Romans sur Isère, Clergerie : Un nième épisode de la casse de l’industrie de la chaussure !

Jean-Marc DURAND
membre du conseil national - PCF

Le 29 mars l’entreprise Clergerie de Romans-sur-Isère (26) était placée en redressement judiciaire et voyait en même temps sa « période d’observation » réduite de 6 à 2 mois. Son sort devait être connu le 24 mai. Mais la pression exercée par les salariées de l’entreprise et les multiples interventions, particulièrement du PCF de la Drôme, jusqu’auprès de la présidence de la République, permettait de donner un délai de trois semaines supplémentaires pour chercher un éventuel repreneur. Finalement, le 14 juin, le tribunal de commerce qui n’a reçu qu’une offre de reprise, se donnait jusqu’au 29 juin pour prendre sa décision finale.

Une même implacable logique

L’histoire va-t-elle se répéter ? Après la disparition il y a quinze ans de deux fleurons industriels de la chaussure de luxe implanté dans la cité de Jaquemart, Charles Jourdan et Stéphane Kélian, un autre grand nom de l’industrie de la chaussure de luxe française, Clergerie, va-t-il être aussi rayé de la carte ? Rappelons qu’il y a quarante ans, Romans-sur-Isère et son bassin industriel comptaient plus de cent soixante usines de chaussures. Toutes les plus grandes marques de mode faisaient fabriquer leurs souliers dans la région. Au café-théâtre « La Charrette », on pouvait voir attablés Karl Lagerfeld, Claude Montana, Jean-Paul Gaulthier ou encore Issey Miyake qui venaient suivre le développement de leur collection dans les manufactures locales. Dans les années 80, Robert Clergerie a chaussé Madonna, Lauren Bacall ou encore Blanca Jagger et, plus récemment, Michèle Obama…

Que s’est-il donc passé ? Y a-t-il eu une pénurie de salariés d’un coup ? Ou ces derniers auraient-ils perdu du jour au lendemain tout leur savoir-faire ? Bien sûr, rien de tout cela ! Pour autant, cela ne signifiait pas que tout était au beau fixe ! Outil de travail ancien, qualifications non reconnues, bas salaires, stratégie industrielle à faire évoluer et à diversifier, tout cela manquait cruellement pour assurer le développement de ces entreprises qui avaient besoin de financements nouveaux pour se donner les moyens d’affronter le XXIe siècle.

D’importants investissements étaient en effet nécessaires à deux niveaux. D’une part dans l’outil de production : machines, méthodes de production et organisation du travail avec la recherche de nouveaux marchés, notamment nationaux par la diversification de la production, mais aussi besoin de construction de nouvelles coopérations et mises en commun au sein et entre bureaux d’études (designeurs, stylistes) ; en clair, tout le secteur de la recherche et de la création. D’autre part, ce qui est le corollaire de la première condition, il fallait investir massivement dans les capacités humaines. C’est-à-dire pour les salariés.es en consentant des efforts énormes de formation, en reconnaissant les qualifications et les savoir-faire par une hausse significative des rémunérations, en leur donnant des droits d’intervention sur le contenu et les objectifs de leur travail. C’est à ce prix que la qualité des modèles et que la fiabilité de la production peuvent être atteintes et améliorées ce qui constitue le meilleur moyen de conserver sa clientèle, d’en attirer une nouvelle et in fine, d’assurer la pérennité des entreprises elles-mêmes ! C’est à ce prix que la compétitivité peut être améliorée, ce qui contribue ainsi à la baisse des coûts réels de production et permet de contrecarrer la recherche effrénée de la réduction du coût du travail qui est l’alpha et l’oméga des gestions depuis le milieu des années 80.

Mais au lieu de cela, au lieu de mobiliser le crédit des banques, voire avec un soutien public gagé sur la production réelle, l’emploi et la formation, pour soutenir un vrai développement industriel, c’est le choix de l’abandon, de la casse, des délocalisations et du dépeçage financier qui a été fait par les gouvernements successifs. Un comportement qui, malgré les effets d’annonce du clan Macron, semble aujourd’hui se perpétuer. C’est en tout cas ce que semble confirmer la voie choisie par le tribunal de commerce de Paris dans le dossier Clergerie. Rachetées par des financiers, toutes ces entreprises, Clergerie compris, auront connu le même sort. Elles auront été liquidées par leurs nouveaux propriétaires qui se sont empressés de vendre ou de dilapider les quelques actifs juteux restants pour ensuite transférer les brevets et les marques à l’étranger, afin de les utiliser pour aller faire produire des chaussures dans les pays à bas coûts salariaux et sociaux tout en continuant à vendre les chaussures de marque dans les grands magasins des capitales mondiales, dont ceux implantés en France !

Un incroyable micmac financier

Aujourd’hui Clergerie est pris dans le même cercle vicieux que ses illustres prédécesseurs locaux. Avec un chiffre d’affaires de 20 millions d’euros qui n’a pas faibli ces dernières années, Clergerie se retrouve aux prises avec les pires difficultés financières. La Société Romanaise de Chaussures, l’entité qui détient la marque Robert Clergerie et qui est adossée depuis 2020 au groupe French Legacy soutenu par le fonds d’investissement Mirabaud Patrimoine Vivant dirigé par l’ex-ministre des PME Renaud Dutreil [i] (1), explique la situation par un retournement de conjoncture qui serait lié aux difficultés d’approvisionnement pendant la période covid et maintenant à la guerre en Ukraine.

Des explications un peu bon marché. Car si on ne sait que peu de choses sur les conditions mises par le fonds d’investissement pour apporter son soutien, on sait de manière certaine que l’entreprise a reçu 7 millions d’euros d’argent public au titre de France Relance. Où est donc passé cet argent ? Le fonds Mirabaud affirme que quand il a acheté en 2020 l’entreprise était déjà déficitaire. Mais pourquoi l’a-t-il acheté lui qui annonçait un redémarrage sur les chapeaux de roue, annonçant qu’il allait faire de Clergerie une entreprise 4.0, lui qui a installé plusieurs nouveaux magasins de par le monde… ? Il serait intéressant de connaître quel étaient l’objectif et le montant réel des investissements annoncés par ce Fonds car à ce propos on ne dispose au mieux que d’informations générales en provenance de la préfecture, informations par ailleurs non confirmées. Toujours est-il que cette belle opération s’est conclue par une situation où dans les mois précédents sa mise en redressement judiciaire l’entreprise Clergerie perdait un million d’euros par mois. Certains se sont peut-être ainsi payé sur la bête ! Tout cela renvoie en fait, l’image d’une monstrueuse gabegie financière alimentée par de l’argent public sur fond d’une esbroufe visant à masquer les véritables intentions de ce rachat qui était d’en finir avec la production de chaussures Clergerie sur la ville de Romans.

On ne peut en effet s’empêcher de voir en arrière-plan une belle opération de dépeçage visant à s’approprier la marque Clergerie à bon compte pour ensuite aller faire produire les chaussures à bas coûts tout en les vendant toujours aussi cher sinon plus, avec une qualité qu’on laissera apprécier aux futurs acheteurs.

Cerise sur le gâteau, les murs de l’entreprise Clergerie ont été achetés il y a cinq mois par une entreprise financière du nom d’Eximium installée à Romans. La raison invoquée était de soutenir Clergerie en lui apportant du cash. Même si les loyers pratiqués depuis sont de toute vraisemblance d’un faible montant, il n’est pas interdit de voir en arrière-plan une opération à tiroirs. Le tènement sur lequel est implanté l’entreprise Clergerie représente une surface conséquente et est contigüe à un ensemble foncier sur lequel semble être projetée une future opération immobilière. Ce quartier connait en effet depuis quelques années une profonde restructuration accompagnée d’une vaste rénovation de son habitat.

Vu les propositions faites par le repreneur, le groupe américain « Titan Industries » – choix que peut valider le 29 juin le tribunal de commerce de Paris, il peut aussi le rejeter et prononcer la liquidation – il est clair que Clergerie n’aura plus besoin de locaux aussi vastes pour vivre. Déjà un magasin d’usine sur le site a été fermé en septembre dernier. Et aujourd’hui, le projet de « Titan industries » n’est de ne conserver que 59 salariés sur un total de 134 actuellement, dont seulement 29 en production c’est -à-dire présents sur le site de production actuel, ce qui fait d’ailleurs dire au fondateur de cette entreprise, M. Clergerie, qu’avec si peu de salariés, on ne peut envisager de production industrielle, tout au plus une petite ligne ou voire même que des échantillons.

En clair, il en est fini de la production de chaussures Clergerie à Romans-sur-Isère, d’autant que le repreneur déclare sans ambages qu’il va faire produire en Inde, en Chine et/ou en Espagne. Ce qui revient purement et simplement à délocaliser la production Clergerie à l’étranger, un message tout de même un peu contradictoire avec les propos tenus par le Président Macron en visite en Ardèche, le jour de l’annonce du repreneur, vantant les mérites du made in France. Terrible clin d’œil de l’actualité qui se double d’une bonne dose de cynisme et qui fait également s’interroger sur la volonté réelle de s’attaquer au dérèglement climatique car pour le coup le bilan carbone d’une telle délocalisation risque de ne pas être très favorable.

S’ajoute à cela un bilan social inadmissible. C’est au moins 80 salariés qui vont venir au final gonfler les chiffres du chômage dans une ville où les stigmates de la crise de la chaussure sont encore profonds et alors qu’une autre entreprise du nom nouveau d’Indexia – ex-SFAM [ii] – connait en ce moment même la suppression de 200 emplois. C’est un savoir-faire et une production de renom qui vont disparaitre du bassin de vie de Romans et du patrimoine national. Ce sont 80 familles dont la vie va basculer dans l’incertitude et l’insécurité du lendemain dans un temps qui n’incite déjà pas à la plus grande sérénité.

En ce qui le concerne, le PCF Drôme ne peut se résoudre à une telle solution. Chacun sait par expérience que si les pouvoirs publics veulent agir, ils le peuvent. Ils ont bien distribué à l’aveugle, au titre de France Relance, 7 millions d’euros. Une telle gabegie d’argent public est inadmissible !

Voilà pourquoi le PCF a proposé, depuis qu’il a eu connaissance de cette nouvelle, que BPI France intervienne afin d’apporter les avances nécessaires à la relance d’une production industrielle digne de ce nom. C’est -à-dire pour soutenir la rénovation de l’outil de travail, la formation des salariés et l’élévation de leurs qualifications afin d’améliorer la productivité du travail, la qualité des produits et d’élargir la gamme en diversifiant la production. Il ne s’agit pas de déverser une fois de plus de l’argent à l’aveugle mais de mettre son utilisation sous le contrôle des salariés afin que ceux-ci contrôlent et s’assurent de son utilisation pour l’emploi, la formation et la production réelle. En fait il s’agit d’engager l’application concrète d’une sécurité d’emploi ou de formation en activant ses divers chantiers.

On ne peut enfin qu’alerter très fortement les pouvoirs publics qui par la voix de G. Attal le ministre des Comptes Publics a annoncé au cours des premiers jours de juin, dans le cadre d’un nouveau plan de lutte contre la fraude fiscale, le renforcement du contrôle des transferts d’actifs incorporels comme les marques et les brevets. Eh bien le voilà, avec le dossier Clergerie, face à joli cas pratique !

Quant à M. Dutreil, gérant du Fonds Mirabaud, comment ne pas regretter qu’il ne mette pas à profit ses anciennes relations avec le groupe LVMH pour l’appeler à investir dans le domaine de la chaussure de luxe française ! On mesure une nouvelle fois à quel point la grande bourgeoisie capitaliste française n’a pour premier souci que le rendement de sa rente et se désintéresse totalement du devenir industriel du pays.


[i] L’ancien ministre français des Petites et moyennes entreprises (2002-2007) Renaud Dutreil est devenu gérant un fonds d’investissement dédié aux entreprises détenant un savoir-faire d’excellence sous la houlette du groupe financier Mirabaud. Fondé à Genève en 1819, le groupe Mirabaud est présent dans la gestion de portefeuille, le conseil en investissement, la gestion institutionnelle, le courtage et les fusions-acquisitions. Sa division de gestion d’actifs « Mirabaud Asset Management », s’est lancée dans le capital-investissement et a confié à Renaud Dutreil la mise en œuvre de la stratégie du « premier fonds thématique dédié aux entreprises du patrimoine vivant dans le secteur du luxe et du lifestyle ». Ce fonds d’investissement « permettra à des PME familiales actives en France, mais aussi en Suisse, en Italie et dans d’autres pays européens, depuis au moins 50 ans, d’obtenir un soutien à leur développement international et à leur stratégie d’innovation »

Quant à M. Dutreil, ce dernier en tant que ministre des PME, a créé le label « entreprise du patrimoine vivant » et pris des mesures pour faciliter le financement ainsi que la transmission des PME en France.

Il a été également président du géant du luxe LVMH pour l’Amérique du Nord pendant quatre ans et au conseil d’administration du fonds L Capital Europe (LVMH) pendant plusieurs années. Il a investi à titre personnel dans plusieurs entreprises.

[ii] SFAM : Siège social implanté à Romans-sur-Isère, la SFAM concevait et distribuait des contrats d’assurance et de prestations de services sur des produits de consommation courante, particulièrement les smartphones et le matériel informatique…elle était leader de l’assurance affinitaire… Diverses plaintes pour démarchage abusif et vente forcée ont conduit cette entreprise condamnée au tribunal à devoir abandonner ce secteur d’activités.