
Stéphane Bonnéry
Avant toute chose, je tiens à remercier les membres de l’Association Paul Boccara de leur invitation à dire quelques mots aujourd’hui.
Comme le temps est compté, et que je n’aime pas dévoiler des choses trop intimes, je ne m’attarderai donc pas sur ce qu’a représenté ma rencontre dans mon parcours de provincial venant étudier et militer en région parisienne.
C’est avant tout en tant que directeur de la revue La Pensée que j’ai été sollicité pour intervenir. Et je dois dire la fierté dont notre revue peut se prévaloir, à regarder la liste des 14 textes que Paul nous a livrés[i], dès 1964, avec l’étude des continuités et ruptures depuis la révolution industrielle du XVIIIe siècle et ses prolongements jusqu’à l’automation, et avec le dernier en 2012 au sujet des nouvelles coopérations entre l’Europe et les pays du Sud de la Méditerranée, tiré d’un colloque à Hammamet, en Tunisie, un peu comme un retour aux sources. Entre ces deux textes, on trouve des articles sur l’économie, l’étude historique des cycles et des crises, des évolutions dans le mode de production, les critères de gestion et les nouveaux pouvoirs des salariés, dont on trouve des développements dans bien d’autres revues et plusieurs livres. Ce sont ces aspects qui sont les plus connus des militants comme du monde académique.
C’est bien moins le cas de son travail sur l’anthroponomie. S’il est moins connu, c’est probablement parce qu’il a fait l’objet de moins de publications, parce que Paul était pris par ses travaux économiques et par le militantisme et n’a formalisé ses réflexions qu’assez tardivement. Pourtant, cette conception de l’anthroponomie est étroitement liée au projet de sécurité d’emploi et de formation dont Thalia Denape va parler dans un instant. Et La Pensée a eu le grand plaisir de publier ses premières formalisations en la matière, dans le n° 232 de mars 1983, puis dans d’autres, notamment ses articles sur sa conception de l’État, des aspects non économiques de la regénération des humains (sociétés et psychismes), dans le cadre d’une réflexion sur les transformations de la nature humaine par l’action humaine.
Cette élaboration théorique sur l’anthroponomie est bien sûr inachevée, d’abord parce que de nombreuses connaissances disponibles du vivant de Paul auraient mérité d’être intégrées à cette lecture théorique. Ensuite parce que bien des recherches réalisées depuis mériteraient d’être confrontées avec elle. Il faut la considérer comme une ouverture de chantier qu’il conviendrait de poursuivre. Son ouvrage, les Neuf leçons sur l’anthroponomie systémique, parues chez Delga en 2017, constitue au demeurant une mise en forme qui en dégage la force, et l’actualité, tant sur le plan de la démarche de recherche que de la compréhension du monde, et je traiterai moins ce second point puisque Thalia va en parler.
Les données ne parlent pas d’elles-mêmes
La recherche actuelle est en difficulté. Certes, ses conditions de production l’expliquent, avec la pénurie des moyens alloués aux domaines de connaissances qui n’apparaissent pas directement rentables à court terme. De même, les grandes questions théoriques sont rejetées par les appels à projets de financement de recherche qui s’inscrivent dans des logiques positivistes et utilitaires sous le pouvoir de l’argent.
Mais la structuration de la recherche pose aussi problème. Il est logique que l’accumulation des connaissances, comme la complexification des fonctionnements des sociétés, poussent à une relative spécialisation des objets d’études. Mais on a atteint un point où cela devient contre-productif. Or, la théorie anthroponomique rompt avec le cloisonnement disciplinaire lorsque Paul Boccara emprunte à une diversité de sources : Histoire, Anthropologie, Sociologie, Psychologie, Philosophie, Économie. Ne plus couper sciences de la nature et sciences humaines et sociales, c’est au fond l’une des ambitions de cette théorie, nous place tout de suite à un niveau qui est celui de Darwin ou Marx.
De plus, cette élaboration théorique prend complètement à revers toute une tendance, pas forcément consciente, du monde intellectuel, où il y a de moins en moins d’échanges, de confrontation, sur l’aspect théorique même. Soyons lucides : c’est à la fois une force et une difficulté, pour faire connaitre ses travaux, et plus largement pour les marxistes.
Une faiblesse, car le fait même de théoriser est souvent mal perçu. Nos collègues psychologues qualifient aujourd’hui péjorativement de « philosophes » ceux qui théorisent, car l’idée dominante c’est de produire des données, des mesures, dans une logique positiviste, comme si elles parlaient d’elles-mêmes. Par exemple, il y a des millions gâchés dans des analyses épidémiologiques du décrochage scolaire pour repérer et compter des enfants soi-disant voués à échouer à l’école du fait de caractéristiques intrinsèques, sans jamais interroger les conditions faites à la scolarité qui permettent ou pas de permettre à tous d’apprendre. J’ai rencontré beaucoup de jeunes collègues, disant qu’ils sont des chercheurs mais qui ne se voient pas comme théoriciens, ne se sentant pas capables, du fait de leur propre formation et trajectoire universitaire, où ils ont été enfermés dans une approche techniciste de la science.
Mais simultanément, dans cette situation de marasme ambiant, la diffusion de la théorie anthroponomique peut aussi apparaitre comme une force, du fait de la puissance des propositions qui revêtent un pouvoir explicatif : nombre de chercheurs sont épuisés par une fuite en avant débilitante à produire des résultats fractionnés, aveugles sur la manière de les interpréter faute de les adosser à une théorie.
Économie et anthroponomie
Dans le même ordre d’idées, l’un de ses grands apports réside dans son articulation entre économie et anthroponomie. D’abord, cette conception s’oppose à l’économisme : contrairement à ce que certains marxistes ou structuralistes ont pu penser par le passé, on ne peut pas déduire simplement et mécaniquement l’organisation d’une société à partir du mode de production d’une époque et d’un pays. Mais la théorie de Paul Boccara constitue aussi inversement un point d’appui pour sortir de l’impasse dans laquelle tendent à nous enfermer ce qui s’est développé dans les sciences humaines et sociales avec la résurgence de nouvelles formes d’idéalisme et de relativisme, que nous avons dénoncées dans de récents numéros de La Pensée : non, les manières de vivre des humains ne sont pas sans rapport avec les réalités économiques et matérielles, toutes les recherches sérieuses qui ne s’interdisent pas de le regarder montrent le contraire, il y a un rapport mais qui n’est pas direct ni mécanique. Et tout ne tient pas au hasard, à la contingence, en apesanteur matérielle des nécessités pour satisfaire des besoins fondamentaux élargis, et toutes les évolutions ne sont pas réversibles. Oui, le sédentarisme ou la vie outillée de multiples objets techniques sont bien des « constructions » historiques et sociales, mais une fois que l’on a dit cela, avec un emprunt ponctuel à l’analyse de Marx, si on isole cet emprunt de l’ensemble de la logique de Marx, on en vient à s’engager dans une impasse. Car ce qui a été « construit » par l’histoire des hommes n’est pas aussi aléatoire et fragile, n’est pas aussi facile à « déconstruire » que l’exercice verbal à la mode semble le permettre : les humains d’aujourd’hui ne sont pas prêts à redevenir des chasseurs-cueilleurs (nous ne survivrions pas bien longtemps), et nous serions bien en difficulté pour survivre sans les machines ne serait-ce qu’agricoles. Paul Boccara prend notamment la question de la démographie : son accroissement sur la planète rend certaines choses irréversibles. Il y a bien transformation des sociétés, de la nature humaine, et ce n’est pas, comme le prétendent certains anthropologues, insulter les peuples d’autrefois ni ceux qui vivent un peu à l’écart du monde globalisé que de dire cela. Cela permet de dégager ce que Paul Boccara appelle des « systèmes historiques typés ».
Ni déterminisme étroit, ni hasard. Le système économique et le système anthroponomique sont conçus en inter-relation : les changements économiques, dans le mode de production et dans la situation de suraccumulation/dévalorisation, déterminent des nécessités dans la transformation de la nature extérieure, qui trouvent des réponses en fonction de ce que l’état de développement du système anthroponomique (et de ses sous-systèmes, que l’ouvrage commence à détailler) rend possible, encourage ou freine. Et inversement, les transformations anthroponomiques incitent à des modes de vie, à des réflexes mentaux, qui ont des effets sur l’économie.
Paul Boccara accorde ainsi une importance particulière à la révolution informationnelle. Elle a modifié en quelques décennies bien des aspects du mode de production, des modalités d’emploi et de travail. Elle a également, dans le système anthroponomique, installé des manières de s’informer qui tendent vers la gratuité : une fois qu’une information est transmise, celui qui l’a diffusée n’en est pas dépossédé, à la différence des objets manufacturés. Il y a donc diffusion, et constitution d’habitudes sur la gratuité, sur le partage, plutôt que sur la marchandisation, même si le système économique capitaliste fait tout pour marchandiser, et si dans la sphère anthroponomique, il y a un détournement de cette logique avec la diffusion massive d’informations biaisées au service des logiques idéologiques de désinformation.
Face à l’hyper-spécialisation, et à l’affaiblissement des propositions théoriques, il y a ici des instruments de compréhension du monde qui sont très heuristiques, et qui simultanément, permettent d’outiller l’action politique.
Des chantiers mériteraient d’être engagés, pour détailler chacun des quatre moments anthroponomiques : moment parental (survie du nourrisson, éducation et formation), moment travail, moment politique, et moment informationnel (la relation aux morts et à la culture héritée). Et de le faire en tenant compte des travaux nombreux et spécialisés, mais si trop spécialisés souvent, pour intégrer leurs apports dans la perspective d’ensemble. En articulant une diversité d’aspects anthroponomiques (démographie, modalités de représentation politiques, etc.) dont l’articulation permet de définir des « systèmes historiques typés ». Mais il ne s’agit pas seulement de lister une diversité d’éléments à chaque période, plutôt d’identifier des couples d’opposés récurrents dont les polarités peuvent changer et s’articuler différemment : entre individu et intérêt général, entre identification et symbolisation, etc. Et Paul Boccara envisage encore avec ce prisme les relations entre chacun des moments anthroponomiques. Simultanément, l’attention pour les transformations s’inscrit explicitement dans la volonté de comprendre la crise en cours, systémique, et ses issues possibles, au travers de l’étude de phénomènes d’actualité : démocratie délégataire, représentation syndicale, relations entre générations, rapport à la culture héritée des générations décédées, enjeux de la formation, etc. Les bouleversements en cours dans notre société, profonds, font que beaucoup de chercheurs et de militants se posent des questions, et le patinage sur place en matière théorique fait de plus en plus d’insatisfaits. La mise au travail de ce chantier que nous lègue Paul Boccara est d’une grande actualité parce que cet apport est éclairant pour inventer de nouvelles solutions aux problèmes qui sont en train de se reconfigurer.
[i] La liste complète des articles est disponible sur notre page web. Elle comporte des liens qui renvoient vers les articles libres d’accès en ligne : https://gabrielperi.fr/les-tresors-de-la-pensee/paul-boccara-dans-la-pensee/