Ariane Group : Un outil pour la maîtrise collective de l’espace

Ariane Group supprime 2 500 emplois, alors que le spatial est au point de rencontre de deux grandes révolutions : la maîtrise par l’humanité de son environnement naturel, et la maîtrise de la circulation et du traitement des informations. Le Parti communiste s’engage dans le combat des salariés pour en faire un débat politique majeur à l’approche de l’élection présidentielle.

L’accès à l’espace est une longue histoire de concurrence, d’affrontement entre les grandes puissances mais également de coopérations réussies.

L’espace, plus qu’hier encore, du temps de la guerre froide, est devenu un enjeu de domination, ayant des conséquences directes sur la vie des populations, en lien avec l’accès à l’information et aux données

L’affrontement mondial qui se joue en ce moment entre les États-Unis, la Chine et l’Europe pourrait laisser cette dernière en grande difficulté. En effet, loin d’être seulement un affrontement de puissances, c’est aussi une course à la rentabilité des projets, avec des enjeux commerciaux colossaux.

La maîtrise de l’espace ne relève pas comme pourraient le penser certains d’une lubie d’enfant rêveur, ou de simple prestige international. Il y a derrière des enjeux géostratégiques et commerciaux de premier ordre, notamment en lien avec la maitrise des données. L’espace est au cœur de la transition numérique. En effet l’explosion du LEO (Low Earth Orbit – orbite basse) développé avant tout par les promoteurs privés a transformé l’accès à l’espace, transformant l’orbite terrestre en une immense antenne relais de nos données de télécommunications.

Aujourd’hui les grands groupes s’affrontent afin de pouvoir placer des satellites le plus près possible de la Terre afin de gagner en vitesse d’information. Ces satellites, qui représentent la majorité des lancements de nos jours, sont plus légers, et la basse orbite permet une puissance de lancement moindre. De ce fait, c’est la nature même des lancements qui change, demandant des lanceurs moins puissant et donc moins coûteux.

Les satellites, au point de convergence entre la révolution informationnelle et la révolution écologique

Le marché du lancement se divise en deux catégories : commerciaux et institutionnels. Si ce dernier (satellite militaire, surveillance de l’espace, observation de la Terre) a longtemps dominé, la courbe s’est inversée depuis une vingtaine d’années. Ces petits satellites commerciaux représenteraient un chiffre d’affaire de 42 milliards dans la décennie à venir, contre 12 milliards pour celle qui vient de s’écouler.

Pour le patron d’Ariane Espace, Stéphane Israël, « le marché global du spatial estimé à 330 milliards de dollars en 2018 devrait passer à 1.100 milliards en 2040 »[1]. Autant dire que face à cet immense potentiel de profit, la guerre est impitoyable.

Face à ce marché deux stratégies s’affrontent : celle des États-Unis avec Space X et celle de l’Europe avec Ariane 6, le nouveau lanceur du groupe européen. Dans cet affrontement, c’est la guerre des coûts qui est lancé. En effet, afin de capter un maximum de satellites, les prix des lancements ont été fortement baissés ces dernières années.

L’État américain joue un rôle primordial dans cette baisse. En effet, il se sert de ses lancements institutionnels pour subventionner Space X. Les coûts de ces lancements sont gonflés artificiellement, ce qui permet à la compagnie d’Elon Musk de casser les prix des lancements commerciaux.

Face à cette politique commerciale agressive, la division européenne, l’absence de préférence européenne a fortement affaibli le groupe européen, pourtant longtemps dominateur. En effet si la guerre commerciale fait rage au niveau mondial, elle trouve un prolongement à l’échelle de l’Europe. La transformation du marché des satellites, le possible développement de petits lanceurs ouvrent des appétits, notamment du côté du capital allemand. De son côté, l’Italie avec le lanceur Vega joue sa carte. Ce qui fait dire à Marco Fuchs, patron du constructeur de satellites, « l’Italie investit dans Vega, la France dans Ariane, que le meilleur gagne. Je ne crois pas à la vertu des monopoles ».[2]

La France reste depuis sa création le cœur du projet Ariane, mais cela s’est toujours fait en coopération avec d’autres pays européens, notamment l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Le sommet de Séville en 2019 a permis un financement des États pour Ariane 6 offrant des perspectives au lanceur européen. Mais cela ne s’est pas fait sans contreparties. L’Allemagne, en mettant 100 millions d’euros, a certes donné de l’air à Ariane 6 mais elle a demandé le rapatriement du moteur Vinci, construit jusqu’à présent à Vernon dans l’Eure. Au sein même du projet de coopération européenne, on voit bien que les États jouent chacun leur carte pour leur capital national.

Ariane Group, filiale d’Airbus et de Safran, se trouve donc au cœur des affrontements européens et mondiaux. Au cœur de la guerre commerciale, elle est soumise à logique de baisse des coûts afin d’augmenter la rentabilité. Airbus et Safran ont capté plus 700 millions d’euros de dividendes ces dernières années. Cette prédation sur le groupe handicape fortement ses capacités de recherche et de diversification.

Comme dans d’autres industries, le spatial n’échappe pas à une balkanisation-précarisation de la recherche. En effet, le CNES qui fut longtemps le cœur de la recherche française, est devenu d’abord et avant tout un guichet qui distribue des subventions à des start-up. On retrouve là le schéma appliqué par les grands groupes multinationaux. Face aux coûts colossaux de cette recherche, les grands groupes externalisent et précarisent la recherche, ils lancent des pistes avec des start-ups et se tiennent prêt à racheter les brevets le moment venu.

La logique capitaliste met en péril l’avenir de tout le secteur spatial en France

La logique capitaliste des baisses des coûts pèse sur l’emploi. En juin 2021, la direction d’Ariane Group a annoncé la suppression de 2 500 emplois sur les 7 500 que compte le groupe en France, soit 30 % d’ici 2024. Cela s’est traduit concrètement par la disparition de 600 emplois dès septembre 2021.

La politique mise en œuvre par la direction, dictée par la logique de rentabilité, plombe le dynamisme au sein de l’entreprise. L’arrêt des voies de diversifications a vu des équipes orphelines de projet. En effet, outre l’aspect intrinsèquement spatial, la recherche-développement a permis de construire des réponses aux besoins de la population, comme les prothèses de hanche, les freins carbones, ou l’airbag.

Mais plus globalement, les méthodes de management entraînent une perte du sens au travail, des dégradations des conditions de travail et, comme corollaire, de la souffrance et des démissions. Aujourd’hui, entre les suppressions d’emplois annoncées et les démissions effectives, les syndicats dénoncent un risque fort de perte de compétences et de savoir-faire. En effet, former un ouvrier, un technicien, un ingénieur, ne se résume pas à la formation initiale. L’expérience accumulée, sa transmission, mais aussi les dynamiques d’équipes sont un atout essentiel d’un collectif de travail, d’une entreprise. C’est d’autant plus vrai dans un domaine de pointe comme le spatial.

Faire du spatial une question majeure du débat politique

Il y a donc une urgence aujourd’hui à ce que le spatial devienne une question majeure du débat politique qui s’ouvre avec les échéances nationales à venir.

C’est le sens de l’interpellation du syndicat CGT en direction des forces politiques. Une première rencontre s’est effectuée avec le Parti communiste début septembre, suivi d’une rencontre avec les parlementaires (dont Fabien Roussel) courant octobre (voir sur le blog d’Économie&Politique la lettre adressé au président de la République par les députés communistes : https://www.economie-et-politique.org/wp-content/uploads/2021/11/COURRIER-PR-ESPACE-ARIANE-GROUP-VF.pdf).

Une nouvelle politique publique du spatial appelle à une nouvelle maîtrise publique et citoyenne des choix qui peuvent être effectués. Car au-delà là même de la situation d’Ariane Group, la question de la maîtrise de l’espace pose des questions en cascade sur le développement de nos sociétés.

Le développement des constellations satellitaires est d’abord aux mains de groupes privés, qui, par là-même, développent des profits mais s’assurent aussi une maîtrise sur nos données personnelles et collectives. A titre d’exemple, Elon Musk détient la moitié des satellites de moins de 50 kg, et souhaiterait à l’avenir placer 42 000 satellites en orbites basses, ce qui provoquerait un véritable embouteillage de l’espace, mais surtout lui assurerait, ainsi qu’au États-Unis, une vraie maitrise sur les données.

Face à cette offensive, la France et l’Europe peuvent jouer un rôle déterminant. En premier lieu en interrogeant la finalité des constellations satellitaire. Celles-ci sont construites uniquement sur la logique de maîtrise de données avec des objectifs de rentabilité. Les exigences de santé publique, de communication appellent à remettre du service public et donc à aller contester les logique marchandes dominantes. La France doit se remettre en situation d’investir massivement dans le spatial, d’une part en remettant la recherche au centre du développement et en redonnant un rôle central au CNES (Centre national d’Études spatiales).

Cela demande, d’autre part, de maintenir et de développer l’outil productif en s’appuyant sur les savoir-faire des salariés, et en leur permettant d’accéder aux dernières recherches dans le cadre de leur formation.

Une nouvelle politique spatiale pourrait se définir autour d’une nouvelle articulation entre de nouveaux pouvoirs pour les salariés dans les entreprises concernées, les besoins des services publics (santé, transports…) et une représentation nationale qui s’empare vraiment du débat. Plus globalement, cette nouvelle stratégie spatiale française devrait se donner comme objectif de construire un rapport de forces qui permette de développer les coopérations tant à l’échelle européenne qu’à l’échelle mondiale, ce qui demande sans doute de se tourner vers d’autres partenaires que les États-Unis. Dans cette situation, de nouveaux partenariats non-exclusifs pourraient être réfléchis avec la Chine, puissance émergente dans ce secteur, la Russie ou d’autres pays.

Un fonds européen alimenté par la BCE pourrait être un outil décisif pour le développement d’une politique spatiale, sortie des logiques de rentabilité. 

Ce débat doit dépasser le cadre des spécialistes, et devenir un débat politique majeur dans les mois à venir. L’interpellation des forces syndicales, l’intervention des députés communistes appellent d’autres initiatives, et ce tant au niveau national qu’à l’échelle européenne. Les forces progressistes européennes doivent être capacité de faire vivre un débat et un projet, afin d’extraire le spatial des logiques de rentabilité.


[1] Les Échos, 10 septembre 2021

[2] Les Échos, 21 janvier 2021