propulsion nucléaire. Le gain en autonomie étant remarquable, la seule contrainte devenant la limite humaine, la propulsion nucléaire s’impose pour tous les submersibles : les sous-marins d’attaque (SNA) sont à présent aussi à propulsion nucléaire. La flotte de SNA est utilisée également à des fins de formation des sous-mariniers, en plus de son rôle stratégique et de protection du porte-avions (également à propulsion nucléaire) qui constitue l’autre vecteur – aéroporté – de la dissuasion.
La technologie de propulsion nucléaire américaine est cependant la première à aboutir et fut partagée avec le Royaume-Uni. L’URSS et la France ont opéré des développements séparés. L’Inde et la Chine sont, quant à elles, aidées par l’URSS dans l’acquisition de cette technologie.
La France, indépendante et souveraine, fut donc le seul pays à s’armer seul, sans acquisition extérieure ni transfert technologique. Et à se doter d’un vecteur fiable et sûr. Les SNA de type « Rubis », opérationnels depuis le début des années 1980, sont ainsi les plus petits sous-marins nucléaires du monde et représentent une prouesse technologique quand on sait qu’un sous-marin, de par l’ensemble des fonctions qu’il a à remplir, est sans doute l’objet le plus complexe que l’humain ait jamais construit.
Concernant les compétences dans le domaine naval et nucléaire, nous pouvons voir dans ces budgets militaires une commande d’État à des corps de métiers industriels variés et non délocalisables. Ces commandes font monter en compétences notre pays entier par des possibilités de financements de formations de soudeurs, électroniciens, mécaniciens, informaticiens, usineurs, ingénieurs pluridisciplinaires, physiciens chercheurs, etc. Des lycées professionnels, des écoles d’ingénieurs et des universités voient s’ouvrir des alternances et des débouchés pour les étudiants formés. Jusqu’à présent, et nous nous en félicitons, au service de la paix (c’est le principe de la dissuasion, principe qui a démontré son efficacité depuis presque 80 ans que s’est terminée la seconde guerre mondiale). Les compétences ainsi acquises pouvant se décliner dans des métiers civils, que l’on parle d’industrie électronucléaire mais également d’aéronautique ou tout autre secteur où les compétences notamment liées au contrôle-commande, à la sûreté de fonctionnement, aux contraintes d’aménagement, à la discrétion acoustique, etc. peuvent s’appliquer.
Les soudeurs de sous-marins peuvent s’expatrier à prix d’or en Arabie Saoudite, dans les plates-formes pétrolières, ou en Australie. Pourquoi ne pas continuer à exploiter leur expertise dans nos industries françaises ?
Sur le sujet de la propulsion nucléaire, la compétence française est particulière, elle ne s’apprend pas dans les écoles, elle est continûment transmise des plus anciens aux plus jeunes. Nos voisins anglais le savent bien, il suffit d’une génération manquée pour perdre définitivement la compétence : la Grande Bretagne est à présent incapable de concevoir ou fabriquer de nouveaux bâtiments à propulsion nucléaire. À peine sait-elle les exploiter. Cette dernière est quoiqu’il en soit dans l’obligation de s’aligner politiquement sur les USA, pays qui la fournit et la protège.
Si l’on s’intéresse aux retombées directes des savoir-faire de la propulsion navale vers les activités civiles au service des citoyens, il convient de rappeler que ce sont les travailleurs de la propulsion nucléaire qui ont conçu le SMR (Small Modular Reactor) français NuWard™. Il ne s’agit pas d’une technologie militaire, mais c’est bien le maintien des compétences réalisé grâce aux budgets militaires qui ont permis aux techniciens et ingénieurs de TechnicAtome de proposer une solution française de petits réacteurs nucléaires modulaires compacts. La propriété intellectuelle en a ensuite été cédée à EDF pour la déclinaison industrielle.
A l’heure où certains parlent d’arrêter le nucléaire et en font un argument de campagne, nous défendons le fait que la production d’énergie nucléaire est une production décarbonée. Ce qui était anecdotique au moment de sa déclinaison dans le parc français, apparaît aujourd’hui comme une réelle alternative aux énergies fossiles, et une réelle opportunité environnementale. L’énergie nucléaire aurait-elle été développée sans son application militaire ? Les deux applications ont toujours avancé de pair, permettant de disposer d’une masse critique en termes de compétences.
Les avancées civiles financées par la R&D militaire
Dans un tout autre domaine, les technologies liées à l’imagerie médicale continuent d’aider à améliorer la santé de la population française. Parmi les méthodes d’imagerie structurelles les plus couramment employées en médecine, les méthodes basées sur les rayons X (radiologie conventionnelle, radiologie numérique, tomodensitomètre ou CT-scan, angiographie, etc.) sont les plus utilisées. Quant aux méthodes d’imagerie fonctionnelles, elles s’appuient en grande partie sur les techniques de médecine nucléaire. Est-il aujourd’hui envisageable dans une grande nation de se départir de ces moyens de diagnostics et ensuite de traitement (radiothérapie et curiethérapie, entre autres) [3]?
Ces technologies médicales ne sont productibles que par des nations maîtrisant l’énergie nucléaire, capables de construire et exploiter de façon sûre de « petits » réacteurs de recherche (comme le sera demain le réacteur Jules Horowitz en construction à Cadarache) produisant les isotopes radioactifs requis. Abandonner cette expertise, c’est livrer son pays au « marché », obéir à la loi de l’offre et de la demande sur l’acquisition des soins de nos concitoyens, et se soumettre entièrement au bon vouloir du pays producteur, ce qui est également une perte de souveraineté, comme nous avons perdu en souveraineté la production médicamenteuse en délocalisant les usines de production.
L’énergie du futur : la fusion nucléaire ?
Le programme de recherche ITER est aujourd’hui bien connu du grand public. ITER (en latin le « chemin ») est l’un des projets les plus ambitieux au monde dans le domaine de l’énergie.
En effet, en France, dans le département des Bouches-du-Rhône, 35 pays (les 27 membres de l’Union européenne, la Chine, l’Inde, le Japon, la Corée, la Russie, les États-Unis, la Suisse et le Royaume-Uni) sont engagés dans la construction du plus grand tokamak jamais conçu, une machine qui doit démontrer que la fusion — l’énergie du Soleil et des étoiles — peut être utilisée comme source d’énergie à grande échelle, non émettrice de CO2, pour produire de l’électricité.
Les résultats du programme scientifique d’ITER seront décisifs pour ouvrir la voie aux centrales électrogènes de demain, basées sur la fusion de petits atomes et non plus la fission de gros atomes d’uranium. L’objectif principal d’ITER est de générer des « plasmas en combustion », et d’en comprendre le comportement.
Il existe un projet en miroir, sur le versant militaire, beaucoup moins connu : Le laser Mégajoule (LMJ).
Ce dernier est un très grand instrument de recherche (le laser le plus énergétique du monde, c’est dire le défi qu’a su relever la recherche française) qui permet de chauffer et de comprimer la matière jusqu’aux conditions que l’on retrouve lors du fonctionnement des armes nucléaires… ou au cœur des étoiles.
Mis en service fin 2014, le LMJ est exploité pour des applications de défense au profit de la garantie de la sûreté et de la fiabilité des armes nucléaires de la dissuasion. Depuis son couplage au laser de forte puissance PETAL, en 2017, le LMJ est aussi mis à disposition de la communauté scientifique internationale pour des expériences de recherche académique. Avec sans aucun doute, à court et moyen termes, de nombreuses retombées et applications au bénéfice de la population.
Dans ses applications relatives à la défense, le LMJ simule le fonctionnement des armes nucléaires. Les ingénieurs, les chercheurs et les techniciens modélisent de nombreux processus physiques, leur couplage, et le comportement des matériaux dans des conditions extrêmes. Dans ses applications civiles, le LMJ offre l’opportunité d’étudier la matière à l’état de « plasma dense et chaud » dans des conditions extrêmes de température et de pression, atteignant plus de 100 millions de degrés et un milliard de fois la pression atmosphérique. Amener la matière dans ces conditions permet d’explorer différents axes de recherche allant de l’astrophysique à la planétologie, de la production d’énergie à la santé (protonthérapie).
Les crédits militaires : une opportunité pour la recherche fondamentale et ses déclinaisons industrielles ?
La société civile a tout intérêt à se saisir des budgets alloués à l’industrie militaire. C’est le pays entier qui monte en compétences avec des emplois non délocalisables. Et un champ infini d’applications civiles d’intérêt public à exploiter. Quand on travaille à TechnicAtome, pour la dissuasion, on dit pompeusement qu’on travaille pour l’œuvre commune. Il ne s’agit pas uniquement de l’œuvre commune militaire, mais de l’ensemble des ramifications civiles qui peuvent découler des technologies de pointe, comme la Formule 1 bénéficie à l’industrie automobile dans son ensemble et comme l‘industrie spatiale a donné lieu à de nombreuses retombées pour améliorer le quotidien des citoyens.
[1] Une centrale doit produire de l’électricité, le plutonium est presque un « déchet » que la filière MOX en France (en plus de la filière militaire) permet de valoriser.
[2] Lorsque notre production est inférieure à notre consommation, la France se voit contrainte d’acheter de l’électricité à son voisin allemand… électricité produite par des centrales thermiques au charbon ! Alors même que c’est la fermeture des centrales Françaises au charbon, entérinée par le président Macron, qui nous met dans cette situation de pénurie.
[3] Les lecteurs des biographies de Marie Curie et ses filles savent qu’il est important d’avoir à l’esprit combien l’institut du Radium, et les applications de la radioactivité, ont toujours eu pour but de sauver des vies en traitant des cancers.