Paul Boccara et la novation révolutionnaire

Frédéric BOCCARA
économiste, membre du comité exécutif national du PCF

Vaste programme ! Toute sa vie Paul l’a employée à cela.

Première partie – La notion de « novation »

1-         Novation révolutionnaire désigne à la fois

  • Le caractère novateur de ses idées au service d’une révolution
  • Une nouvelle conception de la « révolution », du processus révolutionnaire

2–         L’emploi du mot novation est né dans un contexte : le milieu des années 1980, face aux échecs politiques et à deux types de conservatismes, celui qui se serait contenté d’une simple « rénovation », travailler sur l’image sociétale sans novation, en risquant de bazarder (liquider ?) le dur du dur du combat de classe révolutionnaire, et de l’autre côté, le conservatisme qui insiste uniquement sur la conservation du combat de classe, s’enferme dans des symboles passés, sans voir le nouveau dans la société et sa portée révolutionnaire, pour un nouveau projet.

C’est un combat qui l’a conduit jusqu’à la dure décision de proposer de fonder l’ANR (action, novation, révolution) un réseau au sein du PCF, réseau qui fut l’artisan principal du fameux « Manifeste » du 38ème congrès du PCF

Dépasser ces deux conservatismes par une novation révolutionnaire, la question demeure.

3-         Paul place l’ambition la novation au niveau de la civilisation dans un enjeu triple : enjeu de sens (avec l’anthroponomie), enjeu économique (contre le capitalisme) et enjeu planétaire de la domination occidentale sur le monde, sans lâcher une novation dans aucun des trois domaines !

Il prolonge ainsi l’exigence de Marx de changer conjointement le « royaume de la nécessité » et celui de « la liberté » ; celui de la liberté étant le plus important comme but, tandis que changer celui de la nécessité est absolument incontournable.

Cela replace tout son travail dans une perspective qu’avait déjà soulignée Erich Fromm dans les années 1960. Une recherche de sens, qui animait aussi déjà les tentatives de Jaurès et qu’on retrouve plus tard dans le fameux cri poussé par d’autres sur le « désenchantement du monde ». Elle s’exprime aujourd’hui chez différents penseurs cherchant une nouvelle spiritualité, voire un dépassement des religions, ou cherchant à dépasser la coupure orient/occident, ou celles et ceux qui sur le racisme ou le genre cherchent à dépasser l’identification individualiste, biologique et a-historique de la personne humaine (par exemple Élisabeth Roudinesco, Réjane Sennac).
Cela fait jonction avec les inquiétudes – ou exigences – exprimées aussi par l’angoisse existentielle écologique actuelle (qu’on peut rapprocher de la Nausée de la fin des années 1930).

Ce sont encore les analyses d’un « monde sans esprit », dénonçant le traitement des êtres humains comme des « machines humaines », en le reliant à l’exploitation capitaliste (comme le fait Roland Gori).

Toutes ces recherches renvoient à autant de crises.

Dit autrement, la question est : quelles novations pour articuler valeurs humaines, dites universelles, et ambition révolutionnaire, dite « de classe ». Débat fondamental !

Deuxième partie – Le brouillage d’idées novatrices, les déformations et récupérations

Les idées nouvelles voient « leur flamme noyée », disait-il, dans un article paru dans L’Humanité.

Il y a eu, et persiste, refoulement, déformation, récupération plus ou moins conservatrice de ses idées novatrices. Il le savait et disait « j’aurai des disciples, de droite comme de gauche ». Il a abordé cette question dans un bref papier paru dans L’Huma en novembre 2001, intitulé « brouillage d’idées ». « Même quand des idées et propositions sociales radicalement novatrices commencent à percer, elles sont souvent perverties par les idées conservatrices soutenues par les médias. Leur flamme est noyée. Au contraire l’articulation (…) avec des luttes effectives de pointe (…) cela peut contribuer à éclairer le sens, la viabilité et la perspective de construction ».

Quelques exemples :

  • Nationalisation et logique nouvelle à partir du capitalisme : On a eu une déformation insistant de façon structuraliste sur la propriété étatique, alors que la question décisive est celle du fonctionnement des entreprises selon d’autres critères de gestion ;
  • l’intervention dans la gestion de l’entreprise ou de la cité, avec d’autres critères : elle est commentée comme une « participation », utilisée pour justifier toute participation, par principe ! Ou inversement, comme une collaboration de classe, sans voir ce qui est décisif ― les critères alternatifs ― à savoir qu’il ne s’agit pas de faire mieux que les patrons sur ce qu’ils savent faire, mais avec une autre logique qu’eux, car il y a un certain antagonisme d’intérêts ;
  • un autre euro pour le progrès social. Cela constitue pour lui une bataille avec tout un processus et des ruptures, pour un autre crédit et une autre politique monétaire. Mais cela a été utilisé par certains comme justification pour « accepter l’euro tel qu’il est » et ne pas faire grand-chose ! Et par d’autres pour dire : « regardez, l’euro cela ne marche pas », sans voir qu’une monnaie ― dans la vision marxiste qu’il a contribué à développer ― ce n’est pas qu’un taux de change, un étalon, un intermédiaire dans les échanges ou une réserve de valeur, c’est aussi ― surtout ? ― un pouvoir de création monétaire et d’orientation de cette création. C’est dire qu’une monnaie est inséparable des institutions qui la gèrent et des critères de ces institutions. Donc un autre euro, c’est aussi d’autres fonctionnement des institutions, jusqu’à d’autres institutions et critères, comme Denis et la deuxième table-ronde l’ont mis en lumière.
  • la révolution informationnelle. Elle peut être déformée en une sorte de « fatalisme technologique », qui permettrait ― quelle aberration ― d’éviter des transformations sociales révolutionnaires, alors que tout au contraire elle révèle la radicalité du conflit entre l’ancienne logique et la nouvelle logique, qui est une logique potentielle, refoulée distordue appelant à une révolution des régulations et de la structure sociale ;
  • je pointerai enfin la sécurité d’emploi et/ou de formation, la SEF, qu’Hélène vient de développer. Elle est déformée et récupérée tous azimuts. Mais elle a progressé dans toute la société, et ça continue. Mais elle n’est pas toujours prise à sa juste ambition. Certains la tirent trop vers le nouveau : la mobilité, jusqu’à accepter toute suppression d’emploi, donc finalement la conservation du capitalisme, et ils réduisent la SEF à une allocation du service public de l’emploi. D’autres la tirent trop vers la conservation de l’emploi, « l’emploi garanti », sans voir la novation révolutionnaire de donner un rôle central à la formation. Or avec ce rôle central à la formation, un des buts de la société pourrait pourtant devenir le développement de chacun… comme condition du développement de toutes et tous ! D’autres tendent à couper la SEF des enjeux radicaux de nouvelle gestion des entreprises, de nouvelles institutions et pouvoirs.

Le contrefeu à la récupération, c’est le passage aux chantiers pratiques, dans un aller-retour avec la théorie. Tout particulièrement le dialogue à organiser avec les syndicalistes et les associatifs.

D’autant que nous arrive le défi du plein-emploi néo-libéral de Macron et de l’Union européenne ! Qui appelle une bataille pratique chantier par chantier et une bataille d’idées projet contre projet.

Troisième partie – Six novations

1 –        Type de révolution :

Paul développe l’idée d’une voie pacifique révolutionnaire, dépassant l’idée d’une voie révolutionnaire « violente », inefficace de nos jours. Il l’élabore en lien avec les expériences, avancées et échecs des luttes. Dans ce processus révolutionnaire nouveau, la question de l’État et de son pouvoir reste décisive,

Mais Paul donne une importance majeure à son articulation à celle des entreprises, fondamentale aujourd’hui, à celle du pouvoir sur leur gestion, ainsi qu’à la dimension autogestionnaire, non-délégataire des pouvoirs, comme vient d’y insister Évelyne.

Il souligne aussi la différence de conditions avec la révolution de 1789 et sa monarchie absolue à renverser, insistant sur le pluriel des pouvoirs à prendre, de nos jours, mais aussi sur le rôle du crédit, bien au-delà du seul budget de l’État qui, lui, était l’enjeu central de la révolution de 1789.

La radicalité, ce n’est pas la violence ou l’élimination des adversaires. C’est changer la logique, rompre avec la régulation capitaliste par le taux de profit et rompre avec les régulations du libéralisme dans l’anthroponomie.

Cela n’empêche pas qu’il se peut que la conflictualité pacifique connaisse des moments violents.

Précisons quelques concepts et notions :

  • par régulation, il désigne l’articulation entre forces productives et rapports sociaux, C’est elle qu’il faut révolutionner (« la logique »), tout particulièrement, en économie, en s’attaquant au régulateur, le taux de profit, mais aussi aux règles (concurrence, circulation des capitaux, …) et aux réglages (gestions, politique économique, ..) ;
  • il reprend la notion de transition révolutionnaire radicale (conçue comme tout un processus), qu’il l’hérite des historiens marxistes ;
  • et il élabore la notion de « mixte de transition », comme l’était la société d’Ancien Régime – mixte marchand / non-marchand, transition entre féodalisme et capitalisme – comme pourrait l’être une société de transition socialiste à partir de notre capitalisme très mûr ;
  • c’est aussi le concept de « dépassement » – une abolition réussie, qui cherche à répondre au problème posé au lieu de le nier – précisée avec le dépassement des quatre marchés, dont a parlé Yves.

2-        Entreprise et critères de gestion

L’entreprise, il l’analyse comme une institution essentielle du capitalisme. Il n’y a pas que les institutions labellisées « politiques ». Les entreprises sont directement branchées sur la régulation systémique par le taux de profit, et branchées sur l’État qu’elles subordonnent à leur logique actuelle de rentabilité, particulièrement dans le CME jusque dans sa crise. Mais les entreprises expriment aussi le besoin d’efficacité, défi à relever ! Elles font le lien micro-macro, ce qui souligne l’importance du débat avec les économistes hétérodoxes, particulièrement les keynésiens, sur les critères d’utilisation de l’argent et le rôle du capital, comme on vient de s’y livrer avec Dominique.

D’où l’idée de conquête de pouvoir au niveau de l’État… pour conquérir des pouvoirs décentralisés sur les entreprises et les banques, ou dans les territoires, et l’idée d’une bataille pied à pied, sans attendre, sur les critères de gestion.

C’est aussi l’idée d’une correspondance du système de pouvoir dans les entreprises … avec le présidentialisme, ou avec la structure parentale.

Ou encore l’enjeu des cadres et des couches moyennes salariées : leur rôle dans le consensus de gestion, et dans le consensus politique, parce qu’elles sont sensibles aux enjeux d’efficacité mais aussi l’importance de leurs ressources de créativité pour dépasser notre civilisation.

3-        Crédit, monnaie, dollar

Paul a montré l’importance du crédit, décisif pour une logique nouvelle économique et politique, (politique, car le crédit renvoie à des pouvoirs décentralisés et transversaux, branchant sur le monde entier). Il le fait à partir de Marx, où – contrairement à ce qu’on prétend – le crédit est très présent. Et, établissant le lien avec Keynes, il recherche le débat constructif avec les keynésiens jusqu’aux questions de politique monétaire… Une politique monétaire avec de tout autres critères, dans une vraie novation théorique sur la monnaie qui inséparable des institutions qui la gèrent, comme on le voit concernant la BCE (Banque Centrale Européenne).

C’est aussi son analyse du dollar, levier d’un système de prélèvement sur le monde entier pour les multinationales et l’impérialisme étatsunien, analyse qui va de façon très rassembleuse jusqu’à des propositions aiguisées pour une monnaie commune mondiale de financement des biens et services communs et de l’emploi partagé… pour un monde de partage. Un de ses ultimes papiers (traduit en chinois et espagnol) a d’ailleurs été une analyse des potentiels et ambivalences de la banque des BRICS.

Ces analyses sont très liées à celles des multinationales, que j’ai développées en lien avec une analyse poussée des bouleversements qu’introduit la révolution informationnelle, pour une tout autre mondialisation dans une optique internationaliste

4-        Révolution informationnelle

C’est d’abord sa radicalité trop peu vue dans le mouvement, comme y a insisté Catherine. Tout le reste lui est lié, y compris les autres révolutions.

L’information qui peut être transformée par des machines remplaçant certaines activités du cerveau humain est en son cœur. L’information, c’est par exemple la formule chimique pour fabriquer un médicament ou bien les programmes informatiques pour que des équipements matériels mettent en œuvre cette formule chimique. Elle amène une séparation et articulation nouvelle entre humains, information et moyens matériels.

Mais l’information se partage presque sans coût, contrairement au principe d’appropriation, de reproduction matérielle et d’échange du capitalisme. D’où l’absolue nécessité de partages, d’une toute autre mondialisation pour un monde de partage, au lieu des idées étroites du souverainisme ou de la radicalité illusoire de la « démondialisation ». Et développer l’information demande à développer les dépenses pour les êtres humains, contrairement au biais fondamental du capitalisme en faveur des moyens matériels.

La révolution informationnelle crée les conditions objectives d’un dépassement possible du capitalisme. Mais cela exige de révolutionner la régulation. D’où les cercles vicieux … tant que la régulation capitaliste est fondamentalement conservée ! Comme on l’a un peu vu dans la table-ronde sur la crise.

Se développent ainsi sa récupération capitaliste, avec des cercles vicieux effroyables, exploitations et aliénations renforcées. D’où son ambivalence actuelle. Elle est l’enjeu d’une bataille de classe et de valeurs à la fois !

Pour Paul, la technologie, son type comme il disait, est fondamental en économie. Et elle a une dimension anthroponomique : car elle joue profondément sur la relation entre les humains, l’information et les moyens matériels. Donc l’hominisation.

5. Ecologie

Son analyse originale de l’écologie la replace dans tout un ensemble de défis négatifs… et de potentialités. Il montre le lien profond aux critères de gestion des entreprises, marqués par « la prédominance des moyens matériels de production et de consommation ». Caractère fondamental du capitalisme, mais dépassable ! Il montre aussi les limites et cercles vicieux des prétendues solutions (marchés et corrections étatiques), et l’importance décisive des services publics. Analyses que j’ai développées dans mes travaux.

C’est enfin le potentiel de radicalité … et de « rassemblement de différentes luttes » ainsi que le lien avec l’anthroponomie. Car l’écologie questionne le lien aux générations futures, donc à la fois l’angoisse devant la mort et la survie dans l’apport aux générations futures.

Pour lui l’écologie, au lieu de décentrer l’enjeu révolutionnaire, le renforce et l’élargit.

6-        Anthroponomie

Bien au-delà de la classique « reproduction » économique, elle concerne la re-génération des êtres humains en société, tout le processus d’hominisation, et la recherche de ses règles. En quelque sorte, une théorie de l’histoire des sociétés humaines !

Il la développe contre l’économicisme, mais sans refouler l’économie. L’intervention de Thalia a brillamment illustré ce lien sur le thème SEF et féminisme. Mais on aurait pu aussi parler en détail de la protection sociale ou des services publics.

Il propose tout un ensemble de couples et ratios, avec des prédominances et des alternances historiques longues, comme entre sociétés marchandes et non-marchandes dans lesquelles il montre des correspondances entre économie et anthroponomie. Cela nous aide à penser le dépassement de notre civilisation hyper-marchande, dans un progrès qui n’est pas linéaire.

Il propose toute une analyse des régulations et des crises des différents moments anthroponomiques qui sont autant de sous-systèmes :

  • dans le moment parental ou dans celui du travail : le processus d’identification/suridentification/désidentification/ré-identification, bien au-delà de la notion « d’identité ». Voir par exemple la crise des identités de classe (identification à la classe ouvrière) ou les exacerbations culturalo-religieuses ;
  • dans le moment politique : le processus de délégation (de pouvoirs)/surdélégation/crise / dé-délégation – re-délégation, ainsi que le ratio individu/intérêt général.

Il montre aussi le rôle majeur du moment informationnel dans la crise anthroponomique : nous serions dans une crise informationnelle. Une crise de l’information unilatérale (monopolisée) : maximum d’objectivation et symbolisation ; excès de spécialisation ; et vide informationnel, insuffisance éthique, jusqu’à une angoisse fondamentale devant la mort, renvoyant au rapport aux générations futures

Pour une nouvelle civilisation de partage, et des efforts de désaliénation, il insiste sur l’intercréativité et sur la « félicité » pas seulement l’efficacité.

Enfin, il interroge : l’anthroponomie ne peut-elle pas jouer un rôle décisif de déblocage de l’économie ?

Et il insiste sur l’importance des services publics, comme une sorte de pont fondamental entre économie et anthroponomie.

CONCLUSION

Je veux insister sur nécessité d’appropriation – réélaboration, de développement par la pratique et par le travail de fond.

Mais aussi la nécessité de faire connaître ces avancées, utiles aux enjeux de l’avenir immédiat de notre temps.

Permettez-moi de conclure sur un poème de Walt Whitman :

« Courage malgré tout, mon frère ou ma sœur

Va toujours – la Liberté exige qu’on lui voue son effort quoiqu’il arrive

Cela ne compte pas qui se laisse réduire par un ou deux échecs »

Continuons !