Pourquoi les travaux de Paul Boccara sont-ils révolutionnaires ?

Frédéric BOCCARA
économiste, membre du comité exécutif national du PCF
Nasser Mansouri-Guilani
économiste, membre honoraire du Conseil économique, social et environnemental, président de l'Association des Amis de Paul Boccara
Fabienne Rouchy
membre de la commission exécutive confédérale de la CGT

Nous publions ci-après l’entretien croisé publié dans L’Humanité du 16 juin 2023 à l’occasion de la rencontre.

En quoi les travaux de Paul Boccara permettent-ils d’analyser la crise actuelle du capitalisme ?

Frédéric Boccara

Paul Boccara a montré que nous sommes dans une crise systémique radicale. Tous les mots comptent. Systémique : elle fait système et met en cause le système. Radicale, elle touche à la racine même du système. Les précédentes crises systémiques ont amené le système à se transformer, mais en limitant le jeu de la rentabilité – son régulateur central – avec, par exemple, les nationalisations industrielles et bancaires d’après-guerre et la création de la Sécurité sociale, qui sont au coeur du capitalisme monopoliste d’État social (CMES). Donc en conservant une place centrale à la logique du capital, d’où le retour d’une crise systémique dès 1967-1969. C’est toute l’analyse de la suraccumulation- dévalorisation du capital. La présente crise, par différence avec les autres, pose la question de principes radicalement nouveaux. Enfin crise, c’est à la fois exacerbation des maux capitalistes et créations, tout particulièrement une « révolution des opérations techniques sociales» (monnaie, information, écologie) et des révolutions sociétales ou anthroponomiques (re-génération des êtres humains). Mais la structure sociale et la régulation restent inchangées. D’où l’amplification de la crise et ses cercles vicieux. Nous pourrions être dans ce qu’il appelait la « tragédie de fin de cycle ». Sauf que, par rapport aux cycles précédents, celui-ci s’allonge indéfiniment en raison même du changement profond des conditions de la reproduction économique. Cette idée de régulation est fondamentale : elle désigne l’articulation entre forces productives et rapports sociaux. Son coeur, c’est le taux de profit. Mais elle désigne aussi les régulations dites « anthroponomiques ».

Nasser Mansouri-Guilani

En effet, il s’agit d’une crise de civilisation capitaliste. Les travaux de Paul Boccara étant systémiques et pluridisciplinaires, ils aident à expliquer non seulement cette crise mais aussi les voies pour en sortir. Compte tenu du rôle déterminant du facteur économique, je mettrai ici l’accent sur certains aspects de ses analyses dans ce domaine. Il explique que la montée du chômage témoigne de la crise systémique du capitalisme et que, contrairement au discours libéral, sa cause fondamentale n’est pas le « choc pétrolier », mais bien la suraccumulation du capital et son corollaire, l’insuffisance du revenu du travail. Ensuite, il analyse la nature parasite de l’accumulation du capital financier et son exigence de rentabilité contre le développement des capacités humaines (emploi, salaire, formation, conditions de travail) et l’investissement productif. Ces analyses permettent d’expliquer la situation actuelle marquée notamment par le chômage massif, la précarité, la faiblesse du revenu du travail et, parallèlement, la hausse des inégalités et l’accumulation des fortunes par une petite minorité. Cette crise résulte également des rivalités impérialistes et du pillage des peuples. Ici aussi la dimension mondiale des analyses de Paul Boccara fournit des outils puissants. Enfin, son insistance sur l’économie des moyens matériels pour augmenter les dépenses favorables au développement des capacités humaines désigne une approche originale des problèmes écologiques.

Quelle est l’utilité de ses conclusions dans les luttes sociales et le combat actuel à mener au sein des entreprises ?

Fabienne Rouchy

Les travaux de Paul Boccara intéressent la CGT et peuvent être utiles au syndicalisme en général. Il est en effet un théoricien reconnu dont l’activité syndicale tient compte, en particulier, de la question des droits d’intervention des salariés dans la gestion des entreprises. C’est un sujet essentiel dans notre bataille syndicale. Me concernant, en tant que syndicaliste CGT salariée de la Banque de France, j’ai régulièrement expérimenté la nécessité absolue d’être à l’écoute des propositions des salariés, dans le cadre notamment de grands projets portés par la direction. Pour donner des exemples concrets, lorsqu’il s’est agi de modifier certains processus de fabrication et de mettre en place de nouvelles machines dans les sites industriels de fabrication des billets, les errements de la direction ont failli mettre en péril la possibilité pour nos usines de produire des billets de qualité et, par là même, mettre en danger la pérennité de ces sites industriels et les emplois associés. Si la Banque de France est aujourd’hui le premier producteur de billets en euros, c’est parce que les syndicalistes de l’imprimerie de Chamalières, après des années de mobilisations, ont en leur temps convaincu Jean-Claude Trichet, alors gouverneur, de corriger des choix technologiques désastreux pour adopter ceux qui ont fait le succès industriel d’aujourd’hui. Et si la papeterie fiduciaire de Vic-le-Comte est actuellement en capacité d’accueillir la construction d’une nouvelle imprimerie moderne, porteuse d’avenir, c’est parce que les très fortes mobilisations sociales ont imposé la modernisation et l’intégration de la papeterie de la Banque de France dans un pilier public européen de fabrication des billets. Tout cela ne s’est pas fait sans grèves, parfois dures, et sans le soutien de la population et de ses élus. Le conflit en cours à Chamalières pour des conditions de travail acceptables, avec un nombre suffisant d’ouvriers autour des machines d’impression, est partie prenante de cette lutte acharnée pour le respect des personnels et la reconnaissance de leur expertise. L’obstination des dirigeants de l’institution à maintenir un climat social délétère, tout en jouant la division entre catégories de salariés et en faisant pression sur les autres organisations syndicales contre la CGT, très implantée et majoritaire sur le site, relève d’une stratégie destructrice que nous dénonçons avec force.

Nasser Mansouri-Guilani

Paul Boccara explique qu’il est possible de réduire la pression résultant de l’exigence de rentabilité financière et dégager ainsi des moyens pour répondre aux besoins et développer les capacités humaines et productives ; par de nouveaux mécanismes de financement, comme des crédits sélectifs et bonifiés, ou encore par une meilleure organisation de l’intervention publique, par exemple en conditionnant les aides aux entreprises au respect des critères comme l’emploi, le salaire, la formation, l’égalité femmes/hommes, la recherche, l’investissement productif et le respect de l’environnement. Aussi, il développe de nouveaux critères de gestion des entreprises articulés aux droits et pouvoirs pour les salariés et leurs représentants. L’application de ces critères dans certaines entreprises a donné des résultats intéressants. Néanmoins, dans certains cas, les militants ont connu des difficultés. Il importe de dialoguer avec eux pour comprendre les blocages et peaufiner les mots d’ordre. Le dialogue entre la « sécurité d’emploi et de formation » que propose Paul Boccara et la « sécurité sociale professionnelle » que porte la CGT est aussi nécessaire.

Frédéric Boccara

Exiger des corrections et des limitations, comme la taxation des dividendes ou la limitation des licenciements ne répond pas au problème posé par la vie elle-même ! Il faut d’autres principes. Par exemple une sécurité d’emploi ou de formation avec de tous autres pouvoirs sur les entreprises. Les révolutions anthroponomiques dans les relations humaines et la conception des pouvoirs peuvent aider à mettre en cause le monopole patronal dans les entreprises et, avec la question écologique, pour un autre type d’efficacité et d’autres critères. L’anthroponomie peut aider à des « déblocages » révolutionnaires dans l’économie. Opposer à la rentabilité financière et à l’accumulation de nouveaux critères de gestion et croissance de la valeur ajoutée disponible pour les travailleurs et les populations est, en réalité, au coeur des tâtonnements des luttes des entreprises. Cela permet de larges convergences entre couches sociales salariales. Mais la bataille centrale pour une autre logique d’utilisation de l’argent est constamment récupérée, d’où le besoin d’une cohérence sur les objectifs, les moyens, les pouvoirs, avec de nouvelles institutions « de planification stratégique, incitative et démocratique » depuis les territoires et les entreprises. Elle aide aussi à faire le lien entre politique économique et bataille sur les entreprises, car la rentabilité est ce qui traverse les deux, jusqu’à l’État et les conditions de ses aides, les banques et la BCE avec leurs critères de crédit. Cela va jusqu’à la question du dollar et du FMI, au service du grand capital financier.

Quelle est alors la portée révolutionnaire de la pensée de Paul Boccara pour une « civilisation de partage » ?

Nasser Mansouri-Guilani

L’élément fondamental est ici ce que Paul Boccara appelle « révolution informationnelle ». La particularité de cette révolution est que sa substance, à savoir l’information, a une propriété unique. En effet, dans l’échange classique, l’une des deux parties est privée de l’objet d’échange. Par exemple, si vous achetez un produit, le vendeur ne le détient plus, c’est vous qui en êtes désormais propriétaire. Tel n’est pas le cas de l’information. Si vous partagez une information avec autrui, vous ne la perdez pas. Il y a là la possibilité d’un enrichissement mutuel, d’un dépassement des normes marchandes pour établir des mécanismes non marchands échappant aux règles du marché capitaliste, à l’instar des services publics. D’où la nécessité de s’opposer aux privatisations, nationaliser les entités structurantes et développer les services publics de qualité. Il y a là les clés d’une nouvelle civilisation fondée sur le partage, la solidarité, la fraternité et la paix partout dans le monde. Pour ma part, tant pour mes activités militantes que pour mon travail de recherche, je dois beaucoup à Paul. Grâce à ses encouragements, j’ai essayé, modestement et dans le prolongement de ses travaux, d’apporter quelques éclairages sur la crise, la « nouvelle économie », la mondialisation ou encore les services publics. Frédéric Boccara La pensée de Paul Boccara donne le niveau de l’ambition : la civilisation, c’est économie et anthroponomie occidentales ensemble, en crise. Capitalisme et libéralisme à dépasser. C’est voir que le développement des capacités humaines de toutes et tous, dans le monde entier, est devenu fondamental pour sortir de la crise systémique mondiale. C’est voir que, pour cela, il faut s’opposer à la domination de la logique du capital et du taux de profit en promouvant une autre logique. Cette autre logique, c’est celle du partage par opposition à tous les monopoles économiques et anthroponomiques : des firmes multinationales à l’écologie (qui oblige à penser un monde partagé), aux services publics. C’est l’exigence d’une autre anthroponomie, c’est-à-dire la mise en œuvre de nouveaux pouvoirs et partages des rôles politiques, parentaux, dans le travail, d’une culture dépassant les coupures entre Occident et Orient, jusqu’à une autre spiritualité et une maîtrise informationnelle nouvelle.

Fabienne Rouchy

Quoi qu’en pensent les employeurs, les salariés sont les meilleurs experts de leur travail et la conquête de nouveaux droits d’intervention pour eux et leurs représentants est plus que jamais d’actualité. Elle se situe dans une bataille pour davantage d’administrateurs salariés et un pouvoir accru pour ces représentants des personnels, partie intégrante du combat difficile que nous menons contre le capital. Au contraire de critères de pure rentabilité, les nouveaux critères de gestion proposés par Paul Boccara sont des outils utiles sur lesquels il nous faut continuer à travailler.

ENTRETIENS CROISÉS RÉALISÉS PAR PIERRE CHAILLAN