Rudolf Hilferding, théoricien du capital financier

Paul Boccara

Nous proposons ici une version résumée d’un texte de Paul Boccara dans Economie et Politique sur l’économiste marxiste  Rudolf Hilferding et son ouvrage Le capital financier. Qualifiée d’« œuvre magistrale » par Jaurès, d’« analyse théorique éminemment précieuse de la phase la plus récente du développement du capitalisme » par Lénine, Le Capital financier, qui analyse les transformations du capitalisme au début du XXe siècle, a placé Hilferding au rang des plus importants économistes de la tradition marxiste. Nous y ajoutons des éléments biographiques issus du travail considérable d’Yvon Bourdet.

Rudolf Hilferding né en 1877 à Vienne dans une famille juive – son père était employé dans une compagnie d’assurances – fit des études de médecine mais se consacra beaucoup plus à l’activité politique et au travail théorique qu’à cette profession.

Membre dès l’âge de quinze ans de l’Association des Étudiants socialistes, il collabore à la Neue Zeit, revue socialiste dirigée par Karl Kautsky, et peut être considéré comme un représentant, avec Max Adler ou Otto Bauer, de ce qui a été appelé l’austro-marxisme [1]. En 1906, il est appelé à Berlin pour enseigner l’économie à l’école du Parti social-démocrate allemand. Remplacé dans cette fonction par Rosa Luxemburg, il reste néanmoins en Allemagne jusqu’en 1915, et s’oppose, au sein du SPD, au vote des crédits militaires.

Mobilisé dans l’armée autrichienne, il retourne après la guerre à Berlin et devient l’un des dirigeants du Parti socialiste indépendant (USPD) qui regroupait la minorité de gauche du SPD. Il se prononce toutefois contre l’adhésion de l’USPD à la Troisième internationale. Il participe à l’Union des partis socialistes pour l’action internationale, surnommée « internationale deux et demi » et y critique la politique des réparations infligées à l’Allemagne. Ayant obtenu la nationalité allemande en 1920, il est élu député au Reichstag en 1921 et il rejoint le SPD majoritaire en 1922. Ministre des Finances dans le cabinet Stresemann en 1923, il fut contraint à démissionner car jugé trop à gauche. Après les élections de 1928, il est une seconde fois ministre des Finances dans un cabinet de grande coalition mais, désavoué par le directeur de la Reichsbank Hjalmar Schacht (qui fut ensuite ministre des Finances du Troisième Reich), il est de nouveau contraint à la démission.

Réfugié en Suisse après l’arrivée d’Hitler au pouvoir, il se consacre à la poursuite du combat contre le nazisme. En 1938, il rejoint à Paris son ami Breitscheid. En 1940, le gouvernement français, dans la convention d’armistice, s’était engagé à livrer au Reich les ressortissants allemands qu’il réclamerait. Après de multiples tentatives pour gagner l’étranger, Rudolf Hilferding est arrêté le 8 février 1941 puis livré à la police allemande. Les circonstances exactes de sa mort, dans les heures qui suivirent, n’ont pas été complètement élucidées.

Nous publions dans les pages qui suivent des extraits de l’article que Paul Boccara avait consacré à l’ouvrage, lors de sa traduction en français, dans le numéro de juillet 1969 de notre revue sous le titre « À propos du Capital financier et de quelques autres publications récentes » (https://pandor.u-bourgogne.fr/archives-en-ligne/functions/ead/detached/EP/EP_1969_07_n180.pdf).

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Le Capital financier de Rudolf Hilferding, même si certaines de ses thèses peuvent aujourd’hui paraître banales, a constitué lors de sa parution, en 1910, une œuvre très largement originale. Elle se caractérisait par un effort systématique pour étudier sous tous ses aspects et dans ses interrelations «la phase la plus récente du développement capitaliste » selon le sous-titre de l’ouvrage, depuis le rôle nouveau des banques, du crédit et du capital par actions, jusqu’à l’exportation impérialiste des capitaux, en passant par le développement des trusts et des cartels monopolistes. Elle tentait d’apporter, en s’appuyant sur la théorie marxiste, une explication de ces phénomènes nouveaux et de prévoir le cours ultérieur des transformations.

Cependant, l’ouvrage de Hilferding, malgré ses apports extrêmement utiles, était marqué par de graves faiblesses. Ce double aspect a déjà été souligné, en son temps, dans le jugement lapidaire bien connu de Lénine. Ce dernier, qui a largement utilisé le livre du marxiste autrichien dans son étude sur l’Impérialisme, écrivait : « Malgré une erreur de l’auteur dans la théorie de l’argent, et une certaine tendance à concilier le marxisme et l’opportunisme, cet ouvrage constitue une analyse théorique éminemment précieuse ».

Nous n’avons ni le temps ni la place de faire ici une analyse critique du Capital financier. Nous voulons seulement préciser, en quelques lignes, le jugement cité et notamment sa partie critique, que l’étude approfondie de l’ouvrage comme l’évolution ultérieure du capitalisme confirment.

En gros, Hilferding, tout en s’attachant à étudier minutieusement et avec un esprit novateur les transformations de son temps, ainsi qu’à développer la théorie marxiste, surestimait la portée effective des changements intervenus par rapport aux contradictions irréductibles du capitalisme et il tendait à s’écarter de l’analyse scientifique de Marx.

En particulier, il surestimait la portée des transformations introduites par les nouvelles modalités du financement du capital industriel. Il ne comprenait pas bien que l’atténuation relative des phénomènes de crise dont il était le témoin était liée aux conditions de la longue phase de tendance ascendante des années 1895-1914. Cette phase de la « belle époque » préparait, avec la suraccumulation de capital de longue période, la longue phase de dévalorisation de capital et de crise structurelle des années 1920 et surtout 1930, années qui devaient apporter un démenti cruel à plusieurs des analyses d’Hilferding sur le capital financier.

Sur un plan plus proprement théorique, l’analyse des crises du Capital financier, — en général considérée comme secondaire dans l’ouvrage — révèle que malgré tous ses efforts, suggestifs des vrais problèmes, Hilferding n’est pas arrivé à élucider la théorie marxiste de la suraccumulation et a finalement cédé aux concepts bourgeois dominants. S’il a pris expressément position contre la théorie de Marx sur la monnaie de papier, en vérité, toute son analyse se ressent, d’un bout à l’autre de l’ouvrage, de la même erreur fondamentale. Celle-ci se ramène à une incompréhension, en profondeur, de la théorie marxiste des marchandises, caractérisée par la distinction fondamentale entre valeur et valeur d’échange, largement incomprise, d’ailleurs, de la plupart des disciples de Marx.

(…)

Les erreurs de Hilferding et de Rosa Luxembourg, et l’effort de Lénine pour les dépasser

L’extrait sur l’exportation des capitaux, un des meilleurs de l’ouvrage, révèle spécialement certains éléments de supériorité de l’analyse de Hilferding sur celle que devait faire, quelques années après, Rosa Luxembourg dans son Accumulation du capital (1913). Comme on le sait, à la tendance dans une certaine mesure droitière de Hilferding, on peut opposer la tendance gauchiste de Rosa Luxembourg.

L’analyse de Hilferding insiste, à juste titre, sur l’exportation des capitaux et non simplement des marchandises, sur la recherche de la production d’une plus-value additionnelle et non unilatéralement sur la réalisation de la plus-value, sur le rôle du crédit pour dépasser les limites de la réalisation ou du débouché capitaliste, sur les limites que la force de travail exploitable oppose à la production de plus-value, etc. Toutefois, (…) malgré certains efforts pour montrer le développement nouveau des contradictions capitalistes, cette même analyse tendait, tout en ne voyant pas le problème d’ensemble de la suraccumulation, à se faire des illusions sur la capacité du capitalisme à trouver des solutions durables de ses contradictions, se faisait aussi des illusions sur les modalités de ces solutions, qu’il s’agisse de l’accroissement de la force de travail exploitable, des solutions du crédit bancaire, ou de la tendance alléguée à la formation d’un cartel général.

D’un autre côté, on sait que Rosa Luxemburg, à partir d’une incompréhension de la signification et de la place des schémas de la reproduction de Marx dans le Capital, faisait une analyse unilatérale, de type sous-consommationniste. Le problème de la suraccumulation se trouvait plus évidemment au fond de ses recherches, elle se heurtait de façon suggestive à certains problèmes réels, et elle ne risquait pas de surestimer les facilités de la longue phase d’expansion des années 1895-1914. Mais son analyse conduisait à une vision de tendance catastrophique de l’évolution du capitalisme. Si elle donnait à juste titre plus d’importance que Hilferding au phénomène de l’impérialisme colonial, elle négligeait largement certaines des transformations les plus originales, comme celles concernant le capital financier ou le monopolisme. Elle se fondait sur une conception erronée, très étroite, du processus de la suraccumulation et du développement du capitalisme, négligeant notamment les conditions changeantes de l’accumulation du capital constant en liaison avec le progrès des forces productives.

On sait comment Lénine s’est attaché dans l’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, de 1917, à présenter une attitude plus objective, plus authentiquement révolutionnaire. En insistant davantage sur l’exportation impérialiste du capital que Hilferding, il était plus proche de celui-ci en mettant fortement l’accent sur les transformations du capital financier et du monopolisme. Il mettait en avant le concept de stade nouveau de développement (au centre duquel il ne plaçait ni le développement colonial, ni le capital financier, mais le monopolisme) en opposition avec les thèses de Kautsky, croyant possible le retour à un capitalisme de type libéral. Il ne se proposait pas de prendre position sur la théorie très complexe et embrouillée des crises et de la suraccumulation du capital. Mais, on sait qu’il a critiqué les thèses luxemburgistes. Et surtout, tout en insistant sur la profondeur des changements et sur leur portée pour la lutte révolutionnaire, sur le caractère de préparation objective du socialisme au stade nouveau, il montrait l’aggravation des antagonismes capitalistes. Il insistait sur ce double caractère dialectique de l’impérialisme, qu’il caractérisait à la fois comme capitalisme « pourrissant » ou « parasitaire », et comme capitalisme « agonisant » ou « de transition ». Enfin, il devait encore développer sa première esquisse en avançant, quelques mois après, dans La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer la thèse du capitalisme monopoliste d’État. Aperçu révolutionnaire sur les changements les plus nouveaux de son temps, la conception léniniste du capitalisme monopoliste d’État tranchait avec les illusions de Hilferding sur la tendance au cartel général (pour ne pas parler du « trust capitaliste national » de Boukharine) ou la vision étroite de Rosa Luxembourg concernant le militarisme impérialiste.

Ce rappel, on ne peut plus sommaire, de l’opposition entre Rosa Luxembourg et Hilferding et de l’effort de dépassement léniniste est loin, comme on s’en doute, de n’avoir qu’un intérêt historique (…). Les erreurs graves des analyses de Hilferding et de Rosa Luxembourg concernant l’explication de la suraccumulation du capital et celle des transformations de structure du capitalisme peuvent avoir un aspect positif, dans la mesure où elles permettent d’éviter leur répétition, même sous une autre forme (…).


[1] Tous ces éléments biographiques sont tirés de la très riche notice consacrée à l’ouvrage et à son auteur par Yvon Bourdet sur le site marxists.org : https://www.marxists.org/francais/hilferding/1910/lcp/bourdet.htm