Que sont devenus les dits « Printemps Arabes » ?

Après un peu plus d’une décennie, la vague de soulèvements n’a pas produit le renouveau tant espéré.

Le 17 décembre 2010, le jeune vendeur ambulant tunisien Mohamed Bouazizi s’immole devant le gouvernorat de Sidi Bouzid. Son geste désespéré, en réaction à la confiscation de sa charrette par la police, va enclencher un « big bang » géopolitique sans précédent, dans toute cette sous-région ! Une réaction en chaine de défiance envers les régimes politiques et leurs choix socio-économiques comme ces pays n’en ont jamais connu dans toute leur histoire moderne postcoloniale.

 Dix ans, ce n’est pas rien à l’échelle d’une vie, mais c’est peu à l’échelle de l’histoire, en particulier celle de la construction de l’État-nation postcolonial dans ses diverses composantes, encore largement inachevée.

Les mobilisations de 2010-2011 ont amorcé un cycle long d’instabilité : ce grand séisme régional a suscité et suscitera encore des répliques, comme en témoigne la seconde vague de soulèvements et de mobilisations en Algérie, au Soudan, au Yémen ou encore au Liban. Des soulèvements qui ont temporairement été interrompus par la vague de Covid-19. C’est en réalité, avec les tentations du retour à l’ordre, une situation en clair-obscur qui associe révolution et contre-révolution. Où pour reprendre la formule d’Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres », même s’il faut bien admettre que les termes de ces processus sont assez différents de ceux qu’envisageait le dirigeant communiste italien des années 20 !

Il importe ici de rappeler brièvement la nature du dit « printemps arabe » qui, au-delà de différences notables d’un pays à un autre, n’en comporte pas moins des caractéristiques communes.

Les soulèvements arabes ont pris de court les régimes en place ainsi que l’ensemble des chancelleries occidentales et les observateurs internationaux les plus avisés… qui n’ont rien vu venir. De fait, ces révoltes ont revêtu un caractère authentiquement « spontané » sans réel leadership ni direction politique. Les initiateurs ont été le plus souvent la jeunesse et singulièrement de jeunes femmes qui, à partir de manifestations locales ont réussi à converger usant habilement des réseaux sociaux. Une organisation fonctionnant de façon horizontale qui a fini par entraîner dans son sillage les couches populaires et une fraction des couches dites moyennes. « Un moment d’enthousiasme » auquel ne participeront que très tardivement les formations politiques traditionnelles (y compris de gauche).

Les demandes et revendications ont été partout séculaires et sociales, jamais idéologiques ni même religieuses ! « Travail, Liberté, Dignité, Justice Sociale » ont constitué les thèmes revendicatifs récurrents à l’ensemble de la sous-région. Des soulèvements à l’origine non-violents se réclamant de valeurs humanistes et universelles dont l’objectif principal était la démission des dirigeants. Un dégagisme [1] dont sera absente toute formulation réellement politique. Une absence de programme qui s’avérera préjudiciable pour l’après-révolution et la satisfaction de ses objectifs.

Reste cependant, que ces révolutions arabes conduites par la jeunesse vont s’imposer comme un modèle générique en termes d’activisme civique débouchant sur une mobilisation populaire de masse et permettant au final de délégitimer les pouvoirs autoritaires en place. Un dégagisme dont s’inspireront plus tard, d’autres mouvements de jeunesse en Europe (Indignados en Espagne 2012, Nuit Debout Paris 2016) ou encore en Amérique du Nord (Occupy Wall Street 2011) bien que les aspirations aient été sensiblement différentes.

Au total une série de révoltes improbables, un puissant souffle qui durera des mois durant, mais qui sera suivi par des lendemains qui déchantent. Des soulèvements de masse qui se traduiront par des résultats disparates, le plus souvent décevants.

Les données sociales et politiques majeures n’ont d’ailleurs, pas changé depuis les révoltes.

La toute première réside dans sa jeunesse (au pluriel). Un quart de la population a moins de 15 ans, un autre quart a entre 15 et 30 ans. Au cours de la dernière décennie, le monde arabe a vu sa génération la plus jeune, la plus importante sur le plan démographique et la plus instruite devenir adulte. Cette classe d’âge se caractérise également par sa profonde immersion dans les médias sociaux et par sa maîtrise des technologies en ligne. Une nouvelle génération qui s’essayera à la politique au travers la propagation de mots d’ordre et de modalités d’organisation que n’ont jamais pu « contrer » les officines officielles chargées de la censure, ni moins encore les forces de répression ! Mais une génération qui ne réussira pas à se constituer en élites alternatives à celles des régimes déchues.

La deuxième constante est économique. Le développement de la région demeure anémique. En-dehors des riches monarchies rentières du Golfe, les taux d’inemploi et de pauvreté se sont aggravés dans la plupart des États. Selon la Banque mondiale, près du tiers des jeunes Arabes sont au « chômage », plus que dans toute autre région du monde. Le désir d’émigrer, principalement pour des raisons économiques, a atteint des niveaux historiques record.

Si dans bien des cas les sociétés civiles donnent des signes d’essoufflement et de lassitude, quand ce n’est pas d’inquiétude grandissante, elles n’ont pas dit leur dernier mot. De nouvelles préoccupations prennent le pas sur celles des soulèvements. En effet, l’instabilité politique, la corruption, le marasme économique, l’incivisme social, la paralysie des États et de leurs institutions, constituent autant de menaces qui planent sur les acquis sociaux, le droit des femmes, ou bien encore la liberté de conscience chèrement acquise. Cherchant à donner le change, de nouveaux régimes caméléons des précédents multiplient à leur tour les manœuvres dilatoires, alternant mesures sans réelle portée, pour tenter de se prémunir contre de nouvelles, toujours possibles, explosions sociales. Mais ces dernières ne sont pas à une première expérience « printanière » près !

Un peu plus d’une décennie est donc passée ! Les contradictions d’un mode de développement proto-capitaliste sous-tendu par la perpétuation obsessionnelle d’options libérales, se sont considérablement aggravées ; et ce en dépit de l’injection importante de financements de la part des bailleurs de fonds internationaux. L’économie informelle explose (près de 45% des personne en âge de travailler n’accèdent pas au salariat et vit d’expédients), les déficits jumeaux (public et extérieur) sont hors de contrôle.

 À quelques exceptions près, les pays de la région MENA (Moyen-Orient, Afrique du Nord) se sont trouvés confrontés à une dette globale (publique et privée) insoutenable et à une dépendance accrue à la dite « assistance internationale », au point que nombre d’entre eux se voient désormais contraints d’accepter des plans d’ajustement structurel (terme consacré qui signifie coupes sombres et austérité).

A l’exception de l’Algérie, de la Syrie et de la Libye, tous les autres sont – à des degrés divers – soumis aux injonctions (le consensus de Washington [2] n’est pas mort) du FMI et des autres grands bailleurs !

Ce bref survol de ce que d’aucuns appellent « une décennie perdue » mérite mieux qu’une simple énumération factuelle d’événements ayant conduit ces « révolutions » dans une impasse. Il convient de procéder à une analyse plus poussée des modalités de fonctionnement et de reproduction des formations économiques et sociales de cette région MENA (à l’exception des monarchies pétrolières).

Deux instances organiquement liées doivent être examinées de manière plus approfondie :

  • celle du politique, des coalitions et blocs dominants concomitamment aux couches sociales intermédiaires et populaires subalternes, dans leurs interactions dynamiques.
  • celle indissolublement liée de l’économique, des choix de développement extraverti (et non autocentré sur les besoins sociaux des populations), des formes prises par l’intervention de l’État, des exigences et des contraintes de la mise en valeur des capitaux et leur accumulation.

Sans doute faudrait-il ajouter une autre dimension à l’intersection de ces deux sphères, à savoir l’amplification et la propagation d’une corruption devenue protéiforme. Les diverses insurrections et mouvements sociaux de la décennie 2010 avaient déjà révélé au grand jour une corruption à l’étage du politique et de l’État, sous la forme de détournements de fonds publics et d’enrichissements illicites par tous les leaders déchus, leurs proches et leurs affidés. Depuis lors, les choses ont empiré ! De nombreux travaux rigoureusement documentés attestent d’un élargissement considérable de pratiques répandues comme le favoritisme, le népotisme et la collusion des sphères publiques et privées, signe avant-coureur d’une dégénérescence du dit « modèle de développement » !

In fine, la résurgence des régimes autoritaires

L’autoritarisme, trop vite enterré par le paradigme en vogue de la « transitologie » dans la pensée magique (« whishful thinking ») des élites traditionnelles (dans leur grande majorité, y compris d’opposition) qui a accompagné la chute des « présidents à vie », semble plus présent que jamais. Mais alors comment en est-on arrivé là ? Comment de puissants mouvements sociaux ont-ils si peu engendré de changements dans l’ordre social comme au plan de la gouvernance politique ?

Il importe en tout premier lieu d’en finir avec l’inconsistance et ineptie manifeste des grands médias internationaux (y compris français) affirmant : « On vous l’avait bien dit que les musulmans étaient inaptes à la démocratie ! » et la kyrielle de jeux de mots faciles sur l’automne ou « l’hiver arabe ». La vacuité de ces commentaires n’a d’égal que la naïveté de l’enthousiasme qu’avait suscité les « printemps arabes ». L’idée qu’il y aurait eu un effet domino du processus révolutionnaire sur l’ensemble des pays de la zone à partir de la Tunisie est vite apparu comme une grossière erreur. L’expérience révolutionnaire a, certes eu, un écho (principalement symbolique via les emprunts de slogans) mais elle n’a pas touché l’ensemble des pays. Des emballements médiatiques toujours prématurés fruit d’une méconnaissance manifeste des réalités sociales et des particularités politiques de ces pays. Insistons ! L’évocation permanente d’un processus de transition vers la démocratie avait l’indéniable avantage de masquer le fait qu’une révolution politique peut en cacher une autre. En l’occurrence une mobilisation sociale sur laquelle le bloc hégémonique (fraction de la bourgeoisie économique et des couches intermédiaires traditionnelles) s’est appuyé, mais qui ne tardera pas à mettre au pas (dès les premiers signes de crise politique), ce même mouvement social, une fois qu’il en a tiré le bénéfice final : « tout changer pour que tout reste »[3] !

De fait et plus d’une décennie après les soulèvements populaires de 2011, les sociétés arabes voient revenir en force les pratiques autoritaires et répressives. L’élan émancipateur parait interrompu, pire il parait régresser, du moins à court terme. Ce retour à l’ordre brutal semblant anéantir les acquis s’explique par le jeu d’au moins deux facteurs majeurs qui se renforcent l’un l’autre.

Le premier est l’amer désenchantement suscité par le processus de transition lui-même, censé mener vers une réelle démocratisation et l’instauration d’un réel État de droit. Rien de tel ne s’est passé ! Les forces conservatrices [4] ont réussi face à un mouvement social sans réelle direction, et par le truchement de gouvernements pusillanimes à empêcher constamment la mise en œuvre des réformes profondes tant au plan de justice sociale et qu’au plan de la démocratisation de la vie politique. Du coup la population a fini par se détourner des jeux politiciens sans fin. Un découragement s’est installé durablement sous les coups de boutoir répétés de la dégradation continue des conditions de vie (explosion de la spéculation, renchérissement des produits locaux comme importés, propagation de la corruption, montée irrésistible de l’économie informelle de survie) et de restrictions des libertés.

Le second facteur et non des moindres, tient dans l’échec cuisant du courant islamiste dans la conduite des affaires. Disposant à l’origine d’une certaine légitimité du fait d’une assise populaire, ce courant vainqueur un peu partout (Maroc, Tunisie, Egypte, Jordanie) n’a jamais su proposer de solution de sortie de la crise globale dans les pays où pourtant, ils ont été au pouvoir et exercé des responsabilités !

Par ses choix erronés d’inspiration libérale et ses compromissions avec une partie des forces de l’ancien régime, l’islamisme politique a fini par se couper de sa propre base politique et se discréditer auprès d’une large fraction de la population (notamment d’une partie de la jeunesse). L’échec de l’islamisme constitue la seconde source d’inertie politique affectant aujourd’hui le monde arabe[5].

Peut-être conviendrait-il d’ajouter un troisième facteur, sorte de liant des deux précédents. Un facteur moins événementiel et bien plus fondamental, à savoir : l’impréparation politique du mouvement social. En effet le processus révolutionnaire n’a pas été précédé par des débats publics approfondis, par un renouvellement profond des idées et des visions politiques créant ainsi les conditions possibles de la réussite d’un changement effectif. Les embryons de partis progressistes n’ont pas su se préparer à constituer une force alternative. Le contexte général à l’ensemble de la sous-région est, en effet, très différent ! Les soulèvements surviennent dans un contexte véritablement de répression généralisée et d’essoufflement du modèle de croissance (recul de l’investissement et des créations d’emploi, désindexation des salaires et montée de la précarité). Aucune organisation n’a pu transformer les demandes sociales en un programme de gouvernement. Le renouvellement de la classe politique ne s’est pas fait. « Il n’y avait pas de « cadets » pour se substituer à l’ancienne classe politique et prendre charge cette mobilisation… Comme la classe politique, les élites et le discours en général ne se sont pas renouvelés, le processus contre-révolutionnaire a pu se réenclencher, marginalisant les acteurs nouveaux et redonnant à la petite oligarchie les pouvoirs lui permettant de refaire le même parcours qu’autrefois ».[6]

Du dirigisme économique à la asabyya[7] néo-libérale

 Comme nous l’écrivions déjà dans Economie&Politique en 2016[8], les accords de libre-échange entre les pays du Maghreb et l’Union-Européenne, – profondément asymétriques – qui s’inscrivaient dans le prolongement du protocole signé à Barcelone en 1995, n’ont pas produit la coprospérité espérée, ni moins encore la démocratisation des institutions et la consolidation de l’État de droit ! Tant s’en faut ! A contrario ces accords ont eu pour effet d’insérer plus encore les pays signataires (y compris l’Egypte) dans un processus insidieux et lent de rétrécissement de leurs marges de manœuvre conduisant à une dépendance accrue tant en termes de débouchés de leur production que du financement de celle-ci ! Le contraste est, en effet saisissant, entre les premières décennies d’indépendance (60-80) où ces États cherchaient une trajectoire autonome axée sur une croissance autocentrée d’import-substitution, et les décennies suivantes marquées par le très net, bien qu’imperceptible, désengagement de l’État, la promotion et le soutien actif de l’initiative privée. La décennie 2000 achève une libéralisation quasi-totale par l’abandon de toute taxe douanière, la mise en œuvre d’une législation favorable au capital étranger (code des investissements IDE), un large processus de privatisation d’entreprises publiques. Une libéralisation à marche forcée qui d’évidence ne se fait pas sans heurts ni résistances, mais ne fait pas non plus que des perdants !

 La PME maghrébine, rappelons-le, est la forme emblématique du capital privé local. Souvent de petite taille, elle s’organise autour d’intérêts patrimoniaux familiaux. La valorisation des capitaux comme leur processus d’accumulation et de reproduction s’articule autour de ces PME qui se déploient sur les segments les plus porteurs, souvent avec l’aide de l’État. Au fil du temps, de puissants groupes familiaux vont réussir à se constituer au travers de clusters et grappes de PME !

Au Maroc, les proches du Makhzen [9], en Algérie et en Egypte les proches des forces armées, en Tunisie, les bourgeoisies foncière et commerçante, anciens hauts fonctionnaires, tous proches du régime, sont les principaux acteurs des processus de valorisation et d’accumulation. Tous, mais à des degrés divers, ont un intérêt manifeste à la stabilité du régime et à l’ordre social existant.

La Nesba [10], la proximité du pouvoir, l’accès aux lignes de crédit bonifié, les accommodements fiscaux, les réglementations en vigueur, facilitent grandement la valorisation des capitaux. La contrepartie attendue des pouvoirs autoritaires durant toutes ces décennies pourrait se résumer de manière lapidaire : un accès à la consommation + une création d’emplois = paix sociale !

Un pacte d’économie politique articulé de manière autoritaire mais éminemment précaire car jamais à l’abri du regain périodique de tensions sociales, des aléas de la conjoncture internationale, et des contingences politiques des partenaires du Nord. Un pacte qui ne peut fonctionner, dans la durée, que si l’on y ajoute la dimension coercitive et répressive.

C’est pourtant le renouvellement de cette voie que paraissent avoir privilégié les armées égyptienne et algérienne. Des armées, omniprésentes depuis les indépendances dans les appareils d’État, dirigent et organisent l’accumulation sélective du capital (aussi pour leur propre compte) en fonction des réciprocités multiples qu’elles peuvent attendre des diverses composantes familiales et de leur asabiyya (réseau d’influence politique). Il s’agit donc d’un jeu subtil qui ne peut se réduire à la seule thématique éculée de « la corruption de certaines mafias ». Une thématique, sorte d’arbre qui cache la forêt, qui continue à fausser le débat public tout au long de cette dernière décennie, voire même l’actualité immédiate de ces pays, là où continuent à se perpétuer les pratiques anciennes.

En Tunisie ou au Maroc, les trajectoires post-révolution sont sensiblement différentes, tout en conduisant à la même impasse autoritaire. Les modestes et limitées avancées démocratiques (liberté de la presse, liberté d’association et de manifestation) ont ébranlé bien plus fortement les régimes, qu’il n’y parait. Le mouvement social bien qu’en reflux (faute de direction et de programme) s’exprime désormais à travers une multitude de groupes de jeunes activistes (aidés en cela par les réseaux sociaux) qui dénoncent habilement les travers et les turpitudes de leur société. Des campagnes sous la forme de mots d’ordre (« je ne pardonne pas ! », « où est passé mon pétrole ? »), se répètent régulièrement – aux limites du discours contestataire – et trouvent un fort écho dans ces sociétés. Une approche aux apparences « civiques », qui vient le plus souvent en appui aux luttes sociales qui perdurent dans les entreprises (grèves perlées, sit-in, manifestations locales), luttes qui à leur tour reprennent le slogan « phare » répété à intervalles réguliers : « Al Shaab yourid isqat al-nizam »[11].

Une conjoncture que l’on pourrait donc qualifier de « défiance larvée », assez largement partagée dans la sous-région et qui paralyse les velléités de reprise du processus de domination économique et sociale : les groupes familiaux, comme les entrepreneurs individuels, rechignent à investir de nouveau de peur de voir de nouveau contester leur gestion (salaires, conditions de travail). L’investissement privé est pour ainsi dire en panne. Il passe en moyenne de près de 15 % de la FBCF (formation de capital rapportée au PIB) avant les soulèvements populaires à près de 5 % dans la dernière période. Un signe de prudente réserve, qui témoigne à sa manière, du trouble profond et du désarroi de ces classes entrepreneuriales et des conditions même de leur processus d’accumulation et de reproduction élargie. Une crise sociale qui perdure donc et que les nouveaux régimes tentent désespérément de masquer en multipliant les opérations de prestige par ailleurs fort coûteuses (nouvelle ville du Caire et son musée, TGV marocain, autoroutes tunisiennes) et sans véritables effets d’entrainement.

Conclusion

Plus d’une décennie après les soulèvements populaires de 2011, les sociétés tant du Maghreb que du Machrek connaissent un état d’apathie consécutif à une vague continue et incessante d’intimidation (emprisonnements arbitraires) et de pressions contre-révolutionnaires. D’un côté, l’essentiel de la population est à bout : plus aucune idéologie digne de ce nom n’irrigue le corps social, et ceux qui voudraient encore se mobiliser se heurtent à une répression implacable ou fuient le pays. De l’autre, les élites politiques sont usées, incapables de produire la moindre perspective d’apaisement et de réconciliation. Elles administrent donc leurs privilèges en maintenant le statu quo.

Le verrouillage des institutions mené par le retour de ces régimes autoritaires semble avoir symboliquement fermé la parenthèse démocratique entamée au Maghreb et au Machrek en 2011. Mais cette interruption n’apparait nullement définitive ! Faute de doctrine idéologique claire et de projets économiques viables, les autocraties du monde arabe subiront tôt ou tard de nouvelles protestations massives.


[1] Le dégagisme s’incarne dans une interjection : « Dégage! »  (« irhal! »), et dans un slogan : « Le peuple veut la chute du régime » (« Al-chaab yourid iskat al-nidham »)

[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Consensus_de_Washington

[3] Formulation avancée par Tancredi dans Le Guépard de Tomasi di Lampedusa

[4] La plupart des révolutions connaissent une phase de réaction thermidorienne qui rétablit parfois les cadres politiques contestés au moment de la révolte,

[5] https://www.monde-diplomatique.fr/2022/09/ALAOUI/65037

[6] https://www.lesclesdumoyenorient.com/Entretien-avec-Bertrand-Badie-Bilan-dix-ans-apres-les-Printemps-arabes.html

[7] Asabyya : concept avancé par Ibn Khaldoun pour illustrer le pouvoir d’un groupe. Il désigne sa solidarité sociale, c’est-à-dire la force de liens harmonieux au sein du groupe, qui lui permet d’être à la fois conscience qu’il est groupe, et cohérent vis-à-vis du reste de la société (en soi et pour soi). Un concept proche de celui de capitalisme familial dont l’assise économique va au-delà de la simple prédation « mafieuse ».

[8] http://www.economie-politique.org/94899 : « Vingt ans de libre-échange Europe-Maghreb : insidieusement désavantageux ! » Economie&Politique N° 746-747

[9] Makhzen : ensemble des institutions et moyens qui assurent le pouvoir économique de la royauté.

[10] Nesba : concept intraduisible qui renvoie à la « distinction » de Bourdieu. C’est le vecteur identitaire  (la valeur sociale du patronyme et de ses attributs attachés s’immisce dans l’ensemble des rapports sociaux de la modernité individuelle pour venir s’inscrire dans les relations de domination, d’allégeance, voire de subordination). Il participe activement mais silencieusement au processus de répartition des pouvoirs (réels et symboliques) et à sa reproduction élargie. Illustration : La notabilité des grandes familles. La « nesba » ne peut être assimilée à un déterminisme étroit qui viendrait, à elle seule, décider des modalités de la mobilité sociale.

[11] Slogan qui se traduit par : le peuple veut la chute du régime.