Intervention aux journées sur la mondialisation organisées par le Parti communiste français et Economie et politique, les 7 et 8 février 2020
Depuis son origine, la construction européenne actuelle revêt un double caractère qu’elle partage avec la mondialisation capitaliste : réponse à un besoin objectif de coopération entre les peuples qui habitent cette portion de la surface du globe, et relais de la domination du capital dans un monde soumis à l’hégémonie du dollar.
Ce double caractère a marqué les étapes qui se sont succédées depuis la Deuxième guerre mondiale, depuis la création de l’OECE suscitée par les Etats-Unis pour gérer l’aide Marshall jusqu’au au tournant néolibéral marqué par le marché unique et la création de l’euro par lequel les dirigeants européens ont tenté d’adapter nos économies à la prise de pouvoir par les marchés financiers à la suite du tournant de la politique monétaire américaine en octobre 1979.
Dans la mondialisation contemporaine, l’interdépendance des économies européennes va au-delà de la part prépondérante du commerce intra-UE pour tous les pays de l’Union sauf Chypre… et, en 2018, le Royaume-Uni. Elle prend un relief tout à fait nouveau avec les révolutions écologique, démographique, informationnelle… qui bouleversent le monde contemporain. Cette réalité a été révélée, paradoxalement, par le Brexit, bien que le Royaume-Uni soit beaucoup moins intégré à l’Union européenne que la plupart des États membres. Un observateur britannique faisait l’observation suivante : « au début, je pensais que le Brexit équivalait en quelque sorte à retirer une pièce d’un puzzle ; je me suis aperçu que cela ressemblait bien davantage à défaire un par un les fils d’un morceau de tapisserie ».
Mais ces interdépendances sont aujourd’hui pilotées par les logiques de la rentabilité capitaliste, structurées par les réseaux des multinationales, soumises à la dictature des marchés financiers.
La puissance de la mondialisation financière se lit aussi dans la place que les acteurs de Wall Street, symbolisés par Blackrock, tiennent dans le capital des firmes considérées comme européennes.
La monnaie unique, la banque centrale indépendante investie d’une mission où la stabilité des prix à la consommation l’emporte sur toute autre considération, les critères de convergence et le Pacte de stabilité budgétaire, les exhortations à libéraliser le marché du travail et à baisser les dépenses publiques, définissent une construction monétaire obsédée par la quête d’une crédibilité aux yeux des marchés financiers. C’est-à-dire qu’on s’enfonce dans la soumission à Wall Street, c’est-à-dire au dollar ! Alors que le débat sur un autre SMI est ouvert dans le monde, les pays de la zone euro se placent du côté du dollar.
Cette construction européenne, loin d’instaurer un processus de convergence, approfondit la fracture entre l’accumulation d’excédents commerciaux en Allemagne et des économies du sud de plus en plus dominées. C’est ce qu’a révélé la crise de 2008.
Dix ans après, selon les indicateurs dont on dispose – part des différentes monnaies dans la facturation du commerce international, dans les réserves de change, dans les crédits internationaux – le résultat a été un renforcement de l’hégémonie du dollar au détriment de l’euro, alors même que la crise a porté à un degré supérieur la contestation de cette hégémonie, sous l’influence grandissante de la Chine et des autres pays émergents.
Cette faiblesse inquiète d’autant plus les classes dirigeantes européennes que la zone euro va servir d’ajustement dans la guerre commerciale et économique que Trump a engagée contre la Chine, mais dont il n’hésitera pas à tirer parti pour enfoncer ses alliés dans leur statut subordonné et dans le retard technologique.
Le Brexit peut contribuer à structurer cette subordination si Boris Johnson réussit à mettre en place aux portes de la zone euro ce « Singapour sur Tamise » qui s’autorisera tous les moyens pour stimuler l’accumulation de profits au Royaume-Uni dans une guerre commerciale avec les économies de la zone euro.
Aujourd’hui, l’Europe et ceux qui l’habitent sont particulièrement vulnérables à la crise qui vient et à la montée des périls qui accompagnent la recherche d’une nouvelle phase de la mondialisation.
C’est aussi ce qui met la nécessité d’une autre Europe à l’ordre du jour dans la nouvelle phase qui se cherche face aux fléaux de la mondialisation capitaliste.
D’une part, cette situation engendre des fléaux sociaux et des effets politiques délétères. D’autre part, les débats de ce matin ont révélé la réalité des luttes et leur efficacité avec leurs limites.
Enfin, la crise a révélé la vulnérabilité de l’adversaire. (crise du consensus de gestion).
L’angoisse d’un déclin historique conduit les dirigeants européens à faire de nouveaux pas dans la transgression des dogmes néolibéraux qui avaient pourtant été présentés comme les fondations inébranlables du marché unique et de l’Union économique et monétaire.
En témoigne le débat en cours sur un aménagement des règles de la concurrence sur le marché unique.
En témoigne l’incapacité de la BCE à sortir des politiques « non conventionnelles » et des taux zéro malgré les tentatives qu’elle a faites en ce sens.
En témoignent aussi les débats sur un nouveau policy mix (rôle respectif des politiques monétaire et budgétaire), et les préconisations de Christine Lagarde en faveur d’un développement des investissements publics, particulièrement là, comme en Allemagne, où l’accumulation d’excédents commerciaux et budgétaires semblent offrir des marges de manœuvre.
Pourtant, la sélection des investissements à réaliser reste dévolue pour l’essentiel aux marchés financiers et aux multinationales. Sans critères précis et démocratiquement mis en œuvre d’efficacité économique, sociale et écologique, l’argent bon marché mis en circulation sous l’impulsion des banques centrales continuera d’alimenter la hausse des prix des actifs financiers et immobiliers plus que l’emploi, la formation, la recherche et la formation qui sont pourtant la condition, et d’une sortie de la déflation, et des immenses investissements qu’appelle la révolution écologique.
Mais dans tous ces cas, ils restent soumis à la logique du capital. Cela ne veut pas dire qu’il ne se passe rien mais que la pression s’accroît, qu’ils le veuillent ou non.,
L’importance du combat pour une autre construction
Une telle construction européenne viserait des objectifs sociaux et écologiques, et non la rentabilisation du capital financier :
- harmoniser vers le haut les normes sociales (entre pays, entre F et H…) ;
- au lieu du dogme de la « concurrence libre et non faussée », développer à l’échelle européenne et mondiale de nouveaux services publics ;
- construire la réponse au défi écologique sur le développement des capacités humaines et sur l’économie de capital matériel et financier, à l’inverse de la gestion actuelle des entreprises, mais aussi des velléités du « green deal » d’Ursula von der Leyen subordonné à son financement par les marchés et à leurs critères de rentabilité ;
- et il faut d’autres règles de coopération entre l’Europe et le reste du monde. Une Europe engagée dans ce sens, agissant pour d’autres types de traités internationaux et une monnaie commune mondiale serait un puissant facteur pour donner l’avantage aux forces – celles de la Chine et des pays émergents en particulier – qui contestent l’ordre actuel, organisé autour de l’hégémonie du dollar, et dont les contradictions se font chaque jour plus explosives.
Mais il faut pouvoir définir les moyens d’atteindre ces objectifs. Il faut donc affronter l’enjeu de classe que constituent les critères d’utilisation de l’argent. Contre les marchés financiers obtenir d’autres critères d’attribution des crédits bancaires que ceux qui sont dictés par la rentabilisation du capital. En Europe, c’est un enjeu à 12 600 milliards d’euros, plus que le PIB de la zone euro (11 561 milliards).
Les 4 671 milliards du bilan de l’Eurosystème représentent une puissance d’agir sur cette utilisation de l’argent dont aucune économie nationale de la zone euro ne saurait disposer. C’est la dimension de l’action publique dont on aurait besoin pour tenir tête aux multinationales. Or, la crise révèle comment cette puissance pourrait être retournée contre la dictature du capital.
- Avec les TLTRO (616 milliards), la BCE a donné un certain caractère sélectif à ses prêts aux banques : ils peuvent être dispensés à taux négatifs (-0,5 %) s’ils financent les entreprises ou les ménages. Cette sélectivité reste soumise aux critères de rentabilité capitaliste. Elle devrait répondre à une tout autre logique : pas de refinancement pour les crédits aux entreprises qui licencient, précarisent, délocalisent, refinancement à taux négatif, voire fortement négatif, pour les crédits qui contribuent à sécuriser l’emploi et la formation, à créer de la valeur ajoutée, à économiser les ressources naturelles ;
- 80 % des 2 652 milliards de titres achetés sur le marché financier par l’Eurosystème financent des administrations publiques de la zone euro. Ils servent pour une part essentielle à soutenir les profits privés. Ils devraient servir à développer les services publics. Prenons au mot Christine Lagarde lorsqu’elle appelle à développer les investissements publics !
Mais là on touche à la question du pouvoir et d’institutions conçue comme un verrou contre les luttes populaires.
Il faut donc, bien sûr, une tout autre construction institutionnelle européenne : abolir le Pacte de stabilité et l’ensemble des règles d’austérité qui encadrent les politiques budgétaires, changer le statut de la BCE et lui donner le mandat de contribuer à une autre utilisation de l’argent des banques, avec d’autres normes prudentielles, conquérir de nouveaux pouvoirs des travailleurs dans les entreprises. Par exemple un pouvoir de contre-propositions pour les CSE et les comités d’entreprises européens contre les suppressions d’emplois et les délocalisations.
En résumé, il faut d’autres traités européens pour d’autres objectifs.
La question est de savoir comment y arriver. Comment créer le rapport de forces, ouvrir les brèches dans la bastille institutionnelle ?
Si notre diagnostic est exact – celui d’une structuration de la mondialisation par les réseaux des multinationales, avec l’’appui du pouvoir des marchés – alors la transformation de l’Europe ne peut pas reposer sur la seule action des gouvernements, qu’elle prenne la forme d’une négociation ou celle d’une transgression des règles. Les enjeux de pouvoir se posent aussi à tous les moments du cycle du capital : dans les décisions d’embauche, d’investissement, de recherche prises par les multinationales, et dans les décisions de financement.
D’où la méthode que nous proposons : poser la question d’une autre construction européenne – jusqu’à son cœur, le pouvoir de la BCE – dans des luttes concrètes autour d’objectifs immédiats.
Deux exemples :
- les luttes pour l’emploi dans les entreprises et les territoires mettent en cause les banques et BPI France pour le financement de projets industriels, et donc la possibilité de refinancer des crédits répondant à des critères économiques, sociaux, écologiques précis par la BCE à travers un nouveau rôle de la Banque de France ;
- l’exigence montante dans toute l’Europe d’un nouveau développement des services publics peut converger vers la proposition d’un Fonds de développement économique, social et écologique européen. Des projets démocratiquement élaborés, adoptés, supervisés, contrôlés, évalués seraient pris en charge par ce fonds et soumis, pour financement, à la BCE à la place du quantitative easing actuel. On pourrait commencer, à l’initiative d’un ou plusieurs pays sans attendre un changement du statut de la BCE, en s’appuyant sur des institutions existantes comme la CDC ou la BEI.
Ainsi, le fait précèderait le droit et l’expérience des luttes construirait la majorité nécessaire à une redéfinition radicale du cadre institutionnel de la construction européenne. Ouvrir des brèches dans la logique de la mondialisation capitaliste et imposer des choix concrets qui la remettent en cause serait un aspect, non pas facile, mais réalisable, de la transition vers un dépassement révolutionnaire de la mondialisation capitaliste.