Un chiffre expliqué
14 100 euros par an :
ce que les services publics ajoutent au niveau de vie moyen

Alain Tournebise

Traditionnellement, en automne, l’INSEE publie les chiffres détaillés des comptes de la nation des années précédentes. En novembre dernier, l’Institut a notamment publié les principaux chiffres liés au revenu des ménages de 2022 et 2023. Des publications qui en disent long sur les inégalités, le pouvoir d’achat et le rôle des services publics dans ce domaine.

Le revenu national correspond à l’ensemble des revenus perçus par les différentes unités économiques résidentes en France : les ménages, les entreprises, les administrations publiques et les institutions sans but lucratif. Une fois retranchée la dépréciation du capital liée à l’usure des logements, équipements et infrastructures, on obtient le revenu national net (RNN). En 2022, en France, il est égal à 32 700 euros par habitant, soit 46 700 euros par unité de consommation (voir la définition encadré1) pour un total de 2 227 milliards d’euros.

Ce RNN dans son ensemble peut se répartir sous certaines hypothèses d’affectations entre les seuls ménages : avant tout mécanisme de redistribution, il constitue alors le revenu primaire élargi. 

Les services publics : un rôle essentiel contre les inégalités

Trois mécanismes de redistribution modifient la répartition du revenu primaire élargi des ménages pour constituer, après transferts, le niveau de vie élargi : les prélèvements, les prestations sociales monétaires et les transferts non monétaires. Fondée sur l’idée que tout impôt ou taxe a in fine une contrepartie directe (sous forme monétaire) ou indirecte pour les ménages, cette redistribution élargie intègre la totalité des transferts publics, versés et reçus, et notamment une valorisation monétaire des services publics.

  • Les prélèvements, qui regroupent l’ensemble des impôts, directs et indirects, des taxes ainsi que les cotisations sociales, s’élèvent en moyenne en 2022 à 26 000 euros par UC.
  • Les prestations sociales monétaires, de 11 900 euros en moyenne par UC, sous forme de revenus de remplacement (pensions de retraite, allocations chômage, pensions d’invalidité ou encore indemnités maladie) ou non (allocations familiales, minima sociaux, prime d’activité).
  • Enfin, l’ajout des services rendus par les transferts non monétaires, de 14 100 euros par UC en moyenne, conduit au niveau de vie élargi. Ceux-ci se composent des transferts en nature qui sont individualisables (éducation, santé, logement et action sociale), et des dépenses collectives (police, justice, armée, etc.). Ces transferts non monétaires des services publics sont valorisés par l’INSEE à partir des comptes nationaux, essentiellement sur la base de la contribution à la valeur ajoutée nationale des administrations publiques.

Comme on le voit, dans la redistribution, les services publics jouent un rôle prépondérant, évalué à 14 100 euros par UC, significativement supérieur à celui des prestations sociales monétaires, d’un montant moyen de « seulement » 11 900 euros. Et, proportionnellement, cet impact est plus important encore s’agissant des catégories au niveau de vie les plus modestes, comme le montre le tableau ci-dessous. Car l’INSEE ne se contente pas de mesurer la redistribution en moyenne, elle en fait une analyse par catégories de niveau de vie, des ménages les plus pauvres aux ménages les plus aisés. Le tableau suivant synthétise cette analyse par tranche de 20 %

Nature des revenusC1C2C3C4C5Ensemble
Part d’individus (en %) 2020202020100
Revenu primaire élargi (avant transferts)9 80022 10035 00051 200114 70046 700
Prélèvements-7 600-13 300-19 900-28 500-60 500-26 000
Prestations sociales monétaires9 00011 40011 80012 40014 90011 900
Transferts non monétaires et autres19 20016 20013 60012 1009 60014 100
Niveau de vie élargi (après transferts)30 40036 40040 50047 20078 70046 700
Revenu disponible net (RDN) des ménages14 40023 00028 90035 70058 80032 200

 Tableau de synthèse des comptes par cinquième de niveau de vie usuel en 2022 (en euros par UC) – Lecture : En 2022, le revenu disponible net (RDN) moyen des ménages les 20 % les plus aisés s’élève à 58 800 euros par UC. Source : INSEE

Les transferts monétaires et les services publics améliorent le niveau de vie de 57 % des personnes

L’ensemble de ces transferts publics atténue les différences de revenus entre ménages : le niveau de vie élargi se différencie nettement moins selon les catégories de ménages que le revenu primaire élargi. Le niveau de vie élargi annuel moyen des 20 % les plus modestes s’établit à 30 400 euros par UC (soit 0,65 fois la moyenne) et celui des 20 % autour de la médiane à 40 500 euros par UC (soit 0,87 fois la moyenne), contre 78 700 euros par UC pour les 20 % les plus aisés (soit 1,7 fois la moyenne).

Au niveau plus fin des dixièmes, le niveau de vie élargi des 10 % les plus aisés après tout mécanisme de redistribution, est 3,8 fois plus élevé que celui des 10 % les plus modestes, alors que leur revenu primaire élargi est 23,6 fois plus élevé avant transferts. Ainsi, la redistribution élargie divise par 6,3 le ratio des niveaux de vie entre les 6,8 millions d’individus les plus aisés et les 6,8 millions les plus modestes.

Il faut cependant souligner qu’un phénomène majeur, largement indépendant de l’existence des services publics, échappe à ces statistiques portant sur des regroupements dont les effectifs se comptent en millions. La plus grande source d’inégalités, et de leur accroissement ces dernières décennies, est l’enrichissement démesuré d’une minorité extrêmement réduite – quelques milliers de traders, de financiers et de patrons de multinationales tout au plus – qui contrôlent l’essentiel du pouvoir sur l’utilisation de l’argent et, avec lui, les profits captés par les groupes financiers dominants, au détriment de tout le reste de la population.

Concernant les masses comptables, l’ensemble des prélèvements atteignent 287 milliards d’euros pour les personnes de la moitié basse de l’échelle de niveau de vie, contre 954 milliards pour celles de la moitié haute. Prenant la forme de transferts en nature, les services publics individualisables bénéficient quant à eux pour 65,1 milliards d’euros aux 10 % les plus modestes et pour 32,3 milliards aux 10 % des ménages les plus aisés. Les inégalités sont ainsi fortement diminuées par les dépenses publiques

La redistribution élargie se mesure pour chaque ménage par différence entre revenus avant transferts et revenus après transferts. Un ménage est bénéficiaire net ou contributeur net à la redistribution élargie selon que le solde entre les transferts qu’il a versés et ceux qu’il a reçus est positif ou négatif, ce qui revient à comparer son revenu primaire élargi à son niveau de vie élargi. Au total, en 2022, 57 % des personnes sont bénéficiaires nets de la redistribution élargie.

Ces quelques chiffres montrent donc que la lutte pour la défense et le développement des services publics apparaît plus que jamais comme une composante essentielle de la lutte contre les inégalités et pour la progression du niveau de vie.

Encadré 1 – Revenu et niveau de vie

Le revenu national net peut se répartir entre ménages grâce aux comptes nationaux distribués : affecté aux ménages avant tout mécanisme de redistribution, il constitue alors le revenu primaire élargi. Ses composantes sont réparties entre les ménages à partir d’hypothèses et de données microéconomiques en mobilisant différentes sources de données fiscales, sociales et d’enquêtes, notamment l’enquête Revenus fiscaux et sociaux (ERFS) 2020, et de l’enquête Budget de Famille 2017.

Pour comparer les niveaux de vie de personnes vivant dans des ménages de taille ou de composition différentes, on divise le revenu par le nombre d’unités de consommation (UC). Celles‑ci sont généralement calculées de la façon suivante : 1 UC pour le premier adulte du ménage, 0,5 UC pour les autres personnes de 14 ans ou plus, 0,3 UC pour les enfants de moins de 14 ans. Cette échelle d’équivalence (dite de l’OCDE) tient compte des économies d’échelle au sein du ménage.

Encadré 2 – Et en 2023 ?

Le revenu disponible brut des ménages (RDB) est le revenu dont disposent les ménages pour consommer ou investir, après opérations de redistribution. Il correspond donc aux revenus primaires (revenus d’activité et revenus de la propriété) majorés des prestations sociales en espèces et diminués des cotisations et des impôts versés. L’évolution du pouvoir d’achat du RDB mesure l’évolution du RDB corrigée de l’évolution des prix des dépenses de consommation des ménages.

En 2023, le revenu disponible brut des ménages (RDB) s’accroît de +8,0 %, à un rythme bien plus élevé que celui des années précédentes (+5,2 % en 2022 et +4,8 % en 2021).

Malgré cette forte hausse du RDB, le pouvoir d’achat du RDB des ménages ne progresse que de 0,8 % en 2023. En effet, l’année 2023 a aussi été marquée par la poursuite d’une forte inflation : la hausse des prix des biens et des services consommés par les ménages bondit à +7,1 % en 2023, après +4,9 % en 2022. La hausse des prix est particulièrement marquée dans le secteur de l’énergie (gaz et électricité, en hausse de 16,9 % en 2023) et des produits agroalimentaires (+12,8 % en 2023).

Et encore, cette progression de 0,8 % cache-t-elle de profondes inégalités. Selon l’Insee :

En 2023, les revenus salariaux, les revenus de remplacement (chômage et retraite), les revenus des indépendants et les revenus financiers ont nettement augmenté, et ont permis d’amortir une partie de la hausse des prix, notamment pour les personnes les plus aisées.

La non-reconduction des aides ponctuelles de 2022, non compensée par les versements socio-fiscaux supplémentaires en 2023, a accentué l’effet de l’inflation pour les 40 % les plus modestes. A contrario, pour les 40 % les plus aisées, la hausse des revenus salariaux et des revenus du patrimoine a fortement contribué à l’amortissement de leurs dépenses additionnelles.

Les revenus des capitaux mobiliers et les revenus accessoires ont également eu tendance à croître alors que les revenus fonciers ont diminué. Couplés aux revenus tirés des assurances-vie, l’ensemble de ces revenus supplémentaires du patrimoine a représenté un montant de l’ordre de 350 euros par personne. Les gains sont croissants avec le niveau de vie. Les 10 % les plus aisées bénéficient de revenus additionnels très élevés (1 200 euros en moyenne, soit 1,6 % du niveau de vie), contre 250 euros en moyenne dans le reste de la population

Au total, l’inflation est plus que couverte par la hausse du niveau de vie pour les 20 % les plus aisés quand elle ne l’est qu’à moitié pour les 20 % les plus modestes.