Financement des retraites : il faut une autre logique économique

Emmanuel Macron remet sur le tapis la question du financement des retraites. Depuis la grande bataille de l’hiver 2019-2020, des évolutions ont eu lieu :

  • la Bourse s’est envolée ;
  • l’espérance de vie a reculé, ôtant aux partisans d’un recul de l’âge de départ un de leurs arguments les plus cyniques (ce qui amène le président du MEDEF à des contorsions dans son interview aux Echos du 9 juin).

Précisément, le pré-rapport du Conseil d’orientation des retraites (COR) relativise fortement l’ampleur des déficits dans l’immédiat, et table sur les évolutions démographiques pour alléger le coût des retraites dans le long terme :

  • le nombre de retraités baisserait dès 2022,
  • ceux qui restent toucheraient moins longtemps une retraite,
  • en effet, le COR anticipe un recul de trois ans de l’espérance de vie d’ici à 2070.

Extrait du pré-rapport du COR (page 9 du document de synthèse) :
« les réserves resteraient positives à l’horizon de la période de projection et contribueraient sur toute la période à l’équilibre du système de retraite. Dit autrement, les déficits temporaires du système de retraite ne nécessiteraient pas de recourir à l’endettement dans ces scénarios. Dans le scénario 1,0 %, un léger endettement temporaire serait nécessaire (au maximum de 2,2 % du PIB) mais cette dette serait résorbée en fin de période de projection ».

Mais cela laisse entier le problème du financement d’un système de retraites permettant le départ à 60 ans pour toutes celles et tous ceux qui le souhaitent, avec un revenu de remplacement net au moins égal au SMIC et égal à 75 % du salaire des meilleures années d’activité, avec la prise en compte de la pénibilité des emplois occupés…

Un système de retraites digne du XXIe siècle est un projet de civilisation [1]

Il faut consacrer plus de richesses aux pensions versées à un nombre croissant de retraités, destinés à vivre plus longtemps. Mais il faut aussi plus de dépenses pour préserver la santé et l’autonomie des personnes âgées, plus de dépenses pour l’éducation, la formation, la recherche, la sécurité, la justice, l’écologie, bref pour tous les services publics. En résumé, il faut une plus grande « part du gâteau » pour les retraites, mais à l’intérieur d’un « gâteau » plus gros et produit autrement, c’est-à-dire une autre logique économique que celle du capital. Ces dépenses de service publics et des retraités pourraient ainsi stimuler cette autre logique économique et une production accrue de richesses. À ce titre, nos propositions pour le financement des retraites sont cohérentes avec celles que nous faisons pour sortir de la « crise siamoise », sanitaire et économique[2].

Le principal obstacle, c’est le comportement des entreprises et des banques. Toutes leurs décisions sont dominées par la logique du capital (profit et accumulation) :

  • ses prélèvements sur les richesses créées
  • toutes ses décisions d’investissement matériel ou de délocalisations contre l’emploi et contre la création de richesses.

Nous devons entrer dans un bras de fer avec le capital et sa logique pour inverser radicalement la tendance. C’est possible.

Pour produire plus de richesses, il faut davantage d’emplois, plus qualifiés. On peut estimer qu’en créant 2 millions d’emplois supplémentaires en cinq ans, l’économie française, à l’issue de cette période, pourrait dégager 300 milliards de PIB supplémentaires chaque année. Si, au cours de la même période, la part des richesses consacrées aux salaires et au financement de la Sécurité sociale revenait à son niveau d’avant la libéralisation financière des années 1980, les ressources supplémentaires dégagées pour le financement de la Sécurité sociale approcheraient 140 milliards d’euros.

Cela exprimerait le passage progressif à un nouveau fonctionnement de l’économie, plus efficace parce qu’émancipé de la domination du capital et fondé sur le développement des capacités des travailleurs. Cela suppose

  • la conquête de nouveaux pouvoirs des salariés dans les entreprises sur les décisions d’embauche, d’investissement, de recherche, de financement ;
  • et des leviers de politique économique incitant les entreprises à viser une production efficace de richesses utiles à l’ensemble de la population, et non les profits financiers et la baisse du coût du travail pour augmenter la rentabilité du capital ;

Deux mesures sont centrales dans notre projet de financement des retraites :

  • un prélèvement sur les revenus financiers des entreprises pour les dissuader de placer leurs profits en titres financiers et les pousser à les utiliser, plutôt, pour des investissements porteurs d’emplois et d’efficacité économique. Les revenus financiers des entreprises ont atteint 261,4 milliards d’euros en 2020, dont 81,8 milliards d’intérêts et 162 milliards de dividendes (voir tableau ci-dessous). Si ces revenus étaient soumis à un prélèvement au même taux que celui des cotisations patronales vieillesse sur les salaires, cela rapporterait à la Sécurité sociale 27,3 milliards d’euros la première année.

Toutefois, l’effet attendu de cette mesure est une réduction des placements financiers des entreprises, et donc des revenus qu’elles en tirent. Le produit de ce prélèvement est donc appelé à fondre avec le temps. Il serait progressivement remplacé par les ressources nouvelles dégagées d’une création de richesses accrues et des salaires distribués à partir de ces richesses.

  • moduler les cotisations patronales pour agir sur les entreprises et changer leur relation à l’emploi. À partir d’un taux normal (qui pourrait être plus élevé qu’aujourd’hui), le taux de cotisation sociale employeur serait augmenté pour les entreprises dont la part du total (salaires + dépenses de formation) dans la valeur ajoutée diminue, ou augmente moins, que la moyenne de leur branche. Les autres entreprises bénéficieraient du taux normal. L’incitation à accroître les salaires tendrait à augmenter la base des cotisations en valeur ajoutée produite et leur assiette salaire et, donc, la masse des cotisations.

Deux autres leviers d’action sur les gestions d’entreprises concourraient au même résultat :

  • une modulation du taux de l’impôt sur les sociétés en fonction du respect par les entreprises de critères précis en matière économique (création de valeur ajoutée en économisant le capital matériel et financier), sociale (emploi, formation, salaires) et écologique (économies d’énergie et de matières premières).
  • Une réorientation du crédit bancaire et de la politique monétaire pour faire baisser l’influence des marchés financiers et le coût du capital et pour favoriser les investissements porteurs d’emploi de qualité.

Au total, si les dépenses de retraites étaient augmentées de 100 milliards d’euros au bout de cinq ans, elles passeraient de 14 % du PIB de 2020 à 16 % du PIB de 2025. La « part du gâteau » consacrée aux retraites serait plus grande mais ce ne serait pas au détriment des autres parts puisque le gâteau grossirait lui aussi.

Revenus financiers des entreprises (milliards d’euros)Sociétés non financièresSociétés financièresEnsemble
Intérêts *47,134,781,8
Dividendes126,235,9162,0
Prélèvements sur les revenus des quasi-sociétés1,8 1,8
Bénéfices réinvestis d’investissements directs étrangers-1,51,3-0,2
Autres revenus d’investissements1,115,016,1
Total des revenus financiers à soumettre à prélèvement174,686,8261,4
Montant du prélèvement au taux des cotisations sociales patronales (maladie, vieillesse, famille, chômage : 30,955%)54,026,980,9
Dont cotisations retraites (10,45%)18,29,127,3
* pour les sociétés financières : intérêts perçus nets des intérêts versés.  
Source : INSEE, comptes nationaux 2020.   

Un peu d’histoire

D »après les comptes de la Nation, les organismes d’administration de Sécurité sociale (ODASS) ont été déficitaires de 1949 à 1954,
le poids de ce déficit oscillant entre 1,3% et 0,4% du PIB.
Rapporté au PIB d’aujourd’hui, cela ferait entre 9 et 31 milliards ! En clair, notre système de Sécurité sociale a été développé « à crédit », c’est à dire par un déficit financé, et l’activité dynamique qui a caractérisé la période, avec un essor de l’emploi et de la productivité, a résorbé ce déficit, au point qu’on oublie souvent, aujourd’hui, le rôle qu’il a joué dans le développement de notre système social.

[1] Frédéric Boccara, Denis Durand, Catherine Mills (coord.), Les retraites, un bras de fer avec le capital, Delga, 2020.

[2] Frédéric Boccara, « Financer l’action d’urgence contre la crise. Les propositions du PCF », Économie&Politique, juillet-août 2020, n° 792-793.